COLOMBIE: Révolte sociale

de Samina Stämpfli, 15 sept. 2021, publié à Archipel 306

Lorsque la grève nationale a débuté le 28 avril dernier contre une réforme fiscale prévue par le gou-vernement, personne ne pensait alors que la résistance du peuple colombien allait durer si longtemps. Aujourd'hui, "nous assistons à un changement profond". Entretien avec Victor Barrera, chercheur spé-cialisé dans les conflits.

Chaque jour nous avons écho de nouvelles atrocités commises par la police et des militant·es d'extrême droite. Ces derniers, appelés Gente de Bien, gens de bien ou gens de bonne maison, se regroupent, sous la protection de la police, pour abattre les manifestant·es ou les faire disparaître. Sur Twitter, des hommes politiques tels que l'ex-président Álvaro Uribe Vélez et des membres du Centro Democrático parlent de "nettoyage social" et appellent au meurtre de leur propre peuple. Des témoins rapportent que des dizaines de corps apparaissent à la surface des rivières, jetés à l'eau après avoir été vraisemblablement torturés à mort. Diverses organisations de défense des droits humains ont dénombré au moins 327 disparu·es et 83 assassiné·es au cours des deux pre-miers mois du soulèvement populaire. Les agressions sexuelles commises par des policiers et les attaques contre des journalistes sont monnaie courante. Ce mouvement social divise la Colombie. La classe politique, qui contrôle également les médias, ne veut pas perdre le pouvoir et les mani-festations bénéficient de plus en plus de soutien au sein de la population.

Victor Barrera travaille comme politologue à l'université Javeriana de Bogota et coordonne les départements de l'Etat, des conflits et de la paix au sein du CINEP (Centro de Investigación y Educación Popular, Centre d'investigation et d'éducation populaire). Il mène depuis longtemps des recherches sur la contestation sociale en Colombie et tente ici de mieux cerner ce mouvement.

Samina Stämpfli: Monsieur Barrera, "Le gouvernement est plus dangereux que le corona virus." Tel est le slogan qui résonne en ce moment en Colombie. Au vu de la mauvaise gestion de la crise et des protestations actuelles, peut-on effectivement considérer que le vrai problème, c'est le gouvernement? Considérant la façon dont le gouvernement fait face à la pandémie, qui, avec plus de 600 décès par jour, conduit à l'effondrement du système de santé et à la détérioration des conditions de vie de millions de Colombiens, la réponse est oui, le gouvernement est le problème. Au lieu de créer des espaces de dialogue et de négociations démocratiques, il répond aux soulèvements par la vio-lence. Le gouvernement qualifie la révolte actuelle de "terrorisme" et "vandalisme", les manifes-tant·es deviennent ainsi des "ennemi·es intérieur·es". Faute de répondre aux revendications légi-times du peuple, le président de droite Iván Duque ignore une fois encore la demande, soutenue par la Cour constitutionnelle, de garantir le droit à la protestation sociale en Colombie. Les abus et les violences policières qui sont critiqués dans le monde entier ne sont pas seulement le résultat d'interventions incontrôlées des forces de l'ordre mais bien la conséquence de décisions politiques, prises par le président Iván Duque et certains membres du Centro Democrático en vue des pro-chaines élections présidentielles de 2022.

Cette fois-ci, cependant, le gouvernement ne parvient pas à réprimer la protestation: selon les sondages, 75% de la population y est favorable. Nous sommes témoins d'un profond changement dans la manière dont la société colombienne appréhende et estime les manifestations comme étant un droit fondamental. C'est ce que nous montrent ces sondages d'opinion de manière renouvelée: bien que les blocages de rues et la vio-lence soient souvent désapprouvés, les manifestations bénéficient d'un soutien élevé et constant de la population. Celle-ci condamne l'usage disproportionné de la force par la police nationale ainsi que les attaques à l'encontre des manifestant·es. C'est un pas important qui montre que les Colom-bien·nes ne sont plus disposés à accepter passivement les abus comme une sorte de "moindre mal". L'époque où tout était subordonné à l'objectif de vaincre les FARC a pris fin avec la démobilisa-tion en 2016. Aujourd'hui la société n'est plus réceptive aux discours stigmatisants et criminalisants du gouvernement, utilisés pendant des années pour justifier les crimes des forces de l'ordre.

D'où vient ce changement?

En Colombie, de plus en plus de citoyen·nes et différentes parties de la population, telles que les peuples indigènes ou les petits agriculteurs par exemple, ont trouvé dans la protestation sociale un instrument leur permettant d'exprimer leurs demandes et d'exiger des réponses concrètes de la part du gouvernement. Et ce, dans un contexte où la démocratie participative stricto sensu ne par-vient pas à canaliser et à gérer tout ce mécontentement social. En ce sens, un processus d'appren-tissage démocratique a été mis en place, dans lequel le droit fondamental de manifester est perçu de manière plus positive. Cependant, une grande partie des médias reproduit encore le discours gouvernemental et donne une image très déformée de la réalité.

