COLOMBIE: Agriculture et semences,où en est-on?

de Cynthia Osorio*, 5 janv. 2016, publié à Archipel 242

Cela fait déjà presque un an, qu’Alba, Antonio et moi, tous les trois Colombien-ne-s, avons parcouru six pays d’Europe dans le cadre de la campagne européenne «Semences et Résistance», pour témoigner de la situation des semences, de l’agriculture et de la paysannerie en Colombie. 2ème partie

Dans la première partie, l’auteure expliquait ce qu’est l’extractionnisme, un modèle où l’on prélève les ressources naturelles sans rien laisser au territoire, et évoquait le contrôle oligopolistique du système alimentaire en Colombie.
Les mobilisations sociales
L’année 2013 fut mouvementée pour les Colombiens. La crise économique (crise des secteurs de la santé, de l’éducation, de l’emploi, etc.), conséquence de l’introduction du modèle néolibéral depuis les années 1990, s’est intensifiée avec le début de l’application des Traités de Libre Echange (TLC)1. En très peu de temps, les effets négatifs de ce traité sont apparus sous forme de crise touchant les petits producteurs paysans, les forçant à descendre dans la rue, et cela dans tout le pays. Il y eut une forte participation avec un large soutien citadin et les paysans ont réussi à tenir pendant de longues périodes. Ils ont découvert une chose importante pendant cette année: ils ont du pouvoir.
Grâce au succès du documentaire Colombia 9.70, les confiscations de semences et les pénalisations faites aux paysans ayant ressemé leurs propres semences, selon l’application de la Résolution 9.702 de l’ICA3, ont été rendues publiques. L’intention évidente est de contrôler (entre peu de mains), le dernier maillon de la chaîne alimentaire appartenant aux paysans: les semences. Aux protestations paysannes se sont ajoutées celles d’autres secteurs de l’environnement ainsi que les mouvements sociaux.
Les indigènes et les communautés noires, plus habitué·e·s aux confrontations directes avec le gouvernement ont rejoint le mouvement avec leurs revendications traditionnelles de défense du territoire.
Malgré les différences entre les secteurs (paysans, noirs, indigènes et autres mouvements sociaux), un cahier des charges national unique4 a été constitué, ainsi qu’une table ronde nationale entre les porte-paroles des organisations réunies lors du Sommet agraire, paysan, ethnique et populaire, et le gouvernement national, sous la coordination du ministère de l’Intérieur5. Un résultat positif immédiat des mobilisations de 2014 a été le «gel»6 de la 9.70.
La création de cette table ronde a été suivie d’un silence total, pour le reste de l’année 2014. Les manifestions se sont arrêtées. Le thème des semences n’occupait plus le devant de la scène publique pour les médias officiels. Que se passait-il?
On peut dire que la bagarre était dure. Selon l’ancien adage «diviser pour mieux régner», le gouvernement a tenté «d’acheter» chaque secteur, en offrant des fonds pour compenser, entre autres, les pertes possibles dues à l’application des TLC. Il proposait aux organisations de présenter des projets, afin de réduire les effets négatifs sur chaque secteur. Les organisations se sont mises à la tâche afin d’élaborer des projets pour accéder aux fonds. Mais quels étaient les critères pour octroyer les fonds à chaque organisation? La procédure était-elle équitable? Que se passait-t-il avec les secteurs n’ayant pas participé à la table et/ou proposé des projets? Que se passait-t-il avec les thèmes politiques de fond de l’accord?
«Les négociations se sont concentrées sur les fonds que promettait le gouvernement pour les projets, mais celui-ci a détourné la question des points politiques de l’accord, par exemple l’exploitation minière et la territorialité paysanne. Même pour les petites sommes demandées pour les projets de 2014, il y a eu des difficultés, peu d’entre elles ont été accordées (…).
Par rapport aux autres éléments du cahier des charges, le gouvernement est en train de prolonger la négociation. Durant le séminaire politique du sommet agraire, qui a eu lieu il y a peu, nous avons posé un ultimatum, et il a été proposé de lancer une grande grève nationale pour la fin de cette année ou le début de la prochaine.»7
Heureusement, les organisations ont réussi à maintenir une unité au milieu de la diversité. «Les différences internes existent et ne sont pas dissimulées. (…) Ce qui est positif, c’est que maintenant ce Sommet Agraire existe pour discuter de ces problèmes en toute confiance, et pour cela il faut renforcer l’unité», affirmait José Santos, porte-parole du Processus des Communautés Noires -PCN.
