HONGRIE: La Hongrie en voie de semi-fascisation?

de Nicolas Bárdos-Féltoronyi Professeur (Université Catholique de Louvain, Belgique), 26 mars 2012, publié à Archipel 202

La Hongrie rencontre actuellement des difficultés énormes1. Pour moi, l’explication de fond en est «la transition vers le capitalisme» qui s’avère un désastre. Pour deux-tiers à trois-quarts, soit la majeure partie, de la population, la sécurité et l’ordre socio-économique du système d’avant 1989 ont été remplacés par l’insécurité de l’emploi et de l’existence, le chaos des entreprises et d’inhabituelles exigences dictées par le capitalisme international. Sauf pour une élite limitée (± 4%) et ses vassaux directs (± 20 à 30%), ces 30 dernières années sont devenues insupportables. Les libertés politiques ont peu de poids face aux fins de mois difficiles!

Le capitalisme hongrois n’a pas attendu la chute du Mur de Berlin pour agir. Dès les années 1970, les pays ex-communistes commencent à ne plus planifier et les accords intersectoriels se multiplient entre Est et Ouest2. Cette évolution favorise évidemment l’émergence des oligarques. Nombre d’entre-eux disposent à la fois de liens avec les fonctionnaires d’Etat, souvent anciens collègues du Parti unique, et de connexions avec des multinationales ou encore avec les milieux maffieux, locaux ou internationaux. Au nom de la privatisation, ils transforment des monopoles publics en monopoles privés avec l’appui des autorités de l’UE et au profit d’eux-mêmes ou des multinationales, surtout germaniques.
La Hongrie traverse une profonde crise depuis des décennies et plus particulièrement depuis la «transition» entamée dans les années 1980. Entre 1991 et 1995, l’emploi diminue de 1,7 millions, dont un million de femmes, et ce dans un pays de 10 millions d’habitants. (En Belgique, comparable à la Hongrie par le nombre d’habitants, près d’un demi-million d’emplois dans les secteurs des mines, de la sidérurgie, du textile, de la construction mécanique et navale ont définitivement disparu depuis les années 1960, donc en 50 ans). Un petit million a retrouvé un emploi vers 2002-2004, mais la majeure partie des femmes reste exclue du travail salarié. Les revenus des ménages chutent car des allocations de chômage significatives et durables sont inexistantes. Pour environ trois-quarts de la population, le revenu moyen de ménages n’atteint en termes réels même pas celui des années 1980!
C’est dans ce contexte qu’un parti de droite nationaliste, néolibéral et plutôt populiste gagne les élections de 2010. Avec 52,7% des voix, le parti FIDESZ (Union Civique Hongroise) obtient plus de deux-tiers des sièges au Parlement et peut aisément procéder à des réformes constitutionnelles. Il institue une «révolution nationale radicale» comme cela s’était déjà fait avant 1940. Il déclare parler au nom d’une classe moyenne nationaliste, chrétienne et même «antioccidentale», des gens éduqués, loyaux et conservateurs. Pendant la période entre les deux guerres mondiales, cette classe avait soutenu le régime semi-fasciste et antisémite de l’amiral Horthy. Elle défend la «hungaricité» et l’idée d’une «Grande Hongrie» d’avant 1914 au détriment des pays voisins et, renouant avec une vieille tradition dans la région, elle voit l’Occident comme moralement pourri et vendu au grand capital.
Le succès du FIDESZ est sans conteste dû aux agissements néolibéraux et corrupteurs des gouvernements précédents, qu’ils soient socialistes ou non. Il semble qu’une partie de la population cherche à droite, très classiquement en période de crise, les certitudes populistes: la sécurité et le bonheur. Elle aspire à des moyens miraculeux pour sortir d’une situation désastreuse. Près de la moitié des Hongrois, désabusés et découragés, pense qu’un régime autoritaire vaut mieux que la démocratie. Le cas de la Hongrie montre que, faute d’alternative à gauche, la crise peut se dénouer très à droite.

