ITALIE: L’agriculture dans la crise Résistances

de Jean Duflot Radio Zinzine, 27 janv. 2013, publié à Archipel 211

Aucune rubrique régulière ne traite des vicissitudes de l’agriculture dans la presse italienne. Cette omerta médiatique signifie-t-elle que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes agricoles possibles? D’un précédent article1, il semble ressortir au contraire que rien ne prédispose à un optimisme béat. (1ère partie)

Indifférence ou censure, l’aggravation de la crise du secteur primaire n’a pas l’air d’émouvoir les responsables du formatage de l’opinion.
Néanmoins, à travers un maillage associatif de plus en plus militant, des milliers de travailleurs de la terre, d’usagers d’une agriculture équilibrée, souvent biologique et de défenseurs de l’environnement organisent la résistance contre le système productiviste.
Ce qui frappe d’emblée dans ce front du refus, c’est la prolifération des initiatives.
Visiblement, l’amplitude du mouvement mobilisé aujourd’hui en Italie pour une «autre agriculture», ne cesse de s’élargir. Il se manifeste au niveau du foncier (accès à la terre, opposition à la vente des surfaces agricoles du domaine public, actions contre l’urbanisation sauvage des campagnes, création de fonds d’achat et de crédits). Il développe des réseaux de coopératives et de consortiums de production et de transformation des produits. Il intensifie la promotion de l’agriculture biologique, tout en s’efforçant d’éviter ses dérives industrielles. Il innove dans le domaine de la distribution, en multipliant les circuits courts et/ou les marchés de proximité. Il se bat pour la régénération de la biodiversité, notamment au niveau de l’émancipation des variétés anciennes et des semences reproductibles.

La révolte générale des bergers

Parmi les réactions que la crise a générées, certaines se sont parfois radicalisées, y compris dans le monde paysan qui n’hésite pas, çà et là, à enfreindre la légalité. C’est le cas du MPS (mouvement des bergers sardes) et du Forcone en Sicile: deux formes de contestation des politiques nationales et européennes (PAC) qui n’ont pas cessé d’aggraver la paupérisation du Mezzogiorno2, en particulier des zones insulaires.
Issue de la mouvance indépendantiste traditionnelle, la révolte des bergers sardes s’est structurée dans les années 1990, en réponse à l’inertie du syndicat agricole Coldiretti. Elle s’est politisée en marge des formations partisanes et a multiplié les manifestations dans les principales agglomérations de l’île (Cagliari, Sassari, Nuoro, Oristano, Tramatza, Carbonia, Olbia…). Depuis 2010, le harcèlement a pris des formes souvent imprévisibles: raids, siège des instances administratives, occupations de terres, blocages des routes, des aéroports (Cagliari-Elmas, en 2010) et des ports (en juillet 2012, à Olbia). Le mouvement est passé à l’acte en dehors de l’île: en mai, à Civitavecchia et à Rome où les forces de l’ordre ont réprimé violemment les manifestants; en septembre à Rome où la manifestation s’est jointe à la protestation des mineurs de Sulcis; à Bruxelles où une délégation a vigoureusement défendu la cause de l’économie sarde laissée pour compte et sinistrée.
Les revendications du mouvement débordent le cadre professionnel (salaires et revenus, concurrence des produits alimentaires (fromages, viandes) importés du continent, effondrement des prix des produits locaux (lait, agneau), tarifs des transports, privatisation et vente des terres (dismissioni). Elles visent aussi l’inflation du tourisme, les taxes et les impôts (13 milliards d’euros), les aides faméliques et les promesses non tenues (1000 milliards de lires en 1980). On y dénonce l’endettement de 70.000 entreprises sardes sur un effectif total de 170.000 sociétés. Le MPS a participé à la mobilisation contre la gabegie du programme de développement rural et la corruption des fonctionnaires; il prépare une série d’actions à Bruxelles, auprès de la Commission chargée de la réforme de la PAC (2014-2020). Il a contribué à l’abandon du programme d’installation d’une centrale nucléaire lors du référendum de mai 2011 (98% de voix contre) et milite pour la révision du statut foncier du gigantesque polygone militaire de Salto di Quirra.
Ce faisant, le mouvement s’efforce de fédérer en un bloc contestataire les paysans, les artisans, les commerçants, les transporteurs, les ouvriers des mines de Surgis et de l’Alcoa (société étasuniène, 3ème producteur mondial de matériel en aluminium) et les étudiants. Leur convergence a généré la Consulta rivoluzionaria, un conseil d’inspiration gramscienne3 où s’organise la désobéissance civile contre l’endettement (no debito), la fiscalité (no equitalia), les faillites et les expropriations. On y propose le développement de coopératives de production et de transformations, sur le modèle de celles du continent, pour décoloniser l’économie sarde.

