KIOSQUE: Transit et déjections - "La grande braderie à l'Est"

7 mai 2010, publié à Archipel 140

L?anthropologue Claude Karnoouh, sp

L’anthropologue Claude Karnoouh, spécialiste des Balkans, et l’historien Bruno Drweski, connaisseur de la Pologne et de la Biélorussie, signent avec l’économiste belge d’origine hongroise Nicolas Bardos-Feltòronyi, le sociologue hongrois Gabor Tàmas et d’autres un ouvrage sur la «transition» des pays d’Europe centrale et des Balkans, du «communisme» à la démocratie de marché.

Le titre est explicite: on a «bradé» ces pays et leurs économies. La démonstration heurtera le lecteur habitué aux discours convenus sur les réussites de la transition dans les PECO (Pays d’Europe centrale et orientale) désormais intégrés ou en voie de l’être à l’Union Européenne et à l’OTAN. Une réussite parfois opposée aux échecs de la Russie et de l’Ukraine. D’ailleurs, l’ex-URSS et l’ex-RDA n’entrent pas dans la démonstration de ces auteurs focalisés sur l’Europe du Centre et les Balkans

Ce bilan globalement négatif ne convaincra ni ne plaira aux «transitologues» officiels qui peuplent les médias et les centres spécialisés dans la défense et illustration des mérites de la «transition» considérée comme le passage d’un lieu connu et détestable («le communisme») vers un autre lieu connu et adorable («la Démocratie»). Cette façon habituelle et dogmatique d’envisager le «transit» en ignore les déjections ou n’y voit que «douleurs passagères de la transition» .

Les coordonnateurs de l’ouvrage infligent à cette transitologie un implacable purgatif sémantique: à leurs yeux «la diarrhée déversée dans les séminaires, colloques, conférences, congrès nationaux et internationaux» semble n’être qu’eau fade nauséabonde dissimulant mal sa couleur politique, celle qu’imposent les commanditaires. Ainsi, le «tourisme universitaire» et le «monitoring» des droits de l’homme et de la Démocratie serait une machine à corrompre et à induire «la soumission, la bassesse, la servilité» des élites de l’Est convoquées au «marché des subventions» . Et en effet, un immense réseau de fondations, notamment américaines, encadre et soutient dans les PECO et l’ex-URSS, une myriade d’ONG, de décideurs, de journalistes voués à la «transition démocratique» dans ces pays. Nous avons tous l’expérience de ces «voix de l’Est» qui font entendre aux oreilles occidentales ce qu’elles veulent bien entendre… ce pour quoi les experts sont payés.

Un mystère nommé «socialisme réel»

Mais d’où viennent ces voyageurs en transit? Est-on déjà bien sûr de pouvoir mettre un nom sur la gare de provenance?

Le point de départ du «transit», le dit «socialisme réel» 2 d’avant la chute du mur, ne fait pas l’unanimité des auteurs. Pour Gabor Tàmas, il s’agissait d’un capitalisme d’Etat avec classe possédante collective, les changements n’ayant donc porté que sur le régime politique et le type de propriété. Il n’en décrit pas moins «des destructions réelles, l’élimination de milliers de postes de travail, la régression de provinces entières à l’âge préindustriel (…) d’incroyables profits réalisés grâce à de vertigineux mouvements spéculatifs de capital» .

Pour Bruno Drweski, l’ancien système aurait été un hybride de relations para- et post-féodales, d’esclavagisme (le goulag ) et d’éléments de modernité capitaliste. Il distingue cependant des héritages socialistes dans la conscience et les comportements, un «socle de souvenirs» et de «principes sociaux nouveaux» qui compliquent la transition au «vrai» capitalisme. Les observateurs de ces pays constatent en effet la persistance d’une culture du travail, des relations non-marchandes et informelles qui ne conviennent pas au système de profit et de compétition où ces anciens citoyens «de l’Est» sont conviés. Leur malaise et leurs regrets d’un certain passé est vite qualifié, par des observateurs superficiels d’«ostalgie».

Les principaux acteurs de cette transition? Pour Darius Ciepelo, vice-président d’ATTAC-Pologne, la restauration du capitalisme privé s’est accomplie dans une situation de «vide théorique» face aux idées néolibérales et ses acteurs sont aussi bien les nomenklaturas «communistes» que les nouveaux milieux d’affaires «démocratiques». De citer le célèbre dissident et ancien conseiller «gauchiste» de «Solidarnosc» Jacek Kuron, s’exprimant en 1989: les communistes sont «les promoteurs les plus enthousiastes du capitalisme en Pologne. Ils sont nos alliés (à nous, libéraux) et ne constituent pas du tout des barrières ou des menaces pour la réalisation de nos objectifs» . Le passage d’anciens «gauchistes» au néolibéralisme est un autre aspect de cette reconversion, dont les exemples ne manquent d’ailleurs pas aux Etats-Unis et en France.