Les citoyen·nes disposent aujourd'hui d'autres sources d'information que les médias tradition-nels, qui, par le passé, influençaient le discours officiel sur les mouvements sociaux. L'accès aux réseaux sociaux a démocratisé la consommation d'informations et créé de nouvelles sources d'information. La généralisation du numérique permet d'envisager la contestation sociale sous différents angles. En outre, ces canaux de communication permettent aux citoyen·nes ordinaires de trouver et de formuler leurs propres motivations pour manifester. Cela leur permet aussi d'enregistrer en temps réel ce qui se passe pendant ces manifestations. Bien sûr cela comporte égale-ment un aspect négatif, à savoir la diffusion d'informations en dehors de leur contexte et de fausses informations. Après deux mois de révolte sociale, la violence dans les manifestations semble devenir incontrôlable. D'innombrables manifestant·es sont portés disparus dans le département de Valle del Cauca, des militant·es de l'ultra-droite tirent sur les gens dans les rues, des rumeurs circulent selon lesquelles des groupuscules inconnus auraient installé des maisons de torture… tout cela dans le pays qui jouit de la "plus ancienne démocratie du continent".

Le fait que la population civile colombienne soit armée fait partie de l'histoire du pays. Mais même si ces civils, souvent accompagnés par la police, tirent sur les manifestant·es et peuvent être qualifiés de paramilitaires, il convient de les distinguer des groupes paramilitaires de la fin des années 1990. Bien sûr, il existe aussi des groupes coordonnés, mais actuellement, il s'agit plutôt de civils qui s'arment et collaborent avec différentes unités de police pour attaquer les manifes-tant·es, comme cela s'est produit à Cali et à Pereira. Ils prétendent défendre leur propriété, mais leur véritable objectif est d'étouffer les protestations. Par cette violence, ils envoient de fait un message sans ambiguïté à la population. Mais ce que l'on remarque avant tout avec ces civils qui attaquent d'autres civils, c'est l'incapacité de l'Etat à désarmer la société, pour ne pas dire qu'il encourage cette violence. En parallèle, le gouvernement mène une campagne de désinformation en affirmant que les manifestant·es prennent le contrôle de diverses institutions et pillent les magasins.

Les termes "guerre civile" ou "conflit armé" sont souvent utilisés pour parler de ce mouvement social

Les généralisations doivent être maniées avec précaution, surtout lorsqu'il s'agit de parler du rôle de la violence dans le soulèvement. Il convient de distinguer trois facteurs: la radicalisation des manifestant·es suite aux attaques indifférenciées des forces de l'Etat; la logique opportuniste des groupes criminels et du crime organisé qui profitent des troubles; et la réponse violente des civils qui prétendent défendre leurs droits et lutter contre le vandalisme. Néanmoins, nous ne pouvons pas parler d'un nouveau conflit armé ou d'une guerre dans les villes, car ce ne sont pas des groupes organisés qui attaquent ici l'Etat, mais une grande variété d'individus avec des reven-dications différentes. Le gouvernement, lui, a recours au récit d'un conflit armé pour justifier les attaques et la violence d'Etat dans les rues. Il ignore délibérément les chiffres officiels publiés par le ministère de la Défense, qui montrent que la grande majorité des manifestations qui ont eu lieu depuis le début du soulèvement ont été pacifiques.

Cette forme de résistance populaire s'est-elle déjà produite dans l'histoire récente de la Colombie?

Avec la grève de 2019, les protestations ont certes un précédent, mais par son ampleur, sa diversité, sa durée et sa portée géographique, c'est un événement sans précédent. Cependant, ce n'est pas parce que ce soulèvement est sans précédent que nous devons ignorer que les problèmes qu'il soulève ne sont précisément pas nouveaux: la relative faiblesse de la société civile colombienne, qui a encore du mal à s'organiser et à surmonter la fragmentation du champ social, l'étroitesse de notre système démocratique et l'héritage de plus de cinquante ans de conflit qui façonne encore la façon dont la police et les autres institutions considèrent les protestations sociales… la liste est longue.

Le 20 juillet, des manifestations nationales ont à nouveau eu lieu. Quel avenir voyez-vous à ce mouvement?

Il est difficile de prévoir dans quelle direction le pays va se développer dans les circonstances actuelles. J'aimerais pouvoir dire que la solution pour sortir de cette situation serait de renforcer la démocratie, mais cela me semble un scénario peu probable, étant donné l'état d'esprit du gou-vernement actuel et le programme du parti au pouvoir qui se dirige dans la direction opposée: saper les institutions démocratiques afin d'améliorer sa position pour les élections de 2022.

Les récentes annonces du président sur la nécessité d'une loi visant à durcir les peines à l'en-contre des auteurs d'actes de vandalisme ne sont que le début de ce qui pourrait advenir. Il est donc fort possible que, dans quelques mois, nous assistions à une nouvelle explosion sociale en pleine période d'élections âprement disputées.

Samina Stämpfli*

  • Cette interview a été réalisée par Samina Stämpfli pour le magazine en ligne Das Lamm du 20.07.2021 et mise à notre disposition pour Archipel.