La grande fourche

Plus au Sud, en Sicile, est né le mouvement du Forcone (la grande fourche), sous l’emblème symbolique d’anciennes jacqueries, maintes fois réprimées dans le passé par le pouvoir central. Dès novembre 2011, il a été amorcé par des manifestations sporadiques (débrayages, grèves de la faim) et s’est structuré à partir de janvier 2012 autour des grandes agglomérations de l’île, Syracuse, Messine, Palerme, Catania. Des noyaux tels que Forza d’Urto et Alias ont opté pour l’affrontement direct avec les pouvoirs publics. En janvier, la mobilisation de milliers d’agriculteurs, d’éleveurs, de transporteurs, de commerçants et de citoyens protestant contre la fiscalité, notamment contre l’IMU (impôt sur la propriété immobilière) a paralysé l’économie sicilienne. Les barrages routiers, le blocage des ports et du trafic dans le détroit de Messine, la paralysie des raffineries (40% des carburants italiens) visaient à faire pression sur les instances régionales et nationales. En juillet 2012, des commandos ont tenté d’élargir la révolte «sudiste» en débarquant en Calabre (barrages de Villa San Giovani). Ils ont été immédiatement refoulés par la police de Reggio Calabria et les carabiniers. L’omerta presque totale des grands médias sur l’impact du mouvement et l’interprétation officielle du gouvernement (populisme antidémocratique, collusion avec les grands propriétaires terriens, et la mafia des fruits et légumes) ont voilé jusqu’ici l’impact de cette rébellion. Coïncidence ou noyautage délibéré, l’arrestation de plusieurs membres de la mafia des transports infiltrés dans le feu des actions, a contribué à brouiller le projet politique. D’autant que les occupations de terres ont fait place à celles des municipalités et que l’allégement du prix des carburants, des taxes et des impôts, profite aussi aux couches fortunées de la population.

Un mouvement progressiste?

Reste le fond des revendications, selon les animateurs du mouvement, irréductibles à tous les parrainages politiciens ou mafieux («no padroni e no padrini»)4. Il est sans doute significatif que cette dynamique soit soutenue par des organes de gauche, tels que Il fatto quotidiano, Il Manifesto, ou des militants de Legambiente et de Bandiera rossa (d’obédience communiste). Une des chercheuses de l’Université de Cosenza (très à gauche), Ada Cavazzani, auteure de plusieurs essais sur la problématique agraire5, juge l’initiative sicilienne globalement progressiste. Selon elle, cette révolte s’est fomentée à bon escient à partir du ras-le-bol face aux dégâts sociaux de la gouvernance. Que l’on en juge par les exigences du mouvement: revalorisation des salaires des ouvriers agricoles, obligation de consommer des produits siciliens dans les cantines publiques (écoles et hôpitaux), respect des conventions collectives, réduction des taxes et des impôts, des péages, accès au crédit, abaissement du prix des carburants, révision des assurances contre les calamités naturelles, utilisation sous contrôle des fonds communautaires pour le sauvetage des exploitations en faillite. Il y est même question d’une réforme drastique de la PAC, notamment à travers le gel des importations massives de céréales, d’huiles et de fruits et légumes en provenance des pays concurrents. Actuellement, les Forconi sont censés élaborer un plan d’action contre les ventes forcées des terres et des biens publics par le gouvernement Monti. En tout état de cause, l’exemplarité des résistances sardes et siciliennes pourrait bien bousculer à court terme l’inertie officielle, à droite et, parfois même à gauche. Les priorités de l’Italie en crise sont à l’austérité. Mais les ferments du changement sont là.

