ITALIE: Paroles d’immigrés

de Nicholas Bell (FCE-France), 11 mars 2010, publié à Archipel 179

La nouvelle de la révolte des travailleurs immigrés à Rosarno en Calabre et de la brutale chasse à l’homme qui s’ensuivit nous est arrivée lorsque nous étions en pleine réunion en Suisse. Nous nous étions retrouvés pour discuter de l’évolution de la situation des immigrés exploités dans les serres dans la province d’Almeria en Andalousie, dix ans après les émeutes racistes d’El Ejido en février 2000.

Pour nous il est depuis longtemps bien clair qu’il s’agit d’un phénomène européen qui sévit partout, avec quelques régions où les conditions de travail et de vie de ces migrants sont particulièrement ignobles. La réalité aujourd’hui en Calabre ne fait que rappeler cette évidence.
Pour pouvoir comprendre plus en profondeur ce qui se passe dans cette région, notre ami Jean Duflot est immédiatement parti pour mener l’enquête. Il avait déjà fortement contribué à la rédaction de notre rapport «El Ejido, terre de non droit» publié en 2000. Depuis six mois, il parcourt la péninsule italienne à la recherche d’informations et d’analyses qui lui permettront de rédiger un livre sur l’immigration et le racisme en Italie, commandé par une édition française.
Il veut surtout comprendre le contexte et le pourquoi de cette explosion, précisément maintenant. Les émeutes à El Ejido n’ont pas éclaté par hasard; fortement orchestrées elles ont servi surtout à intimider, à donner une leçon aux ouvriers marocains qui commençaient à s’organiser, à contester les conditions de travail et à s’installer plus durablement dans la zone.
Mais attendons les réflexions de Jean à ce sujet, que nous vous proposerons dans une série d’articles dans les mois à venir. Prochainement nous vous ferons aussi part des discussions et des conclusions des journées de «commémoration» des émeutes d’El Ejido qui auront lieu à Almeria du 10 au 13 février. Ce qui est déjà évident, c’est que la tâche de nos amis du syndicat SOC sur place continue à être ingrate, épuisante, mais absolument nécessaire. Ils ont besoin de tout notre soutien.
Pour l’instant, je propose de partager avec vous quelques paroles que j’ai pu enregistrer1 en décembre à Turin où je me suis rendu avec Jean. Nous y avons rencontré deux Africains qui sont à la pointe de la lutte auto-organisée pour les droits des immigrés en Italie. Il s’agit de Bokar Kassambara, un Malien qui maîtrise plusieurs langues et plusieurs métiers, auteur d’un livre sur le Mali à l’attention du public italien, et secrétaire général de l’Association des Maliens au Piémont.
Son camarade, Aboubakar Soumahoro, est aujourd’hui le responsable au niveau national pour l’immigration du syndicat autonome de base, RtB-CUB2. Avant d’arriver à Turin, il avait travaillé plusieurs années dans le sud de l’Italie, dans les champs et sur des chantiers. Il a été l’un des moteurs de la création du Collectif des Immigrés en Mouvement. Ils ont aussi créé l’Ambulatorio Medico International à Naples «pour donner aux immigrés l’accès à la santé avec des médecins, des chirurgiens, des médiateurs culturels, en mettant en évidence ce qu’on appelle 'l’autre médecine' traditionnelle, une rencontre entre deux mondes».
Bokar
Pour Bokar, le problème du racisme en Italie est profondément culturel:
«Ici j’étais l’un des rares Africains noirs dans cet hôpital, on m’a même demandé, ‘vraiment tu as étudié?’ parce que le peuple italien, par rapport à la France et à l’Angleterre, est très en retard sur le fait même de concevoir que d’autres personnes puissent avoir des idées, des capacités intellectuelles, parfois même supérieures à ce que tu rencontres ici. Donc j’ai eu ce grand problème, effectivement dans les hôpitaux ils se laissent soigner malgré eux, mais s’ils ont le choix ils préféreront une autre personne qui n’est pas de couleur.
