QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: L’importance de la relance des idées utopiques

de Caroline Meijers,, 17 nov. 2014, publié à Archipel 231

Pourquoi parler d’Utopie(s) aujourd’hui? Peut-être parce que l’époque est révolue où on pouvait attendre, voire tenter de précipiter activement, les «lendemains qui chantent». Alors, s’il faut changer le monde, ici et maintenant, autant tenter de comprendre le ou les sens de ce terme d’utopie, utilisé pour la première fois par Thomas More, philosophe, juriste, théologien et chancelier d’Henri VIII, en 1516. Caroline Meijers, étudiante en philosophie, a réalisé un dossier sur ce thème que vous pourrez trouver prochainement sur le site du FCE*. Nous en publions ici un extrait. (2ème partie) Pourquoi ne pas se contenter de critiquer le capitalisme, comme le prônent les (néo-)marxistes ainsi que certains anarchistes?
Une question de tactique Je ne pense pas qu’en se concentrant uniquement sur la critique, il soit possible de mobiliser beaucoup de monde dans la société, ce qui est nécessaire pour détruire le capitalisme. Pour être motivé à se battre contre quelque chose, il faut être convaincu qu’autre chose est possible et désirable. Sinon, cela ne vaut pas la peine de se battre!
Comment est-ce possible, par exemple, que des gens modestes votent pour des partis de droite, ce qui va totalement à l’encontre de leurs intérêts? Ce phénomène constitue la plus importante réussite des partis de droite, et la plus grande défaite des partis dits «socialistes»: «Dans le modèle marxiste, le travailleur est invité à se défaire de la mentalité servile et auto dépréciative qui lui interdit de comparer son sort à celui des nantis pour revendiquer sans complexes le partage des richesses. En même temps, il s’identifie à ses semblables, salariés ou chômeurs, nationaux ou étrangers, envers qui il éprouve empathie et solidarité. Le génie du libéralisme a été de renverser ce schéma. Désormais, le travailleur s’identifie aux riches, et il se compare à ceux qui partagent sa condition: l’immigré toucherait des allocs et pas lui, le chômeur ferait la grasse matinée alors que lui se lève à l’aube pour aller trimer…», et «L’Américain [ou Européen!] moyen ne considère pas les riches comme ses ennemis de classe: il admire leur réussite, présentée partout comme un gage de vertu et de bonheur, et il est bien décidé à devenir comme eux.»1 Et nous voilà au cœur du problème que Mona Chollet a si bien compris et décrit dans son livre. Comment sortir de ces aspirations à «l’utopie» individuelle, complètement irréaliste pour la plupart des gens, aujourd’hui plus que jamais? Comment retrouver l’aspiration à une utopie collective?
La crise économique s’aggrave partout en Europe. Le chômage ne cesse de s’accroiître, la peur de la pauvreté et de la misère qui deviennent une réalité pour un nombre croissant de la population dans des pays tels que la Grèce et l’Espagne, n’épargne plus les autres pays européens. La situation va en s’empirant, et aucune amélioration n’est en vue. Cette situation rappelle la crise économique et politique des années 1930 en Europe. Nous savons ce qu’elle a engendré: l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne, le nazisme, le génocide juif et la deuxième guerre mondiale. En Grèce, «l’Aube nouvelle», parti ouvertement nazi, monte en puissance. Partout en Europe, l’étranger doit de nouveau endosser le rôle de bouc émissaire et subit des pressions de plus en plus fortes.
Quel lien avec le sujet de ce texte? Le lien est simple: dans des situations de crise, ce qui devient essentiel, c’est de sauver sa peau et celle de ses enfants, moralement mais avant tout économiquement.
Comment Hitler a-t-il su séduire les foules? En promettant mais surtout en offrant des places de travail aux chômeurs.
Quel parti politique propose-t-il aujourd’hui une alternative à la politique d’austérité?