«Prioriser ce qui unit, mettre en second plan ce qui divise, semble être le critère pour conduire un processus réunifiant, qui doit se penser sur le long terme.»8
Tandis que les luttes sociales continuent, tristement, les assassinats des leaders aussi. Le cas le plus récent est celui de Carlos Alberto Pedraza qui était à la tête d’importantes luttes sociales dans différents mouvements, faisant partie du Congrès des Peuples et du Sommet agricole, paysan, ethnique et populaire9.
Malgré les tentatives de division, les promesses non tenues du gouvernement, les morts et les menaces, les détentions illégales des leaders du mouvement10, de nouvelles mobilisations sont prévues: «nous croyons qu’il est nécessaire de se remobiliser en vue d’une grève nationale, vu que la négociation avec le gouvernement national n’a pas eu lieu, que les tables rondes régionales n’ont pas fonctionné, le gouvernement n’a pas pris l’affaire au sérieux.»11 Dans ce sens, pour beaucoup d’organisations sociales et politiques alternatives, le processus de paix à La Havane est nécessaire et important mais ne répond pas aux demandes du peuple colombien, n’apporte pas de solutions de fond en vue de la fin du conflit: le gouvernement n’accepte pas de parler du modèle économique, ni du rôle des forces armées, et poursuit les menaces et les assassinats.
Pour ces organisations, «la paix, c’est que nos droits soient respectés et qu’on nous laisse vivre tranquillement et dignement dans nos territoires», c’est pourquoi elles proposent une troisième table ronde de négociation incluant les organisations sociales.
Les Lois des Semences et les confiscations
Il semble qu’il y ait un silence général sur les normes des semences. L’agro-écologie et les semences font partie des exigences demandées au gouvernement dans le deuxième point du cahier des charges par la Table Ronde Unique, cependant aucun accord n’a été obtenu, pas même sur le premier point.
Néanmoins, le thème est débattu à un niveau plus spécifique, dans d’autres milieux. Dans le Réseau des Semences Libres de Colombie (RSLC: Red de Semillas Libre de Colombia) sont débattus la 9.70 et le nouveau projet de loi. On attend de voir quelle stratégie le gouvernement mettra en œuvre pour introduire l’UPOV 9112.
Il n’y a pas d’information dans les médias sur les récentes confiscations. Les dernières données datent de 2012, avec plus de 4.000 tonnes de semences confisquées. Parmi les cas à signaler, il y a les 11.645 kg de semences locales de coton, détruites à cause d’une loi différente de la 9.70, pour «cause sanitaire»; 7 mois plus tard, l’ICA reconnaissait que la semence était bonne. La solution que trouvèrent les paysans fut d’acheter les seules semences disponibles, du coton transgénique de Monsanto (!) qui fut souvent source de maladies cette année-là, causant des millions de pertes dans la région.
Le réseau de gardiens des semences de vie13
Après la tournée en Europe, en mars 2014, beaucoup d’engagements et de responsabilités avaient été pris, en plus de nos propres travaux. Grâce au soutien de parrains et marraines et de quelques fondations européennes, nous avons avancé dans les tâches proposées. Indépendamment de ce qui se passe avec les lois sur les semences, nous restons fermes dans notre travail et notre engagement pour conserver, sauver, préserver et promouvoir l’usage durable de semences natives et indigènes qui risquent de disparaître, renforçant la production et l’approvisionnement de semences agro-écologiques de qualité.
En ce qui concerne l’organisation, le nombre de membres du réseau a augmenté. Aujourd’hui, nous sommes plus de 40014, répartis en plusieurs noyaux: on compte maintenant quinze noyaux dans six départements. Avec la participation des représentants de chaque groupe, nous avons convoqué la 9ème Assemblée du Réseau des Gardiens de Semences de Vie en septembre 2014, avec 150 gardiens de semences et plus de 200 personnes le jour de foire.