Un réseau en pleine croissance

En règle générale, en ce qui concerne la plupart des litiges, en particulier l’accès au foncier, l’alternative, voire la négociation sont préférées à la résistance frontale. C’est le cas de la Campagna per l’agricoltura et de diverses initiatives structurées en réseaux sociaux qui multiplient les injonctions sur la toile (Salviamo il paesaggio, difendiamo i territori, stop al consumo di territorio, Terra bene commune, Il demanio e tuo Occupa tene, Unimondo…). A première vue hétéroclite, l’ensemble des solutions aux problèmes posés par le déclin de l’agriculture traditionnelle ne manque pas toujours de cohésion. De ce point de vue, le réseau militant engagé dans la promotion d’une agriculture émancipée des contraintes industrielles (concentration, monocultures, inflation technique, grande distribution) crée une synergie remarquable. Il fédère dans toutes les régions une vingtaine d’associations et d’ONG, souvent regroupées au sein de coordinations et de platesformes locales (Piémont, Toscane, Latium…). Citons, parmi les plus importantes, l’AIAB (association de l’agriculture bio), la Rete bioregionale, l’ARI (Association Rurale Italienne), le CIC (Centre International Crocevia), ALPA (association des travailleurs producteurs de l’agro-alimentaire), l’ASCI (Association de Solidarité pour la Campagne Italienne), Rete Semi Rurale (réseau de semences rurales), Campi aperti (association de paysans et de coproducteurs pour la souveraineté alimentaire). Y adhèrent un certain nombre de coopératives, de consortiums (La Quarantina, Le Galline felici…) et d’organes d’information, CIR (Corrispondenze Informationi Rurali), Ragnatela (centre d’alternatives), Wwoof Italia, Civilta contadina). La pétition de la campagne porte sur l’élaboration d’une loi qui permettrait de soutenir et de développer la petite et moyenne agriculture, paysanne, familiale, axée sur l’autonomie de production et l’autosubsistance, la vente directe de proximité, le respect de l’environnement, l’écologie culturale, la solidarité (le partage et l’échange de pratiques), la sauvegarde des zones agricoles défavorisées, surtout montagneuses. Du stade de l’information et de la cooptation, le mouvement s’est durci depuis le décret-loi de janvier 2012 entérinant la cession directe ou par enchères de 8% de la surface agricole utile dans 16 régions (près d’1 million d’ha). L’article 66 stipule même que la vente n’épargnerait pas les terres non cultivées des parcs et des domaines maritimes et fluviaux. Contre ces mesures iniques et dérisoires (quelques dizaines de milliards d’euros pour réduire les 1900 milliards de la dette publique), propices à la spéculation bancaire, aux multinationales du land grabbing, le réseau alerte en permanence l’opinion et fait le siège des institutions du gouvernement.

Le développement remis en cause

Parallèlement, cette lutte pacifique pour le droit à la terre et à l’autonomie alimentaire se trouve de plus en plus renforcée par des formes de contestation juridiquement moins «légales».
Dans la périphérie des grandes agglomérations, Turin, Milan, Bologne, Florence, Rome, Naples, prolifèrent les squats de friches, de terrains vagues, de prairies abandonnés. Par exemple, à Turin, autour de Mescal et des jardins de Mirafiore, des lieux de vie et de subsistance commencent à inspirer d’autres initiatives plus radicales. L’extension en Italie du mouvement Reclaim the fields rejoint les luttes pour la sauvegarde du territoire agricole. Dans le Nord, en Ligurie, au Piémont, en Lombardie, en Emilie Romagne, des groupes de militants mènent de véritables guérillas urbaines contre les projets d’infrastructures et les expropriations qu’ils impliquent. Citons en vrac, à Val Susa, dans la région de Gênes, au Frioul, l’opposition opiniâtre des No Tav contre les projets de lignes de TGV Lyon/Turin, Gènes/Tortona, Venise, Trieste, Udine qui grèvent la dette publique d’environ 95 milliards d’euros.
Mêmes réactions contre les chantiers d’infrastructures routières, destructrices de milliers d’hectares de terres agricoles. A Turin, soutenus par la gauche, Legambiente, les cercle ARCI, les comités beni communi, anti-gas, acqua publica et des militants de la gauche parlementaire, no Tem s’oppose à de nouveaux segments de périphérique; en Lombardie, ce sont les raccords et les prolongations des autoroutes Pedemontana, (67 km), reliant la Brianza, Come, Varese et Milan, à l’Est, la démultiplication du périphérique, la Brescia-Bergame-Milan (Berbemi), l’autoroute Cremone-Mantoue et en Vénétie, le projet Modene-Brenner qui sont les cibles des manifestants. A Trévise, en Campanie autour de Naples, les comités anti-gas et les groupes Paix et désarmement remettent en question l’intrusion des oléoducs, des raffineries et des concessions militaires dans les campagnes. Sans oublier, en 2011, le référendum sur l’eau (comités acqua pubblica) qui avait mobilisé vingt-sept millions d’usagers, citadins et ruraux, contre les sociétés de gestion et les régies privées.
Pour pallier à la crise rampante qui culmine aujourd’hui, d’autres alternatives se sont développées ces dernières années: la création de jardins périphériques, urbains ou ruraux (18 millions en Italie) d’éco-villages (RIVE), la multiplication de coopératives de production et de transformation, de circuits courts de distribution, de marchés libres (ex: genuino clandestino) et de réseaux de défense de la biodiversité (Navdanya Italie, réseau de Semences Rurales). L’ensemble de ces innovations, basées sur le refus du profit coûte que coûte, au détriment de l’environnement, de l’alimentation et de la pérennité même d’une agriculture durable, sont à mettre à l’actif de l’agriculture bio, en pleine expansion. A commencer dans les régions du Sud où elle s’impose comme l’une des solutions viables à la crise.

  1. Voir Archipel No 209 et 210, L’agriculture dans la crise, état des lieux, novembre et décembre 2012.
  2. Littéralement, le Midi, le Sud, donc.
  3. Membre fondateur du Parti Communiste Italien.
  4. Pas de patrons et pas de parrains.
  5. Voir Processus de résistance en agriculture et réseaux alternatifs en Italie, 2008-9, Institut National de l’Economie Agraire.