Une véritable alternative, pas une à la François Hollande (ou à ses compères «socialistes» des autres pays européens), car ce qu’il propose, (créer des emplois et «relancer l’économie») est difficilement réalisable pour un pays comme la France qui n’est pas, comme la Suisse ou l’Allemagne, un pays qui vit essentiellement de ses exportations. Je cite encore Mona Chollet: «C’est tout l’univers mental de la gauche, idées, rêves, langage, images, qui est aujourd’hui anémié, pour des raisons en partie externes et en partie internes. Non seulement elle est victime du chantage au totalitarisme qu’autorise le triomphe du libéralisme sur le système soviétique comme sur le modèle social-démocrate, mais elle paie d’avoir trop longtemps différé son nécessaire retour critique sur elle-même. Résultat: au moment où ceux qui manipulent les affects des classes moyennes et populaires pour les amener à penser, à rêver et à voter contre elles-mêmes atteignent un niveau de virtuosité et de sophistication inégale, ceux qui les défendent restent impuissants à se faire entendre d’elles».2
Car le capitalisme est aujour-d’hui mondialisé et la concurrence entre les dominants est farouche et va en s’accroissant. Après une période (uniquement en Europe!) d’un capitalisme se prétendant à visage humain, c’est le retour au capitalisme sauvage.
Pas d’alternative en vue; les partis «socialistes» n’ont gardé des idées socialistes que le nom. Pourtant, il y a urgence, car sinon, c’est la haine entre les populations qui va continuer à croître, sous l’influence des partis qui font leur beurre de la crise économique et de la perte de repères des gens. C’est de nouveau Socialisme ou Barbarie, d’après le titre de la revue de Cornélius Castoriadis des années 1950.3 Et les mouvements de défense des étrangers et des immigrés n’y pourront rien changer; ils seront probablement bientôt eux-mêmes la cible des populations aveuglées par la haine et le désespoir, si ce n’est déjà le cas aujourd’hui.
Si nous voulons, nous qui faisons partie de ces mouvements, non seulement nous faire entendre mais aussi avoir un impact réel dans des sociétés de plus en plus déstabilisées, voire paniquées, il ne suffira pas de proposer une critique du capitalisme. Car les gens ont besoin de savoir de quoi ils vivront demain, eux et leurs enfants. Ils ont besoin d’avoir la vision d’une autre société possible, pour pouvoir trouver la force de faire face à cette situation et l’envie de lutter, avec d’autres, pour créer cette autre société où il y aura de la place pour tous. Sans cela, ils vont continuer à s’en prendre aux Roms, Tziganes, migrants ou autres personnes «différentes» ou «profiteuses» (étudiants, chômeurs, bénéficiaires du minimum vieillesse, etc.), voire d’aller voter pour un parti d’extrême droite ou même nazi (les élections européennes du 25 mai dernier me donnent ici aussi malheureusement raison).