On sait que le scénario est identique en ex-URSS, où la bataille pour le repartage des biens continue entre clans rivaux, mais pas en ex-RDA, littéralement annexée et «privatisée» par le capitalisme ouest-allemand. On sait par ailleurs qu’en Pologne, la droite dure récemment parvenue au pouvoir entend remettre en question le consensus libéral-post-communiste de 1989 afin de procéder à une éradication politique du communisme. Ce tournant politique annonce-t-il le retour, en Europe centrale et balkanique, des forces réactionnaires et fascisantes qui dominaient sous les régimes de l’Est, autoritaires et fascistes, d’avant 1940 – Tchécoslovaquie exceptée?

Centre-périphérie: un rapport néocolonial?

Nicolas Bardos-Feltòronyi s’attache, lui, à décrire la rentrée du Capital (occidental) au centre de l’Europe. Les PECO intégrés à l’UE se situent à 41% du niveau moyen de productivité de l’UE et à 20% du niveau des salaires. Le taux de plus-value y serait du double ou du triple. Environ 80% des investissements directs de l’UE à l’Est sont concentrés dans trois pays: Pologne, Hongrie, République tchèque. Mais «l’essentiel (de cette pénétration) ne fait que profiter des privatisations et ne constitue ni créations d’entreprises, ni transferts technologiques» . La part des acquisitions étrangères dans les biens privatisés jusqu’en 1998 est de 48% en Hongrie, 20% en Pologne, 10% en République tchèque. Au total «50 à 75%» de l’économie des PECO serait directement ou indirectement contrôlée par les firmes occidentales, et dans le secteur bancaire, la mainmise atteint, en termes de PIB, 90 à 100%.

Quel rapport, dès lors, entre les pays industrialisés de l’Ouest et les pays moins avancés de l’Est? Celui du «centre» à la «périphérie». On en revient en quelque sorte à la situation d’avant 1940 – ou d’avant 1914 en ex-URSS, sauf qu’on est aujourd’hui en pleine «globalisation» de l’économie. De plus, les anciens régimes pré-communistes (semi-féodaux, terriens, cléricaux, fascistes) ont été balayés par les révolutions socialistes et la «modernisation de rattrapage» , comme on l’appelait déjà à la fin du XIXème siècle, a bien avancé sous les régimes de socialisme d’état. Les réformateurs des années 1990-2000 n’héritent pas d’un désert ou d’un «autre Tiers-Monde» mais de solides infrastructures, d’industries (moyennant des pollutions dignes de nos bassins industriels des années 30-50), de populations alphabétisées, d’intellectuels hautement qualifiés, de main-d’œuvre ouvrière à la fois bien formée et sous-payée dès lors qu’elle est privée de son «salaire social» de l’Est et mesurée sur le marché salarial de l’Ouest. Les anciens «pays de l’Est» se présentent d’ailleurs en ordre inégal sur la ligne de départ de leur course à la mondialisation: la Slovénie, la République tchèque, voire la Lettonie et l’Estonie disposent d’atouts supérieurs à ceux des pays des Balkans ou des républiques moins développées de l’ex-URSS. On observera au passage que la Slovénie, la république la plus évoluée de l’ex-Yougoslavie, a amélioré ses positions en évitant une «thérapie de choc» libérale dévastatrice. Aux différences entre pays s’ajoute le fossé des inégalités creusées entre classes et régions: une jet society des grandes villes, branchée sur les mégalopoles d’Occident, et quelques régions en plein essor (Prague, Budapest, comme d’ailleurs Moscou) coexistent avec des zones industrielles sinistrées et des provinces larguées par le «progrès».

Les peuples de l’Est ont-ils «choisi la liberté»?

Mais la «braderie de l’Est» est-elle vraiment une surprise? Qui a pu croire, dans l’euphorie de la «chute du communisme», que la réunification de l’Europe n’obéirait pas aux lois du développement inégal et de l’impérialisme classique?

Les auteurs de la «Grande Braderie» ont mis le doigt sur le désastre social de cette transition et la mainmise occidentale.

Le doigt sur ce qui fait souvent l’objet d’un déni de réalité chez nous, spécialement dans les milieux de gauche: la reconnaissance d’une «régression sociale» implique en effet qu’on reconnaisse quelque mérite aux anciens régimes de l’Est, ce qui est impensable lorsqu’on a adopté la formule de Churchill, «la Démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres». Or, qui n’a pas applaudi, en 1989, à la chute «des dictatures communistes» et à la libération des peuples du joug soviétique?

On ne peut d’ailleurs ignorer les ressorts internes de cette authentique libération: l’aspiration des peuples, et non seulement des élites, à une consommation de masse délivrée du système des pénuries, à des libertés individuelles que les régimes socialistes d’Etat refusaient à leurs citoyens. Lesquelles consommations et libertés se trouvent, forcément, corsetées par les nouvelles normes du système occidental de prédation et le comportementalisme propre à l’idéologie publicitaire. L’ouverture de ces sociétés autrefois fermées a entraîné la levée, au moins partielle, des obstacles à la circulation des idées et des personnes avec pour effet de rendre possibles des rencontres inédites, des solidarités et des luttes transnationales pour un autre monde – impensables au temps du «rideau de fer». Qui oserait regretter le temps où les bureaucrates-censeurs de l’Est décidaient de ce que l’on pouvait lire et de qui pouvait voyager?

