HAUT-PARLEUR - BGV et Autoroute Maritime

7 mai 2010, publié à Archipel 141

Pour l?Union Europ

Pour l’Union Européenne, premier exportateur mondial, la circulation de la marchandise ne souffre pas les temps morts. Ainsi, l’annonce faite il y a peu d’un projet d’»Autoroute de la Mer», résonne déjà comme une prochaine étape dans la course au «toujours plus et plus vite» . Un accord liant différents ports européens signé à la C.C.I de Boulogne-sur-mer, prévoit la création de lignes maritimes à «Grande Vitesse». Des fruits et légumes en provenance d’Espagne y seront acheminés vers l’Europe du Nord, quand en retour, des tonnes de poissons nordiques prendront le chemin inverse. Discrètement saluées par quelques écologistes 1 comme une alternative au transport routier, ces nouvelles voies rapides n’en seront qu’une extension aux effets bien connus: vitesse, frénésie technique, spécialisation des espaces et des productions, préjudices naturels et enjeux géostratégiques.

Autoroute de la mer

Le projet voit le jour en juin 2003, à la demande de la Commission Européenne. Le groupe «Van Miert» 2, en charge du Réseau Trans-européen de Transport (RTE-T), soumet au rapport un point qualifié de prioritaire qu’il baptise «Autoroute de la mer». Son intention est de répondre à l’exigence d’une circulation toujours plus flexible de la marchandise qui, selon ses estimations, progresserait pour l’ensemble de l’Union de 70% d’ici à 2020. Van Miert envisage en conséquence un transfert massif du fret de la route à la mer, afin de désengorger les grands axes routiers. Ces lignes maritimes s’étendraient le long de quatre corridors ceinturant le littoral du nord au sud de l’UE 3, pour ensuite rejoindre la Mer Noire et, potentiellement, le canal de Suez. A une condition toutefois, poursuivre la restructuration des modes de transport permettant à terme, la mise en réseau de chacun d’entre eux. L’enjeu est de taille car l’«intermodalité» aspire à tisser une toile permettant aux marchands européens de réduire les ruptures de charge, et donc les coûts.

Une fois le dossier bouclé, il ne restait qu’à le vendre. Quoi de mieux pour ce faire, que d’en appeler au «Progrès» incarné dans un «concept innovant» , fruit des recherches en matière d’aménagement portuaire et de navigation. Comme il date un peu, et ne pouvait se prévaloir du label «Développement durable», il sera simplement «écologique» 4. De fait, le groupe Van Miert use d’une langue commune aux cénacles d'«experts-décideurs», interchangeable quel qu’en soit l’objet et le lieu. Et s’il fallait encore s’en convaincre, lorsque le président de «Réseau Ferré de France» (RFF), ou le «Comité pour la Liaison Lyon-Turin» évoquent le TGV transalpin, l’écho répond sur le littoral: «L’objectif est d’atteindre 40 millions de tonnes par an, alors que les trains n’en transportent que 9 millions aujourd’hui par le tunnel du Mont Cenis... L’ambition est de s’unir pour promouvoir la liaison dans une logique industrielle au service de l’Economie, de l’Environnement et de l’Europe» .

Réforme portuaire à l’horizon

Au demeurant, ce dossier risque de relancer la «réforme des ports». Les patrons et l’Etat sont catégoriques sur la question: les hydrocarbures et les matières premières tiennent une place prépondérante, mais le fret demeure l’activité à plus forte valeur ajoutée. Pour devenir compétitifs, les ports français n’augmenteront le volume du trafic de conteneurs qu’à la condition de parer aux conflits sociaux. Certes, la grande mobilisation des dockers cet hiver à Strasbourg a, pour un temps, calmé les ardeurs patronales mais cela ne saurait durer. D’autant que du côté du ministère de l’Equipement, le retard pris dans le développement de zones logistiques indispensables pour jouer la concurrence, se justifie d’abord par l’insuffisance de la réforme portuaire de 1992... et le poids prépondérant des syndicats d’ouvriers dockers dans la gestion de la place portuaire et de renchérir: «La culture marchande des ports français est insuffisante. Les ports français, et en particulier Marseille, sont encore handicapés par des conflits sociaux» 5. A contrario, le Benelux fait figure de modèle avec sa culture «traditionnellement marchande, aux coûts de manutention moins élevés, et à la main-d’oeuvre réputée plus efficiente». La messe est dite! Enfin, pour ainsi dire car, l’efficacité exigée suppose la spécialisation d’un certain nombre de ports et la relégation des places moins stratégiques ou qui ne pourront se doter des moyens et services adaptés. Pour elles, c’est l’annonce de la disparition du secteur fret.