Cette année-là, elle s’est tenue dans le Cauca, ce qui entrainait l’effort supplémentaire de sortir du territoire où était né le réseau et où la majorité des gardiens de semences vivent. Plusieurs des anciens gardiens n’étaient jamais sortis de Nariño et étaient contents de connaître une région voisine mais éloignée. L’assemblée a permis de réaffirmer les engagements individuels et collectifs dans un groupe qui maintenant s’est agrandi.
Les campagnes de sauvegarde
Nous sommes conscients du danger évident que les semences industrielles remplacent les semences autochtones, avec ou sans législation. Le gouvernement a dédié des sommes et efforts considérables pour promouvoir les semences transgéniques et «améliorées» avec des programmes agricoles, de la publicité, de la visibilité dans les universités, etc. La bagarre est très difficile sur ce thème. Notre façon de lutter, c’est de continuer à renforcer les campagnes de sauvegarde de semences. Grâce à l’appui de nos parrainages internationaux, nous avons réunis les fonds nécessaires pour la construction de deux serres avec arrosage pour la production de semences maraîchères qui seront distribuées aux gardiens de semences pour être multipliées, ainsi qu’aux voisins et compagnons de route. Au niveau individuel, nous nous sommes engagés à récupérer 300 variétés de semences. L’engagement pour le noyau est de sauvegarder quatorze variétés, et pour le réseau RGSV, élargi à la RSLC ainsi que la Coalition des Peuples pour la Souveraineté Alimentaire, nous avons réussi à distribuer 700 sachets de semences de variétés de lupin et d’amarante. Nous devons maintenant nous concentrer plus sur la consolidation des campagnes pour promouvoir l’intégration de ces variétés dans la nourriture quotidienne, par des foires gastronomiques et autres activités.
Concernant les Centres de Semences, à Nariño, l’échange et la vente de semences continuent à fonctionner dans les maisons des gardiens des semences par des mécanismes de prêt. En 2014, nous avons vendu des semences de vies à plus de 1500 personnes qui souhaitent les cultiver. Et nous sommes parvenus à répertorier 700 variétés de plantes sauvegardées, circulant dans le centre de semences de Pasto.
Il y a eu plus de 40 formations sur le thème de la conformation et de la gestion de centres de semences. Dans les noyaux du Cauca, Antioquia et Cundinamarca, des processus de création de centres d’introduction, de mise à jour d’inventaires et de caractérisations de variétés ont commencé.
Sur le thème de l’Economie Solidaire, les fonds d’épargne et de crédit continuent d’augmenter et un regroupement s’est réalisé avec la Fédération Agrosolidaire Nariño qui travaille sur ce thème. Nous avons réussi à établir des règles du jeu claires pour soutenir les projets de vie des membres avec des fonds autogérés et nous incitons les autres noyaux à développer cette stratégie qui permet de nous rendre indépendants des banques.
De plus, nous continuons de développer les systèmes de commerce solidaire, par la vente de semences, mais c’est une pratique qu’il faut renforcer encore plus en quantité (de plus en plus de producteurs veulent revenir aux variétés anciennes) et qualité, dans la production, la sélection, le stockage et l’emballage.
Dans notre page web et dans les manifestations auxquelles nous assistons, nous continuons à rendre publique l’activité de vente de semences, sachant que c’est un acte de désobéissance civile selon l’ancienne loi. Nous savons qu’il nous manque une meilleure promotion dans d’autres médias.
Le thème des Marchés Agro-écologiques avance avec les Paniers Verts et c’est un pari pour 2015 de réactiver cette initiative avec un point de vente fixe dans Pasto. Dans le Cauca, le groupe RGSV s’est intégré à la ACIN15, pour participer aux marchés paysans Mingalerias avec des produits agro-écologiques.
Au niveau éducatif, notre proposition d’Ecoversité s’est focalisée cette année sur le développement de plus de cent formations, au niveau local, national et international.
Les thèmes centraux sont les plans de systèmes de cultures agro-écologiques, la production de semences, la gestion de centres de semences, le stockage, l’inventaire de semences, les campagnes de sauvegarde, l’économie solidaire, et la formation de réseaux de gardiens de semences.
Avec la RSLC et la RSLA, nous avons développé les aspects normatifs et le thème des transgéniques. Au mois de juin, nous avons organisé la réunion annuelle de la RSL Colombie, où nous nous sommes mis d’accord sur la nécessité d’une réforme constitutionnelle pour déclarer le pays libre de transgéniques.