Moi j’aimerais que les Italiens se rappellent de l’année 1880 quand il y a eu la grande crise agricole, qu’ils se rappellent pourquoi les gens sont partis du Sud et comment ils se sont retrouvés aux Etats-Unis, au Brésil, en Argentine, en Belgique, en France et dans d’autres pays. Ils disent aujour-d’hui que les immigrés viennent n’importe comment dans des bateaux, mais à l’époque, ils sont aussi partis dans des bateaux pour aller travailler ailleurs. Donc ça devrait être une force parce que s’ils ont connu cela, ils savent ce que ça veut dire de quitter son chez soi. Je me pose la question si ceux qui sont devant la télévision et qui disent ceci ou cela sur les immigrés, n’ont pas des parents ailleurs.
En Italie j’ai rencontré peu d’anciens qui sont sensibles au phénomène migratoire. Moi j’essaie de les comprendre parce que tu es bombardé à la télévision de nouvelles qui disent que tous les problèmes que nous avons en Italie viennent des immigrés: la délinquance, c’est les immigrés qui l’ont amenée; si ton petit-fils ne travaille pas, c’est parce que son poste est occupé par un immigré. Ces anciens ne vont pas chercher plus loin.
Dans mon livre sur l’immigration3 je raconte l’Italie depuis 1800, les premiers déplacements, expliqués par un immigré d’aujourd’hui, ce que les autochtones ont vécu. Pour dire, écoutez, ce que vous avez subi, c’est la même chose qui se passe chez nous. Essayez de comprendre que c’est un processus que personne ne peut arrêter. Quand tu laisses ton pays pour un autre, tu es un homme sacrifié, parce que tu abandonnes ce qui t’appartient, pour apprendre la réalité des autres, et ensuite faire comprendre d’où tu viens».
Il évoque le sentiment largement répandu qu’il ne peut pas exister des Italiens non-blancs, que des personnes de couleur ne peuvent pas être naturalisées. Il cite un ami noir italien: «Quand la police nous arrête dans la rue, un groupe de jeunes, et que tout le monde se dit Italien on me dit, ‘mais comment? Qu’est-ce que tu dis là?’ Cela me met vraiment mal à l’aise. Il y a des hommes politiques qui essaient de profiter de cette petite ignorance pour faire campagne, pour gagner des voix, mais dans ce cas-là, ils devraient faire quatre enfants chacun, s’ils ne veulent pas d’immigrés. S’ils ne veulent même pas avoir plus d’un enfant, dans quarante ans, l’Italie sera effacée. Je crois que l’Italie se trompe si elle croit que l’immigré ne sera jamais un homme fort dans ce pays. Moi, je ne ferai pas le Martin Luther King, mais je suis convaincu que dans 20 ans, au parlement italien, il y aura au moins 30% de non-autochtones.
Pratiquement qu’est-ce qu’un immigré? C’est un individu qui se réveille le matin, qui va au boulot – au boulot tu es l’ami de tout le monde, tu es bien vu parce que tu travailles dur pour garder ton poste de travail, on te change les heures, tu acceptes tout – mais quand le boulot est fini, c’est comme si tes propres collègues de travail devaient fournir un grand effort pour te saluer dans la rue. Difficilement on va te dire ton nom. Tu dois disparaître.
L’Italie a tellement d’immigrés qualifiés, des docteurs en droit, des médecins, qui peuvent donner un élan extraordinaire à ce pays, mais qui se trouvent dans une société où ils n’ont pas de voix, où tu dois rester caché chez toi. J’espère vraiment que j’arriverai à publier mon livre, parce que j’ai fait beaucoup de recherches dans les vieux journaux pour rappeler à l’Italie qu’accepter l’immigration est une obligation, parce qu’ils ne peuvent pas délocaliser leurs fabriques, ils ont besoin de main-d’œuvre, ils ne font pas d’enfants, ce pays a fortement besoin des immigrés.»