La chronophobie du capitalisme

Maintenant, observons ce qui fonctionne afin de comprendre ce que l’on nous prédit à l’avenir. A ce jour, on achemine par mer des conteneurs ainsi que des semi-remorques chargés de fret, à bord de bateaux appelés rouliers6. Le roulier offre l’avantage d’embarquer des contenants sans qu’il soit nécessaire de manipuler la marchandise. Les cadences de chargement/déchargement sont rapides et rendent ce mode de transport relativement économique. Insuffisamment semble-t-il, car, bien qu’adapté à l’intermodalité, le roulier est jugé trop lent. Il hypothèque un projet pour lequel le temps et la vitesse détermineront ou non, sa mise en oeuvre. Le «Mer-Routage», de l’autre nom donné à ce projet, ne verra le jour qu’à la condition de concentrer des flux de trafics sur mer, à partir d’un outil combiné: le «Bateau à Grande Vitesse» . Le BGV illustre à son niveau le rapport que le capital entretient avec le temps, son appropriation et sa soumission à la loi de la valeur.

Plus qu’hier encore, la prolifération d’outils qui concourent tous à «réduire/détruire le temps à travers l’espace» rendent l’économie du temps plus vorace. Le temps de circulation est par définition un temps mort pour le capital: un temps qui non seulement ne lui rapporte rien mais lui coûte. Les frais de circulation engagés viennent en déduction des profits, raison pour laquelle, il recherche constamment à les réduire dans une course perdue d’avance. Ceci dit, si le capital ne peut supprimer le temps, il le modifie en profondeur et en permanence avec les conséquences que l’on sait dans les secteurs de la production, des transports ainsi que dans la plupart des champs de la vie sociale. A. Birh évoque dans un texte récent7, le caractère «chronophobe» du capitalisme dans le sens où il ampute notre rapport au temps de la dimension d’avenir justement nécessaire à la réflexion et à l’élaboration de possibles. Reprendre la critique de son appropriation par le capital, de l’instantanéité qu’il poursuit car indispensable à sa reproduction, semble en cela intéressant et nécessaire. Et puis, ouvrons la parenthèse, l’opportunité s’offre peut-être d’entamer la discussion avec d’autres, considérant pour leur part cette question sous le jour des: «goûts (qui) tendent à remplacer la critique: pour la vitesse ou contre la vitesse, pour les TGV ou pour les automobiles et les camions, pour le nucléaire ou pour le charbon, etc.» .

La vague technologique

Reste que, aujourd’hui, le fameux «B.G.V» n’existe que sur le principe. Les énormes catamarans transportant sur la Méditerranée des passagers à grande vitesse sont, à n’en pas douter, les navires les moins éloignés du concept. Hors les eaux européennes, le «Jetfoil», propulsé par deux réacteurs de Boeing, effectue des traversées Hong-Kong-Macau à une vitesse de 40 noeuds, mais arrêtons là les comparaisons car transporter des passagers est une chose, acheminer du fret en est une autre...

Voilà sans doute la raison pour laquelle, nous ne serons pas surpris d’apprendre que c’est du côté de projets militaires en cours, dans le cas présent destinés au transport logistique, que la solution a été recherchée. Soulignons au passage que dans leur version militaire, certains d’entre eux sont destinés à la surveillance et l’interception de l’immigration8. Le constructeur «BGV-International»9 travaille ainsi à la réalisation de versions adaptées au transport de marchandises, pour livraison desquelles un accord a été trouvé entre un armateur et la Chambre de Commerce de Boulogne-sur-mer.