Voici quelques exemples historiques pour appuyer mes propos. Les grands chamboulements historiques ont toujours eu lieu sous l’influence de plusieurs facteurs. Pour suivre les thèses de Karl Marx (selon lequel le monde est déterminé par le matérialisme et non par l’idéalisme), l’un des facteurs déclenchant des révoltes, voire des révolutions, est bien évidemment l’accroissement de la pauvreté entraînant la misère économique. Souvent, cette misère est provoquée par des guerres, comme ce fut le cas en 1870 avant le soulèvement des communards de Paris, mais aussi en 1916, avec le début de la révolution russe. Généralement cependant, la misère économique seule ne suffit pas à provoquer des révoltes ou des révolutions; si c’était le cas, de nombreux pays africains – qui comptent parmi les pays les plus pauvres du monde – seraient agités sans cesse par des révolutions, et ce n’est pas le cas. C’est donc l’adversaire philosophique de Marx, Hegel, qui avait également raison quand il défendait la thèse que le monde est régi par les idées. Au lieu d’opposer ces deux visions du monde, il s’agit donc selon moi de donner raison aux deux penseurs. Car les moments révolutionnaires sont généralement aussi basés sur des idées. Ainsi, les mouvements anticolonialistes se sont basés, dès la première guerre mondiale, sur les déclarations au droit à l’autodétermination des peuples de Winston Churchill d’une part, et sur les idées anti-impérialistes de Lénine de l’autre. Les penseurs de la révolution française de 1789 se sont beaucoup inspirés des idées de Jean-Jacques Rousseau, mais aussi, et c’est moins connu, des idées politiques de la révolution américaine. Pour continuer avec mes exemples historiques dans le but d’appuyer ma thèse sur l’importance des visions d’avenir, nous pouvons citer la force des idées d’un Martin Luther King et son influence sur le mouvement des droits civiques noirs aux Etats-Unis, qui s’était lui-même d’ailleurs fortement inspiré des idées de désobéissance civile de Mohandas Karamchand Gandhi. L’Inde a été, et Mahatma (c’est ainsi qu’il se faisait appeler) Gandhi y a joué un rôle décisif, l’un des premiers pays colonisés à avoir gagné son indépendance. Pour terminer cette série avec un exemple plus récent, pour développer l’ANC et réussir l’adhésion d’une grande partie de la population d’Afrique du Sud à la lutte contre l’apartheid, l’élaboration d’une Charte commune des revendications et des visions d’avenir, a été décisive.
Bien sûr, il existe des partis d’extrême gauche dans toute l’Europe. Avec la crise économique, ils obtiennent même un soutien grandissant. Mais quelles sont leurs idées, en dehors de la sortie de l’euro et de la rupture avec les politiques d’austérité? Lors d’une conférence-débat à l’université de Fribourg en octobre 2013 avec des membres du parti grec d’extrême gauche Syriza, ceux-ci ont répondu à cette question que «c’était justement là que le bât blessait, et qu’ils manquaient d’idées pour une remise en question profonde du système capitaliste». Je reçois invariablement la même réponse dans toutes les conférences de l’extrême gauche anticapitaliste où je me rends depuis des années...
Voilà pourquoi je pense qu’il est plus urgent que jamais de travailler à la proposition d’un autre système que le capitalisme, et ceci en profondeur, car il n’est pas possible d’amender le système avec une couche verte ou rose, cela coûte simplement trop cher. Et comme la rentabilité financière est le critère déterminant pour qu’une entreprise réussisse, le calcul est simple. Ceux qui prétendent que le capitalisme vert, à visage humain, est aujourd’hui encore possible, ne font qu’augmenter la confusion régnante en créant cette illusion4.

  1. Chollet Mona, Rêves de droite, défaire l‘imaginaire sarkozyste, Paris, Editions La Découverte, 2008, pp. 8-9.
  2. Chollet, Mona, op.cit., p. 93.
  3. «En ces temps où le capitalisme étend sur le monde une domination de plus en plus déshumanisante et destructrice au nom d’une prétendue fatalité économique, quand ce n’est pas d’une mission divine, il est urgent de se souvenir que ce sont les hommes qui font leur propre histoire, que l’état du monde résulte de leur action et non pas de forces économiques ou naturelles – et encore moins surnaturelles – sur lesquelles ils n’auraient aucune prise, et que seule leur action, encore et toujours, peut changer la situation dans un sens désirable. Ce principe n’a cessé d’inspirer le groupe Socialisme ou Barbarie tout au long de son parcours de 1949 à 1967, ainsi que chacun des quarante numéros de la Revue du même nom qu’il a publiée.», sur <http://www.castoriadis.org>, consulté le 19 juin 2014.

  4. «L’économie verte, sans toucher à la croissance, ni à la propriété, c’est la perpétuation de la catastrophe en cours.», Felli, Romain, dans Un monde à gagner. Pour une écologie socialiste. A nouveau, Le Courrier, 22-3-2012. A lire sur ce sujet, de l’agronome Tanuro Daniel, l’Impossible capitalisme vert, Editions la Découverte, Paris, 2010.