En attendant, chaque organisation fera des efforts au niveau local. La réunion annuelle du RSL des Amériques aura lieu en Equateur durant le mois d’octobre. De plus, nous sommes en train de faire des analyses pour la détection des transgéniques. Nous vous tiendrons au courant des résultats.
Tout cela représente beaucoup de travail et, dans le quotidien, il est difficile d’écrire et de maintenir le contact. En vous racontant tout cela, nous sentons que le lien, créé il y a un an en Europe, continue d’exister. Nous savons que chacun depuis son pays continue à apporter un changement nécessaire… pour maintenir l’espoir en la vie. Nous voulons le répéter: merci beaucoup!

* Economiste de l’environnement. Coordinatrice du Noyau du Cauca – RGSV-Colombie. www.colombia.redsemillas.org Contact: oscinta(at)yahoo.es

  1. Signés avec l’Union européenne, les Etats-Unis et le Canada, entre autres.
  2. Le documentaire Colombie 970 relayé sur YouTube a été diffusé à une telle rapidité que la directrice de l’ICA (Institut Colombien de l’Agriculture et de l’Elevage) a dû s’exprimer publiquement dans les médias officiels (radio, presse écrite et télévision), favorisant de fait la diffusion du documentaire. La Résolution 970 dont il tire son nom est une des requêtes pour la signature des TLC.
  3. Institut Colombien de l’Agriculture et l’Elevage, équivalent de l’INRA en France.
  4. Le cahier des charges unique inclut des propositions et revendications sur les thèmes suivants: terres, territoires collectifs et lois territoriales; «auto-économie» contre le modèle de spoliation; minerais, énergie et ruralité; cultures de coca, marijuana et pavot; droits politiques, garanties, victimes, justice et droits sociaux.
  5. Décret 870 du 8 mai 2014, ministère de l’Intérieur colombien.
  6. Légalement, ce terme n’existe pas. Simplement cela veut dire que le gouvernement ne va pas l’appliquer et cela pour un temps indéfini…
  7. Rapport de Robert Daza, membre de la Coordination Nationale Agraire (CNA) et représentant de la Mesa Única Nacional, devant l’assemblée des Délégués du Comité d’Intégration du Massif Colombien Nord de Nariño, les 7 et 8 février 2015.
  8. «Cumbre Agraria – Santos. Sigue Ganando la Cumbre Agraria» (Sommet Agraire vs. Santos: Le Sommet Agraire continue à gagner). Colombia Informa, 6 octobre 2014.
  9. «Mientras continúe la lucha por la vida digna, Carlos Alberto Pedraza seguirá vivo». (Tant que la lutte pour une vie digne continue, Carlos Alberto Pedraza sera vivant), par Alberto Castilla, sénateur de la république, Polo Democrático Alternativo. 26 janvier 2015
  10. Au cours du mois de juillet 2015, 15 leaders du Sommet Agraire ont été arrêtés, accusés de rébellion, sans procédure légale.
  11. Jimmy Moreno dans «Cumbre Agraria: el 2015 será el año de las movilizaciones» (Sommet Agraire: 2015 sera l’année des mobilisations).
  12. La loi 1518 de 2012, qui devait permettre d’implanter l’UPOV 91, a été déclarée irrecevable pour manque de consultation préalable des communautés indigènes et noires, tel que l’exige la Constitution Colombienne. Nous attendons la réponse du gouvernement pour savoir comment il prétend résoudre cette question puisqu’il n’existe pas de législation sur le mécanisme de cette consultation. De plus, nous demandons que les communautés paysannes soient consultées, point qui n’est pas encore pris en compte par la Constitution. Pour l’instant, on sait que le gouvernement profite de réunions, hors contexte, avec les différents secteurs, indigènes et paysans pour mettre sur le tapis ce thème de la UPOV 91, expliquant les «bénéfices» de son application. Est-ce que le gouvernement appellera ça des «consultations au préalable»?
  13. Basé sur un rapport d’Alba Portillo, coordinatrice National de la RCSV.
  14. Entre gardiens de semences, amis des semences et semillistas.
  15. Association de gouvernements indiens du Nord du Cauca.