Il faut alors imaginer des cargos capables d’embarquer 150 remorques traçant à 35 noeuds soit 70 KM/h, contre 15 à 20 noeuds actuellement. De son côté, un consortium d’entreprises en lien avec la Commission Européenne, étudierait un projet comparable baptisé «Seabus-HYDAER». Ce navire pourrait atteindre la vitesse de pointe d’environ 120 nœuds (220 km/h), soit près de 3 fois celle des ferries actuellement en service10. Naturellement, la communication entretenue autour de ces projets élude les effets de la vitesse sur le milieu marin. Les navires rapides sont pourtant à l’origine de nombreux accidents, les vagues qu’ils produisent sont différentes de celles générées par les navires conventionnels ou même de celles dues au mauvais temps. «Elles se rapprochent d’une houle imprévisible que l’on ne voit pas de la surface et qui arrive en se brisant à grande vitesse sur les côtes.» 11 Particulièrement dangereuses dans les zones de changement d’allure, elles ont provoqué des échouages, des chavirements et envoyé des hommes à la mer. D’autres incidents ont eu lieu cette fois sur les plages: «On ne voit pas venir ces vagues qui se développent soudainement entraînant une forte aspiration d’eau vers le large avant de se casser successivement sur la côte. Ce phénomène, très surprenant, est fréquent pendant les mois d’été, lors des périodes de vent et de mer calmes» 12.

Pêche et l’agriculture intensive

Au final, la question demeure: qu’est-ce qui motive la mise en chantier d’un tel projet? On le sait, la circulation de la marchandise, en l’occurrence les fruits et légumes en provenance d’Espagne et le poisson de Norvège, tous deux exploités de façon intensive. A l’autre bout de la chaîne, on retrouve le marché anglais et l’appel d’air qu’il produit depuis plusieurs années. Il absorbe par an et à lui seul 60.000 trajets depuis l’Espagne, auxquels il faudra bientôt associer un trafic irlandais en très forte progression; sans oublier le marché russe, qui progressivement s’alimente lui aussi en Espagne.

On comprend alors l’opportunité pour les patrons européens de rejoindre en 20 heures au lieu de 3 jours par la route, un échangeur13 situé à quelques kilomètres du Tunnel sous la Manche... Et de faire d’une pierre deux coups, puisque le port de Boulogne-sur-mer14 spécialisé dans le conditionnement du poisson à l’échelle de l’UE sera assuré de ses 100.000 tonnes de poisson livrées dans l’année.

Le capital poursuit donc sa logique de spécialisation des espaces et des productions. Les fruits et légumes d’Espagne, produits dans des conditions d’exploitations terribles pour le milieu naturel et les hommes, sont acheminés pareillement à leur élaboration. On casse la vague comme la terre et la vie des sans-papiers exploités des serres d’Almeria et de Huelva. La même logique prédatrice vide les mers des principales espèces halieutiques, intoxique et pollue consommateurs et zones côtières par un élevage industriel qui va croissant.

Un projet à combattre

Il y a une quinzaine d’années, les patrons et l’Etat annonçaient le passage de l’autoroute A16 sur le littoral Nord, comme le moyen de «désenclaver» une zone en perdition sociale. Depuis la misère frappe toujours, plus encore et plus durement qu’à l’époque. Cette fois, il ne sera pas aisé de vendre le bébé à une population qui n’attend plus grand-chose des caprices et de l’idéologie techno-marchande du capital. Le BGV ne représente pas une alternative au routier et à son engorgement, il en est le prolongement et préfigure la saturation des axes de la circulation maritime.

La bonne nouvelle, c’est l’occasion qui s’offre de poser politiquement les questions essentielles autour de nos besoins réels: quelle alimentation à partir de quelle agriculture et de quelle pêche? Ouvrir et élargir depuis le littoral, le débat ainsi que le champ de la critique sur le travail et aux transports serait un premier pas fait en ce sens.

A suivre donc...

