IMMIGRATION: Attaque contre Gazmend Kapllani. Un Albanais en Grèce

de La rédaction, 30 juin 2003, publié à Archipel 106

Les 18 et 19 mai 2002, le Forum Civique Européen et la Coordination nationale suisse des Sans-Papiers organisaient une rencontre européenne à Berne, siège du gouvernement suisse, à laquelle participaient plus d’une centaine de personnes de onze pays différents. Parmi elles Gazmend Kapllani, journaliste albanais établi en Grèce depuis plus de 10 ans et collaborateur ponctuel du réseau de journalistes indépendants AIM. Menacé d’expulsion, le FCE est intervenu en sa faveur.

Gazmend Kapllani est originaire de la ville albanaise de Lusnje et vit depuis 1991 en Grèce en toute légalité. C’est un journaliste, poète et écrivain connu et respecté. Il est le rédacteur d’une colonne régulière dans un des quotidiens grecs les plus populaires, TA NEA , et produit des émissions pour la radio nationale d’Etat. Il est spécialisé dans les questions de défense des droits humains et plus particulièrement des droits des migrants en Grèce et dans le sud-est de l’Europe. Il est par ailleurs en train de terminer sa thèse au département de Science politique et d’Histoire de l’Université Panteion d’Athènes sur "Modernité et altéritude – l'image des Albanais dans la presse grecque et des Grecs dans la presse albanaise" . Il est président du Forum des Migrants albanais et publie des poèmes en albanais et en grec.

En février 2002, il déposait une demande de renouvellement de son permis de résidence. Un an après, le 27 février dernier, il recevait la réponse de l’Office d’Immigration: sa demande était rejetée suite à une intervention du ministère de l’Ordre public selon laquelle il était considéré comme "une personne dangereuse pour l’ordre public et la sécurité intérieure de la Grèce" . Aucune preuve n’étayait cette allégation, ni à ce moment, ni après l’intervention de divers politiciens et personnalités qui avaient intercédé personnellement pour demander des explications. Ce qui n’a pas empêché M. Kapllani d’être arrêté le 15 mars chez lui par deux policiers, totalement démunis du moindre mandat d’arrêt, mais qui manifestaient clairement l’intention de l’expulser puisqu’il était à ce moment précis en situation irrégulière. Il a fallu des interventions multiples de cercles très variés pour obtenir sa libération. Il a depuis fait appel de la décision du ministère.

Il y a peu de doute qu’il soit criminalisé en raison de son importance sur la scène publique et de son engagement dans la défense des migrants. C’est d’ailleurs ce qu’affirmait le grand quotidien Eleftherotypia dans ses colonnes du 3 mai dernier: "il est évident que le motif de l’expulsion, de l’humiliation publique et de la diffamation contre Gazmend Kapllani n’a rien à voir avec une quelconque violation du Code de la Circulation (raison invoquée pour son arrestation) et tout à voir avec ce que M. Kapllani représente. C’est un intellectuel, politisé, qui a réussi dans tout ce qu’il a entrepris, qui exprime ses opinions, oralement et par écrit, sans avoir peur de qui que ce soit, et pourtant, c’est un… Albanais. Dans notre pays, et plus particulièrement pour les autorités répressives, le stéréotype de l’Albanais est tout à fait le contraire: il doit travailler autant que nous le voulons, sans se prévaloir d’aucun droit, on doit pouvoir le frapper sans qu’il se plaigne et de temps en temps, il doit pouvoir représenter un "danger pour la sécurité intérieure" (accusé d’être un membre de l’UCK, un criminel ou quelqu’un qui menace d’altérer les caractéristiques de notre race)" .

A Berne l’année dernière, Gazmend exposait sa vision du monde et de ses frontières: "J’ai fait un parcours un peu 'exceptionnel' parce que j’ai fini mes études à l’université et j’ai fait mon doctorat. Maintenant je travaille comme journaliste, mais je me suis toujours intéressé aux questions de l’immigration, car mon expérience m’a *marqué profondément, ce changement dans ma vie, ce jeu terrible des frontières. C’est un peu simpliste peut-être, mais je dirais qu’aujourd’hui notre monde s’est séparé en deux camps, un camp minoritaire pour lequel les frontières ne soulèvent pas de grande émotion, ils peuvent les passer facilement, et puis l’autre camp, c’est la grande majorité de la population de cette planète qui souffre du syndrome de la frontière. C’est une maladie qui fait que l’on se sent indésirable. Ces frontières, ce ne sont pas seulement les frontières extérieures d’un pays, pour l’immigré les frontières c’est la langue qu’il doit maîtriser, les gens qui lui sont étrangers, la police parce qu’il est sans papiers et il doit toujours être invisible, le travail… L’immigré est un être qui est entouré de frontières extérieures et intérieures. (…)

L’immigration sera le problème de ce siècle. Après avoir été un pays d’émigration, la Grèce est devenue, comme les autres pays du sud de l’Europe, un pays d’immigration. C’est un changement gigantesque pour la société grecque, mais pendant des années les institutions se sont refusées à reconnaître cette réalité. C’est seulement en 1998 qu’on a fait la première tentative, pleine de lacunes, de régulariser des centaines de milliers de personnes. Tout cela a créé des tensions sociales, une situation de jungle, d’exploitation féroce, de racisme. (…)

La loi qui devait permettre de régulariser les sans papiers est basée sur une conception qui condamne l’immigré à une précarité exceptionnelle, qui fait en sorte que la frontière entre le sans-papiers et l’immigré régulier soit très fluide, en ouvrant la porte à chaque forme d’arbitraire et en même temps écartant toute possibilité de discussion sur une politique d’intégration, ou d’octroi de droits de citoyenneté. Cette précarité est voulue, car on a besoin d’un stock d’immigrés illégaux pour un marché du travail flexible. Le clandestin est intéressant, parce qu’il a peur, il n’ose pas chercher une amélioration de sa situation. Quand la peur fait baisser les salaires, la xénophobie devient partie intégrante du système économique. On veut les immigrés comme force de travail bon marché, mais pas qu’ils soient socialement visibles. Ils doivent devenir des hommes invisibles après leur dur travail. C’est pour cela qu’il faut lutter contre cette invisibilité. (…)

Je dirais que la Grèce a un grand et long voyage à faire, et que ce voyage a à peine commencé…"

  • Laissons la conclusion à la Fédération des Radios libres d’Autriche:

"La Grèce détient actuellement la présidence de l’Union européenne. Votre gouvernement a annoncé que la question de l’immigration en Europe serait un des thèmes principaux à l’ordre du jour. Votre façon de traiter le cas de M. Kapllani soulève de sérieuses inquiétudes quant à la bonne foi du gouvernement grec en la matière".