KIOSQUE - La fabrique d'Absolu

de Bertrand Louart, 7 mai 2010, publié à Archipel 137

Dans les années 1920, l’écrivain Tchèque Karel Capek s’intéresse aux innovation scientifiques et techniques de son temps, il a popularisé le mot «robot», inventé par son frère, avec sa pièce de théâtre Rossum’s Universal Robots (R.U.R).

Il y développe le thème devenu classique en science-fiction de la révolte de la machine contre l’homme. En 1922, il publie le roman «La fabrique d’Absolu» où il raconte comment un inventeur de génie découvre le moyen très simple de désintégrer la matière et d’utiliser l’énergie ainsi libérée pour faire tourner un moteur. C’est exactement ce qui se passe aussi bien dans la fission que dans la fusion nucléaire. Capek imagine alors qu’il y a un effet secondaire fâcheux à cette désintégration: il se dégage de ce Carburateur une sorte d’odeur d’Absolu. Tous ceux qui en sont contaminés se mettent à croire en Dieu, deviennent mystiques et à plus haute dose à avoir des visions, à faire des miracles, etc.

L’ingénieur explique ce phénomène étrange de cette manière: «Tu sais ce que c’est le panthéisme? C’est la croyance que, dans tout ce qui existe, se manifeste un Dieu, autrement dit l’Absolu. Dans l’homme et dans les pierres, dans l’herbe, dans l’eau, partout. Et tu sais ce qu’enseigne Spinoza? Que la matière est seulement la manifestation ou bien un aspect de la substance divine, tandis que l’autre aspect est l’âme. (…) Leibniz enseigne que la matière est composée d’unités spirituelles, de monades, qui sont la substance divine. (…) Mais imagine un peu que mettons, Dieu soit vraiment dans toute la matière, qu’il y soit en quelque sorte enfermé. Lorsque tu désagrèges parfaitement cette matière, il s’en échappe comme d’une boîte. Il est tout à coup comme libéré. Il se dégage de la matière comme le gaz d’éclairage se dégage du charbon. Tu brûles un atome et tu as tout à coup ta cave pleine de Dieu, pleine d’Absolu. C’est renversant comme ça se répand rapidement!»

Un industriel ami de l’inventeur rachète le brevet de son Carburateur et en lance la production en masse. Les profits sont énormes, l’économie sort de la crise en 15 jours grâce à l’énergie gratuite qui fait tourner les usines. Mais de même que la foi soulève les montagnes, l’Absolu produit en masse traverse les blindages les plus étanches et se répand à travers le monde. A mesure que l’épidémie de religiosité s’étend, l’économie s’effondre puisque tous les travailleurs se mettent à prier et se lancent dans des guerres de chapelles. Car autour de chaque Carburateur se crée un culte qui considère bientôt les autres comme hérétiques et invite à les convertir. La guerre civile religieuse mondiale menace. Les Etats réagissent en envoyant leurs armées rétablir l’ordre, mais celles-ci sont également équipées de Carburateurs et les généraux se transforment en prophètes de nouvelles grandes religions avec des milliers de fidèles fanatisés et armés à leurs ordres. C’est donc le jihad complet et le carnage le plus total à l’échelle planétaire. Au bout d’un moment, les combats cessent faute de combattants et l’ardeur mystique retombe, tout l’Absolu ayant été consommé à faire s’envoler les âmes au Ciel. Et les survivants bannissent à jamais l’usage de cette invention pour le moins diabolique.

En fait, dans ce roman, la désintégration atomique dans le Carburateur et sa production d’Absolu n’est que le prétexte à une charge bouffonne essentiellement anti-cléricale, s’en prenant tour à tour au cynisme des capitalistes, à la vanité des savants, au fanatisme religieux et à la gloriole des militaires pour se terminer sur un appel à la tolérance assez bonhomme. Rien que de très classique, en somme, pour un auteur de gauche du début du XXème siècle. Mais on voit par là que Capek n’a rien à voir avec le progressisme de gauche tel qu’on le connaît aujourd’hui: le thème récurrent dans ses écrits semble bien être l’idée que l’on ne peut pas tout avoir pour rien et qu’en conséquence les ambitions démesurées engendrent les conséquences les plus funestes.

Pour lui, les progrès scientifiques, techniques et industriels n’échappent pas à ce principe connu depuis les temps les plus reculés et présent dans toutes les mythologies des sociétés traditionnelles. Les Grecs anciens eux-mêmes avaient une conscience très aiguë de ce principe, et leur philosophie est traversée par l’idée que l’activité humaine doit éviter de troubler l’harmonie du Cosmos, c’est-à-dire éviter la démesure (hybris) et la vengeance divine qui en découle (Némésis). En Europe, à la fin du XVème siècle, le mythe de Faust apparaît dans les classes populaires pour mettre en garde ceux qui sont tentés d’acquérir un pouvoir par la manipulation de signes et de symboles abstraits. En effet, à cette époque, les sciences «exactes» (astronomie, chimie, médecine, etc.) sont encore étroitement liées aux sciences occultes telles que la magie, l’astrologie et l’alchimie (pour mémoire, au XVIIème siècle, Newton écrit plus de pages sur des sujets comme l’alchimie et la théologie que sur des sujets scientifiques). Le pouvoir acquis par ces manipulations abstraites en étant indépendant de l’activité collective des hommes, menace de subvertir leur communauté et ses traditions, les mœurs et les règles (toujours perfectibles) qui permettent aux hommes de vivre ensemble sans s’entre-déchirer. En effet, Faust use de son pacte avec Méphistophélès pour posséder les femmes, la richesse et le prestige, autrement dit pour avoir tout pour rien, engendrant sur son passage ruine et désolation jusqu’au désastre final.

Naturellement, pour les scientistes d’ITER, tout cela n’est que superstition obscurantiste: ils sont pourtant les derniers en date à chercher la pierre philosophale qui transmutera la vile matière en pure Energie et leur conférera la toute-puissance…

Bertrand Louart

* traduction française aux éd. Ibolya Virag, 1998