Association «La mouette enragée»

Boulogne sur mer

  1. «La première autoroute de la mer ainsi créée, serait une alternative à la route, une bonne chose du côté environnemental...» in: «Le BGV pourrait faire des vagues « : http://verts-boulonnais.ouvaton.org. Que l’on se rappelle la propagande qui accompagna la mise en service des premières lignes de TGV: «Le TGV, un transport collectif très écologique, moins dévoreur d’énergies...» **

  2. Socialiste flamand, Karel Van Miert présidait à cette date le groupe de l’Union Européenne de haut niveau sur les Réseaux de Transport Transeuropéens. Aujourd’hui, M. Van Miert est membre du conseil d’administration du groupe Vivendi Universal (…)

  3. La mer Baltique, l’Europe de l’Ouest: (océan Atlantique/mer du Nord/mer d’Irlande), l’Europe du Sud-Ouest: (mer Méditerranée occidentale), et l’Europe du Sud-Est: (mer Ionienne, Adriatique et Méditerranée orientale)

  4. D’après la DATAR, le transport maritime international est responsable de 2% des émissions de CO2 mondiales, contre 17 % pour la route. Sur une liaison européenne, la navigation à courte distance est 2,5 fois moins polluante en terme d’émissions de CO2 que l’option routière

5. «Les handicaps des ports français»

in: http://www.ac-nancy-metz.fr/enseign/

  1. Un roulier est un navire utilisé pour transporter entre autres, des véhicules, chargés grâce à une ou plusieurs rampes d’accès. On les dénomme aussi «Ro-Ro», de l’anglais Roll-On, Roll-Off signifiant littéralement «Roule dedans, roule dehors» , pour faire la distinction avec les navires cargo habituels où les produits sont chargés à la verticale par des grues.

  2. «Le capital tend nécessairement à circuler sans temps de circulation» K. Marx in: «Capitalisme et rapport au temps». Essai sur la chronophobie du capital. 2004.

  3. «Les formes nouvelles de la production matérielle, soulignait Marx, se développent par la guerre avant de se développer dans la production en temps de paix» . in Karl Korsch: La guerre et la révolution. ed Ab Irato.

  4. http://www.bgv-france.com/images/

Les BGV, dans leur version militaire, sont pour certains d’entre eux destinés à la surveillance et l’interception de l’immigration.

  1. Le projet SEABUS-HYDAER
http://ec.europa.eu/research/rtdinfsup/fr/
  1. «Les problèmes liés à la vitesse sur les NGV» , Mémoire de fin d’études DESMM 1998-1999 par Gregory Le Rouillé Extrait article Infocéan Septembre 1997 dans rapport FASS WP1 23/11/98

  2. ibid.

  3. L’échangeur est appelé «HUB-Port». C’est une plate-forme de correspondance (en anglais hub, litt. moyeu) adaptée d’un concept développé dans les années 1980 et destiné à remplir les vols des compagnies aériennes. L’effet est renforcé par des décollages par vague.

  4. Le 29 juin 2005, un accord a été signé à la chambre de commerce et d’industrie de Boulogne-sur-Mer associant les ports de Vigo et Sheerness aux ports de Boulogne-sur-mer, Drammen et Santander pour le lancement du concept de hub-port au départ du port français.

Un couloir vers le pétrole russe

Lorsque l’on s’attarde un peu sur la prose des «experts» européens, on comprend qu’ils nourrissent des projets plus sensibles que celui du transport de légumes. Derrière de nouvelles routes maritimes rapides se profile un possible approvisionnement pétrolier en Sibérie d’où est extrait 25 % de la production mondiale. Actuellement, l’approvisionnement se fait par un système d’oléoducs qui traversent le permafrost de Russie dans des conditions très difficiles. Le projet ARCDEV étudie donc: «la fiabilité et la rentabilité d’un couloir maritime reliant les régions arctiques de Russie au marché européen occidental, permettant ainsi à la zone de l’Ob de devenir durant toute l’année une source énergétique stratégique pour l’Europe; le pétrolier finlandais M/T Uikku testera les nouvelles technologies mises au point pour transporter des produits pétroliers liquides à -30 O C». Des industriels et instituts de recherche européens et russes, parmi lesquels d’importantes compagnies pétrolières et des industries de construction et de fourniture navales, plancheraient aujourd’hui sur le projet.