Aboubakar

Aboubakar se rappelle bien des conditions qu’il a découvertes dans le sud de l’Italie, dans les champs de fruits et de légumes intensifs de Calabre et des Pouilles.
«Je me souviens quand je suis arrivé. Dans la maison où je vivais, on était 12. Je vois l’image encore, j’ai essayé d’appuyer pour allumer la lumière, et là on m’a dit que non, il n’y avait pas de lumière. Moi je viens de la Côte d’Ivoire, et dans mon village on a l’électricité. Douze personnes, c’était une boîte de sardines. Là j’ai commencé à raisonner, je me suis dit que ça sent le désordre, mais ce n’est pas le désordre. Tout est organisé au plan législatif, sur le plan de l’économie informelle, organisé autour du racisme qu’on a appelé en Afrique du Sud l’apartheid. Les immigrés qui travaillent aujourd’hui produisent plus de 10% du PIB italien, mais sur le plan des droits, ces salariés sont inexistants, invisibles. Moi j’ai travaillé jusqu’à 14 heures par jour, et on m’a payé la moitié de ce qu’on payait aux Italiens. Pour l’entrepreneur, c’est très rentable. Le gouvernement gagne aussi sur le plan du conflit social parce qu’on a des travailleurs qui acceptent tout, qui ne revendiquent rien. On ne nous veut pas dans leurs jardins publics, dans leurs bars, dans leurs supermarchés, nous devons aller travailler et après disparaître.
Les capolorato4 agissent en accord avec les propriétaires des champs, des chantiers, des usines. Ils recrutent des ouvriers sans aucune déclaration officielle. Et si le travailleur gagne 6 euros de l’heure, eux ils prélèvent 2,50 euros. Le plus souvent, en les menaçant.
La violence dans les champs vient surtout des propriétaires eux-mêmes. Ils la pratiquent directement, ou le plus souvent ils organisent des petits groupes qui nous agressent pour des raisons non liées au travail, devant un bar, dans un jardin public ou à la gare, la bagarre démarre, officiellement on dit que c’est à cause de la présence d’immigrés qui font du bruit, mais la vraie raison, c’est les revendications sur le lieu du travail. On essaie souvent ainsi de créer la panique.»
Aboubakar évoque également les agressions dans les Pouilles en 2006 dénoncées par Fabrizio Gatti5, l’une des victimes a été agressée parce qu’elle réclamait son salaire. Cela semble banal. Après 14 heures de travail, on réclame son salaire. On nous dit au début, voilà, la récolte va prendre trois semaines, un mois, et là je vous paie une partie, 30%, et le reste on réglera à la fin des travaux. Et au dernier moment, ben non, tu dois disparaître, et le plus souvent on utilise la police. En sachant que ce sont des ouvriers sans titre de séjour, on appelle la police. Quand la police arrive, ce n’est pas pour vérifier le niveau d’esclavage, d’exploitation dans les champs, mais pour demander les papiers des immigrés. En général, ils n’attendent pas l’arrivée des policiers.
Ce sont souvent de petites entreprises, qui en plus ne sont pas déclarées, ce qui fait qu’il est difficile pour les syndicats d’y accéder. Ils n’acceptent pas d’employer quelqu’un qui possède un titre de séjour.
Le travail syndical dans les champs n’est pas facile du tout, parce que je peux me trouver un jour agressé, comme cela m’est déjà arrivé verbalement: un monsieur s’est approché, il a dit ‘toi tu dois disparaître d’ici’».
Suite au scandale créé par l’article de Fabrizio Gatti, le Parlement Européen a organisé en octobre 2006 une audition sur l’exploitation des immigrés dans l’agriculture intensive, où le FCE a été invité comme intervenant. A cette occasion, le président des Pouilles, Nichi Vendola, a promis d’agir pour améliorer la situation et s’attaquer à ces négriers modernes. Aboubakar: Rien n’a changé. Il est facile d’aborder ce genre de question sur le plan de la propagande. Je me rappelle qu’en 2005 nous avons organisé un grand séminaire sur les centres de rétention dans les Pouilles. Il venait juste d’être élu président et il a promis de mener une campagne farouche contre ces centres. Mais la situation des travailleurs dans les champs reste la même, la situation des centres de rétention reste la même, rien n’a changé.