Le spectre du passé

Pour évaluer la situation, il faut distinguer les actes et paroles symboliques des actions concrètes, législatives et budgétaires du régime. Sur le plan général, le régime opposera ce qui relève de «la Nation innocente et pure» à l’Occident pourri des ploutocrates3 et des «socialo-libéraux» immoraux. Il fait confiance à un Etat centralisé et se méfie des initiatives de la société. La discipline doit prévaloir par rapport à la liberté et surtout à l’égalité. La responsabilité et le devoir doivent remporter sur les droits du citoyen. Il énonce froidement que «celui ou celle qui n’est pas avec nous est contre nous»4. Aussi, dès la constitution du gouvernement en mai 2010, le FIDESZ fait-il sensiblement réduire par le Parlement la compétence de la Cour constitutionnelle. Contester les décisions est ainsi devenu bien plus difficile désormais. Or, cette juridiction s’était avérée le seul organe de stabilité dans le pays, face aux aberrations politiques de l’après 1989.
En ce qui concerne les actes et paroles symboliques, je citerai, à titre d’exemple, les faits suivants: la proclamation d’un «renouveau national»; le lancement d’un «plan de travail» afin de «révolutionner» l’économie; le changement par milliers du nom des rues et des places en faveur de personnages d’avant-guerre parfois fort discutables; le transfert de la «Sainte-Couronne» de Hongrie d’un musée au Parlement et les visites scolaires fort «conseillées» pour la contempler; la taxation tacite de crimes collectifs pour les supposés successeurs de l’ancien régime ou certaines minorités nationales, essentiellement les Roms; etc.
La stigmatisation constante des Roms est un scandale en soi. Ils représentent 7 à 10 % de la population et sont les plus durement frappés par le chômage (près de 50%). Il convient de mentionner que les milices d’extrême droite patrouillent, depuis des années, les villages roms et font régner la terreur. Ces milices ont été interdites par les Tribunaux mais la police n’en tient aucun compte. Le gouvernement actuel en fait encore moins que le précédent.
Le Parlement a adopté une loi visant à réorganiser les médias publics et à instituer un conseil des médias aux pouvoirs totalement disproportionnés. Elle prévoit des amendes pouvant aller jusqu’à 730.000 euros en cas «d’atteinte à l’intérêt public, l’ordre public et la morale», ou encore de «diffusion d’informations partiales», sans que ces concepts soient clairement définis. Elle permet aussi de contraindre les journalistes à révéler leurs sources sur les questions relevant de la sécurité nationale. Parallèlement, quelques 2 à 3.000 collaborateurs/trices des médias officiels sont licencié-e-s rien qu’en 2010-2011. Récemment, un acteur politiquement controversé des planches et de la scène politique hongroise et un directeur artistique d’extrême droite et antisémite déclaré, sont désignés à la tête du Nouveau Théâtre de Budapest. Le régime institue par ailleurs une «chasse aux sorcières contre les philosophes» dont certains sont des disciples du philosophe marxiste Georg Lukács.

Une nouvelle Constitution, fort contestée

Outre ces faits ou mesures, la menace idéologique majeure se situe dans la Constitution, entièrement réécrite et entrant en vigueur début janvier 2012.
Dans son préambule, le fait national est souligné de façon répétitive alors que l’existence étatique du pays est ignoré. Il affirme qu’entre le 19 mars 1944, le jour de l’occupation par les nazis, et le 2 mai 1990, le jour de la réunion du Parlement multipartite, l’autonomie du pays aurait été inexistante. Il oublie les élections libres entre 1945 et 1948 et considère la période antérieure à 1944 comme libre et démocratique malgré la «terreur blanche», la politique soumise à l’Allemagne nazie et l’antisémitisme du régime Horthy. Enfin, il ignore même que l’Etat hongrois fut reconnu par la plupart des pays du monde entre 1948 et 1990, sans parler de l’industrialisation, de la scolarisation, de la mise en place d’une sécurité sociale et de l’urbanisation réussies pendant ces 42 années.
La nouvelle Constitution limite les contre-pouvoirs à l’Etat en minimisant le rôle des tribunaux, des médiateurs (ombudsmen) et de tous les organes indépendants. Le gouvernement aurait même l’intention d’intenter des procès contre le parti communiste et contre celui qui l’a succédé jusqu’aujourd’hui. La source de sa légitimité n’est plus le peuple mais la nation. Elle met fin à l’idée d’un Etat séculaire et laïque en déclarant le rôle spécial de la chrétienté, de la famille, de la patrie, de la fidélité, de la foi et l’amour. Des droits fondamentaux, par exemple le droit au travail, disparaissent pour être remplacés par les obligations des citoyens envers l’Etat. Le travail comme valeur fondamentale de la communauté est bien présente mais l’Etat oblige pratiquement les citoyens à travailler sans se donner l’obligation de leur en offrir les moyens.
Tout cela me rappelle l’austro-fascisme de l’entre-deux-guerres dont l’autoritarisme et le catholicisme étaient des composantes essentielles. La tendance étatique est corporatiste mais sans lois raciales. (La Hongrie, elle, vote des lois antisémites dès les années 1920.) Son programme est présenté comme une libération nationale des ennemis intérieurs (les démocrates) et surtout extérieurs (les nazis).

