Quel journalisme pour l’Ukraine ou la Russie?

de Das Interview führte Jürgen Kräftner, EBF Ukraine, 12 nov. 2015, publié à Archipel 242

Maxime Butkevych (Kiev) a travaillé pour différentes grandes chaînes de TV en Ukraine, d’abord en tant que correspondant à l’étranger puis spécialisé dans le domaine des droits humains. Depuis quelques années il s’occupe essentiellement de la défense des réfugiés et depuis 2014 des personnes déplacées de Crimée et du Donbass. Jürgen Kräftner du FCE Ukraine l’a interviewé à l’issue de la rencontre de journalistes à Budapest.

Jürgen Kräftner: nous venons de clore cette première rencontre avec une quinzaine de journalistes de Russie et d’Ukraine ainsi que quelques invités spéciaux des Balkans et d’autres pays. Nous avons vécu des débats animés, mais sur de nombreuses questions les points de vue entre collègues de Russie et d’Ukraine convergeaient. Mais en ce qui concerne les conditions de travail et la réputation des journalistes, nous avons constaté des différences notables entre la Russie et l’Ukraine. Où vois-tu les différences?
Maxime Butkevych: l’Ukraine se trouve dans une guerre non déclarée, ce qui entrave le travail journalistique. L’opinion publique considère généralement que tous les membres de la société doivent réagir à ce conflit avec ferveur patriotique, y compris les journalistes. Ceci est en contradiction avec la déontologie journalistique. Ceci étant dit, les journalistes en général ont gagné en réputation dans la population et ils/elles font plus d’efforts pour travailler selon les règles professionnelles. Ils ont pris conscience que c’est important de publier comme des véritables journalistes. Ils s’en tiennent aux faits et ils veulent gagner la confiance des lecteurs. Bien sûr je ne parle pas ici des médias dont on connaît l’orientation tendancieuse ou bien des médias de province. En province, la situation est différente. Mais là aussi, quand je m’adresse à un journaliste local et que je lui dis qu’il enfreint la déontologie journalistique, cela ne le laisse pas indifférent. Ils comprennent qu’il y a des règles valables pour tous, mais il y a différentes raisons pour lesquelles ils ne les respectent pas toujours.
Regardons l’élite du journalisme ukrainien. Du temps du Maïdan, de nouvelles têtes ont émergé. Par exemple Kateryna Sergatskova; en 2015, elle a abandonné la nationalité russe et reçu un passeport ukrainien. Elle a écrit des textes importants sur la Crimée et sur les événements à l’est de l’Ukraine. Il n’y a pas si longtemps, personne n’aurait songé à acheter un recueil de reportages d’un journaliste ukrainien. Maintenant c’est devenu tout à fait habituel: Sergatskova et son collègue Chipaev ont publié un livre avec leurs reportages sur la guerre au Donbass qui se vent très bien.
Par contre, il est évident que parmi les journalistes ukrainiens, nous manquons de grandes autorités morales, dont le niveau professionnel servirait de modèle pour les journalistes débutants. Des gens que l’on écouterait dans toutes les circonstances. Il y en a quelques-uns, tout de même, comme Andreï Koulykov qui travaille depuis longtemps pour différentes chaînes de TV et radio et qui est au-dessus de tout reproche de manque de professionnalisme ou pire de vénalité.
Depuis les élections de l’automne 2014, plusieurs journalistes sont députés au parlement, ce qu’on peut considérer comme preuve de la confiance dont ils bénéficient désormais. Ici, c’est plus que du simple journalisme. Ce sont des gens qui se trouvent en mission pour changer la société, c’est dans ce but qu’ils avaient adopté la profession journalistique. L’élection de Serhiy Leshchenko et de Moustafa Nayème est la preuve de la popularité des journalistes critiques et indépendants. Mais le manque d’autorité morale au-dessus de tout soupçon persiste tout de même.
JK: Et en Russie?