Une bombe à retardement

Dans un article publié dans Il Manifesto6, notre ami Tonino Perna, professeur à l’Université de Reggio de Calabria, confirme que Rosarno était «une bombe à retardement oubliée». En mars 2009, et également huit ans auparavant, dans la même salle communale de Gioia Tauro des assemblées avaient été organisées «sur la question brûlante des conditions de vie des immigrés saisonniers dans la région. Les mêmes discours, les mêmes dénonciations, les mêmes appels rhétoriques à la solidarité. De concret, rien.»
Récemment le gouvernement a fait l’annonce surprenante qu’il allait procéder à la régularisation d’environ 500.000 personnes sans titre de séjour. «Pourquoi cette régularisation? Quand ils ont élaboré le projet de loi qui a établi pour la première fois le délit d’immigration clandestine, certains députés se sont rendu compte qu’ils avaient des domestiques à la maison sans titre de séjour. D’après cette loi, l’immigré sera enfermé dans un centre de rétention non plus trois mois mais six mois, après il doit payer une amende, mais l’employeur encourt des sanctions aussi. Ils se sont dit, ce sont nos électeurs de la droite qu’on va sanctionner. Nous avons entre 700.000 et 900.000 personnes sans papiers en Italie. On va faire une régularisation seulement pour les domestiques, pas pour ceux qui travaillent dans les champs ou sur les chantiers.»
En plus c’est une affaire juteuse pour le gouvernement, quiconque demande sa régularisation doit payer 500 euros. «Le gouvernement fait le calcul. A peu près 300.000 personnes ont déjà présenté la demande et ont donc payé 500 euros, ce qui ne signifie pas qu’ils auront automatiquement un titre de séjour. Cette somme va enrichir les caisses de l’Etat.
Tout récemment, dans une ville juste à côté de Brescia, le maire a lancé l’idée d’un Noël blanc pour que sa ville soit sans Noirs. Une campagne lancée par des gens censés représenter la légalité, la Constitution. Ils sont sûrs de leur survie politique, de devenir ministres, en même temps, ils emploient des immigrés sans titre de séjour.»
Aboubakar insiste qu’il est essentiel de créer des structures autonomes et auto-organisées par les immigrés: «C’est la question de reconnaître ce que j’appelle le ‘protagonisme’ des immigrés. Le plus souvent les associations antiracistes en Italie ont une tendance paternaliste où on pense que l’immigré est une victime, il n’est pas intellectuellement mûr, capable d’élaborer un plan d’action politique. Moi j’appelle cela le colonialisme du monde antiraciste. On essaie de faire comprendre aux camarades italiens que s’il y a une manif pour dire non à la guerre, on doit inviter les immigrés à y participer et leur expliquer que c’est une manif contre la guerre, mais pas les utiliser en leur faisant croire que c’est une manif pour revendiquer leur droit de séjour.»
Grâce à Jean, nous aurons certainement l’occasion de rencontrer d’autres Africains, Asiatiques, immigrés en Italie de toutes origines, apportant avec eux une vitalité et une sagesse formidables.

  1. Il s’agit d’extraits de longs entretiens avec chacun qui sont ensuite devenus des émissions réalisées pour Radio Zinzine (vous pouvez les commander en écrivant à Radio Zinzine, F-04300 Limans; 10 euros chaque émission, frais d’envoi inclus).
  2. RdB-CUB (Federazione Nazionale Rappresentanze Sindicali di Base - Confederazione Unitaria di Base), www.rdbcub.it.
  3. Bokar se réfère à un deuxième ouvrage qu’il compte publier en 2010.
  4. Système traditionnel de recrutement de la main-d’œuvre agricole en Italie.
  5. Publié dans l’Espresso en septembre 2006, traduit dans le Courrier International No 830, voir aussi le Monde du 23 septembre 2006.
  6. Il Manifesto du 10 janvier 2010.