Le malheur, prévisible, est que l’on n'a pas seulement démoli une tyrannie, mais des sociétés et des cultures relativement autonomes et libérées pour les embrigader dans de nouvelles formes de tyrannie, peut-être les plus «totalitaires», celles que décrivait Huxley dans «Le meilleur des mondes».

Par ailleurs, les gens de l’Est accueillis avec des régimes de bananes et des valises pleines de Deutsch Marks lors de la chute du Mur sont confrontés aux nouveaux murs de la «forteresse Europe» plus ou moins franchissables en fonction des degrés de pauvreté, de «blancheur», de chrétienté des arrivants et des besoins en immigration «choisie» des pays riches.

Bénéficiaires des délocalisations et des salaires au rabais qui font régresser l’Ouest, les habitants de la «nouvelle Europe» de l’Est découvrent aussi ce que la réunification du continent implique de destructions industrielles, agricoles et humaines chez eux, de nouvelles formes de servitude, où les auteurs signalent le marché de la prostitution (500.000 femmes de l’Est chaque année dans le commerce sexuel de l’Ouest) et l’on peut y ajouter l’exemple des nouvelles «plantations d’esclaves» du sud de l’Espagne. Constat déjà banal: la «société ouverte» chère à Georges Soros l’est surtout aux capitaux et aux marchandises, à l’OTAN avec laquelle le célèbre milliardaire-spéculateur-philantrope coordonne ses actions, aux migrants utiles, taillables et corvéables à merci. Frontières ouvertes donc, aux nouvelles formes d’exploitation, de répression et de militarisation. D’où la baisse d’enthousiasme des peuples invités à l’ouverture: aux élections européennes du 13 juin 2004, les auteurs ont relevé 20% de participants en Pologne et en Slovénie, 25% en Tchéquie, 16% en Slovaquie. Remarquons, au passage, que «la Nouvelle Europe» est félicitée chez nous par maints intellectuels de la post-gauche qui vantent son philo-américanisme et sa volonté d’intégration à l’UE ou à l’OTAN, ses engagements en Irak etc. «Eux au moins ont compris ce que l’Europe ancienne tarde à admettre. C’est parce qu’ils connaissent le prix de la liberté». Seul défaut de ce raisonnement: il confond le discours des élites (les Havel et compagnie) avec les sentiments des populations de l’Est. Celles-ci semblent rien moins qu’enthousiastes à l’idée d’être «latino-américanisées», entraînées dans les guerres du Moyen-Orient et bardées de bases US.

Les effets boomerang de la libéralisation à l’Est seront-ils nationalistes et souverainistes, ou donneront-ils lieu à un nouvel internationalisme de résistances? Politiquement, la question est posée de savoir si l’on prend appui sur les Etats-nations pour contester l’«impérialisme mondialiste» ou si l’on trouve préférable des mouvements de «société civile» transnationaux. La question est également posée en Russie ou en Amérique latine. Elle fait débat au sein de la mouvance altermondialiste ou antiglobaliste.

Reste à voir aussi ce que réserve l’Union Européenne: le «retour au bercail» des anciens pays de l’Est n’est pas une simple colonisation, il s’inscrit dans un processus d’intégration continentale, participant de l’économie-monde globalisée. Ce n’est donc pas «le retour à la case départ» de 1914 ou 1940!

Outre les «internationalistes» et les «souverainistes», il y a des «européanistes» qui espèrent qu’un bloc européen bien intégré pourrait sauvegarder «notre civilisation, notre culture» des effets dévastateurs de la mondialisation «à l’américaine».

La «Grande Braderie» est loin de dresser un bilan exhaustif de l’après-chute du Mur à l’Est. Il faudrait, entre autres, creuser la question des transformations sociales, de l’évolution des paysanneries, des migrations. Il faudrait aborder le cas spécifique de l’ancienne RDA. Et au delà des diagnostics, scruter les chances de développement de résistances populaires, en particulier celles qui remettent en question la «Pensée unique» en matière de Développement, de Démocratie, de Modernité....

Jean-Marie Chauvier

Bruxelles

  1. sous la direction de Claude Karnoouh et Bruno Drweski (Auteur de «La Biélorussie», coll. «Que sais-je?» PUF. Collaborateur de «L’Etat du Monde», ed. La Découverte, animateur de la revue «La Nouvelle Alternative»), ed. Le temps des Cerises, 2005

  2. Pure convention des auteurs qui ont renoncé aux appellations idéologiques habituelles (communisme, socialisme – éventuellement défiguré, perverti, dégénéré – capitalisme d’Etat, totalitarisme, etc.). Certains parlent aussi de socialisme «d’Etat» ou «féodal». L’étiquette «socialisme réel» dérive involontairement du vocabulaire de Brejnev qui entendait distinguer le socialisme prétendument idéal du «socialisme réellement existant», celui de l’URSS et des pays dits «socialistes». Ceux-ci ne se proclamaient d’ailleurs pas «communistes». Ils étaient en train de «construire le communisme», une lointaine planète où règneraient l’abondance et l’égalité, la société sans classe et sans Etat (autogérée).