Des mesures antidémocratiques et asociales

Les actions concrètes législatives et budgétaires du régime FIDESZ sont nombreuses5. Il supprime, entre autres, la compétence de la Cour constitutionnelle en matière budgétaire au sens large du terme: les impôts et cotisations, la Sécurité sociale, le système de pension, la législation du travail, le système de financements de la société civile, etc. Or, peu de matières d’ordre public n’ont pas d’implications budgétaires. Il introduit une imposition des revenus à taux unique, qui frappe durement les trois-quarts de la population qui gagnent 500 euros ou moins par mois et ce avec des prix comparables à ceux de l’Europe de l’Ouest. Il réforme le droit de travail et réduit les indemnités en cas de licenciements ainsi que les droits syndicaux et de grève. Parallèlement, les licenciements continuent massivement, dans le secteur public comme dans le secteur privé.
Les gouvernements récents et surtout celui de FIDESZ ont sévèrement aggravé la situation financière des municipalités, ce qui les pousse à se débarrasser de l’une ou l’autre fonction primordiale, telle que l’éducation et les services de santé. De plus en plus d’écoles sont rendues à l’Etat ou à des Eglises, l’Eglise catholique romaine étant la principale bénéficiaire. Comme dans le régime communiste de Kádár, l’enseignement est désormais géré par l’Etat qui nomme les enseignants et contrôle les manuels scolaires aussi bien en ce qui concerne le contenu que la distribution. Il en est de même dans l’enseignement supérieur et universitaire6.
Une autre pratique rappelant les années 1930 est le service de travail obligatoire pour les chômeurs. Ils doivent travailler pour un salaire d’environ 300 euros sous surveillance policière, assurée par des policiers retraités rappelés au service. Ceux qui refusent seront privés de leurs allocations. Cette mesure vise évidemment les plus démunis de formation et les Roms. Le spectre du «camp de travail obligatoire» justifie les propos lancés par Daniel Cohn-Bendit qui, début juillet 2011, aux termes d’une présidence hongroise ponctuée de polémiques, s’en était pris directement à Viktor Orbán, le premier ministre hongrois, l’accusant de «dégrader l’Europe». »Je défendrai toujours la Hongrie contre les remarques et critiques, de Bruxelles ou d’ailleurs. La Hongrie n’est pas subordonnée à Bruxelles, Bruxelles n’est pas le centre de commandement de la Hongrie», avait alors répliqué le dirigeant hongrois.
Une autre loi régule les relations entre les Eglises et l’Etat. Jusqu’ici, plus de 100 communautés religieuses étaient reconnues et subventionnées par les pouvoirs publics – toutes sortes de communautés protestantes issues des Etats-Unis, de bouddhistes, d’organisations juives, etc. Le gouvernement en réduit le nombre à 14, en sélectionnant celles qui le soutiennent et avant tout l’Eglise catholique et orthodoxe.
La Commission de l’UE a lancé des procédures de vérification de conformité avec ses traités à propos de quelques textes législatifs. Elles ne visent que des aspects secondaires, alors que les mesures socio-économiques imposées au pays depuis des années pèsent lourdement sur les deux-tiers de la population: la libéralisation, la privatisation et le démantèlement de l’Etat. Dès lors, la responsabilité de l’UE est énorme dans la situation actuelle de la Hongrie.
Y a-t-il un espoir pour en sortir? Beaucoup se réjouissent qu’un nouveau mouvement de protestation soit né au mois d’octobre 2011. Il porte le nom significatif de Solidarnosc et se situe au-dessus des partis traditionnels. A titre d’exemple, je cite quelques revendications: la progressivité des impôts et la participation égale aux charges publiques; pas de législation à effet rétroactif; le rétablissement des institutions de concertation sociale; le rétablissement du droit de grève et des droits syndicaux. Ces manifestations rencontrent un succès croissant.

  1. Voir par exemple Hongrie: Epidémie de peste brune, Paris Match-Belgique, 2-7 février 2011 ou Hongrie, laboratoire d’une nouvelle droite, par G.M. Tamás, Le Monde Diplomatique, 2-2011.
  2. Voir Kinga & Nicolas Bárdos-Féltoronyi, La Hongrie entre l’Atlantique et l’Oural, in La Revue Nouvelle, 2-1988.
  3. Ce terme fasciste d’avant-guerre désigne le judaïsme cosmopolite autant que le capitalisme planétaire ou, simplement, confond les deux sens.
  4. La référence de Kádár était, au contraire: «celui ou celle qui n’est pas contre nous est avec nous»
  5. Nous ne mentionnons pas des mesures budgétaires ou autres qu’outre l’Union européenne, le capital international impose directement à beaucoup de pays d’Europe.
  6. On envisage la création d’un mouvement parascolaire pour les garçons, à travers «une formation militaire de base». Le ministre actuel de la Défense prend cette question à cœur. Son raisonnement mérite d’être entendu. En fait, le ministre a récemment déclaré que l’armée aura un important rôle à jouer dans des chantiers de travaux publics. Les soldats sont actuellement formés à surveiller les chômeurs que l’Etat voudrait engager pour la construction de gros projets de travaux publics.