MB: En Russie, l’on trouve une situation inverse. La profession de journaliste a largement été dévalorisée. Tout le monde est persuadé du fait que les journalistes sont à la solde de quelqu’un. Dans le meilleur des cas, c’est ce que l’on entend, ils sont au service du régime. Les grands médias sont pratiquement entièrement contrôlés par le pouvoir ou par des groupes proches du système. Même là où ce n’est pas le cas, il faut partir du principe qu’ils défendent les intérêts de ces mêmes groupes. C’est le travail engagé de quelques personnages bien connus qui fait que l’ensemble de la classe journalistique n’est pas définitivement discréditée. Ce sont des journalistes courageux qui ont gardé leur indépendance et qui écrivent sur des sujets importants pour la société et tabouisés par leurs collègues. Selon les convictions du lecteur, on peut les aimer ou les détester mais tous comprennent qu’ils jouent un rôle important. Et ils permettent à de nombreux lecteurs de se faire une image plus complète. C’est pour cette raison qu’en Russie, la profession journalistique est fortement liée à des noms précis.
Ce n’est pas un phénomène nouveau, il suffit de penser à Anna Politkovskaya1, voilà, ça c’était du journalisme excellent! Elle a été assassinée et c’était un avertissement pour toute la profession. D’autres ont connu le même sort. Et voici la grande différence avec l’Ukraine. Je suis donc d’accord avec le bon mot de nos collègues russes pendant notre rencontre: en Ukraine il y a de la journalistique mais pas de journalistes, en Russie au contraire il y a des journalistes mais pas de journalistique. C’est bien sûr une simplification, mais en effet, en Ukraine, on respecte la classe des journalistes et leurs valeurs et on croit en la responsabilité des journalistes devant la société.
Pendant le Maïdan en Ukraine, les journalistes indépendants ont joué un rôle très important. Par exemple la Hromadske Televydenié (Télé Citoyenne), une initiative de quelques journalistes critiques, qui venait tout juste de démarrer, ou alors l’agence Novi Region qui, à la surprise générale, a commencé à ce moment à fournir des reportages critiques et indépendants. Jusque-là, elle avait la connotation d’un projet commercial et proche du Kremlin, et brusquement, la rédaction a réalisé un virage à 180 degrés.
Beaucoup de gens éprouvent toujours de la reconnaissance envers les journalistes qui ont pris pas mal de risques du temps du Maïdan; d’un autre coté, on entend des critiques acerbes envers d’autres collègues, elles sont souvent parfaitement justifiées. On les traite de corrompus, vendus, tendancieux, non professionnels. La profession est depuis longtemps en discrédit, mais certains journalistes ont gagné l’estime des lecteurs.
Donc pour résumer, nous avons une situation difficile dans les deux pays, mais en Russie c’est incomparablement pire. Ces quelques journalistes font l’opinion de ceux qui ne soutiennent pas Poutine, mais du coup ils se trouvent sur le devant de la scène, ce qui les met en danger. En Ukraine c’est plus complexe. Tous savent que l’appel sur Facebook du journaliste Mustafa Nayème, de remplir un thermos de thé et de se rendre sur la place centrale de Kiev a marqué le tout début du Maïdan. Mais le Maïdan n’était pas l’œuvre des journalistes. Il n’y a aujourd’hui pas de cas d’un journaliste qui serait si influent que son élimination changerait sensiblement la situation en faveur du pouvoir. Mais du coup il n’y pas non plus de journaliste qui servirait de modèle.
Sous le régime actuel il arrive aussi qu’il nous faille nous battre pour le droit à l’expression de nos collègues, même si l’on ne partage pas du tout leurs opinions comme le montre le cas de Ruslan Kotsaba2.

JK: Quelques participants à notre rencontre à Budapest publient exclusivement sur Facebook. Qu’est-ce que tu penses de cette forme de journalisme?
MB: Les réseaux sociaux ont transformé le métier journalistique et ramolli les règles de déontologie. Mais ma génération et les journalistes plus âgés maintiennent tout de même un certain standard qui nous différencie des professionnels de la propagande ou de la publicité. Si nous perdons ces principes, ce sera la fin du journalisme. Il nous faut défendre notre métier.

  1. Anna Politkovskaya, travaillait notamment sur les exactions de l’armée russe en Tchétchénie, la corruption au sein de l’armée et des sujets des droits de l’homme. Elle a été assassinée en 2006.
  2. Blogger et journaliste de TV ukrainien qui s’est exprimé contre la 4ème vague de mobilisation de l’armée ukrainienne et qui nie la présence de soldats de l’armée régulière russe au Donbass. Suite à ses déclarations il était devenu une sorte de vedette des débats télévisés en Russie. En Ukraine il a été accusé de haute trahison et se trouve depuis février 2015 en détention provisoire.