COLOMBIE: Nouvelle révolte sociale?

de Samina Stämpfli, 13 juin 2021, publié à Archipel 304

La Colombie s'embrase de nouveau. La vague de protestations, d'abord contenue par la pandémie, a repris de plus belle. La population manifeste une colère collective contre le gouvernement, qui lui répond par une répression brutale. Vue d'ensemble*.

Malgré les couvre-feux en vigueur dans toute la Colombie, des millions de Colombien·nes ont manifesté quotidiennement dans les grandes villes la semaine dernière contre le président Iván Duque, son régime conservateur de droite et son projet de réforme fiscale. Des manifestations ont même eu lieu dans les Etats uribistes (voir encadré), traditionnellement conservateurs, y compris dans la région caribéenne. Malgré le retrait rapide de la réforme fiscale ainsi que la démission lundi soir (ndlt: 3 mai) du ministre des finances, le soulèvement se poursuit.

Tout a commencé par la prolongation de la grève générale: le 28 avril, sous le slogan "Pour la vie, la paix et la démocratie, contre le nouveau paquet de tricheries de Duque et la réforme fiscale", le CNP (Comité Nacional de Paro), comité national de grève, avait appelé à arrêter le travail et à manifester. Ce comité est constitué d'une coalition d'organisations de la société civile dont la plus grande confédération syndicale du pays, la CUT (Central Unitaria de Trabajadores) ou encore le syndicat CGT (Confederación General del Trabajo). Ce sont également ces organisations qui avaient appelé à la grève le 21 novembre 2019 contre les inégalités sociales et contre les politiques d'Iván Duque.

Point de départ des protestations

Avril 2021, la pandémie fait rage en Colombie. Les dirigeants parlent d'une troisième vague agressive. Les chiffres rapportés sont les plus élevés depuis le début de la pandémie, le taux d'occupation des unités de soins intensifs est supérieur à 90 % dans presque toutes les villes, ce qui explique que divers couvre-feux, fermetures le week-end ou en journée et ley seca (loi sèche: interdiction de l'alcool) soient imposés dans certaines régions. Malgré cela, des millions de Colombien·nes descendent dans la rue. "Je pense que c'est l'épuisement collectif dû à l'inégalité sociale et à sa thématisation accrue sur les réseaux sociaux qui a conduit tant de per-sonnes à participer à la grève de cette année", déclare Santiago, un activiste graffeur vivant à Bogota. Il pense que l'émergence de nouveaux portails d'information sur les réseaux sociaux depuis la dernière grève a permis de toucher et de mobiliser davantage. "Ils montrent ce que nos médias nous cachent", ajoute-t-il.

La situation est effrayante. La pandémie a eu des conséquences dévastatrices en Colombie, environ 3,5 millions de personnes ont sombré dans la pauvreté: 42,5 % de la population, soit près de la moitié des Colombien·nes. Au milieu de cette crise humanitaire et économique, le président conservateur de droite Iván Duque introduit un changement de loi, qui est en réalité une réforme fiscale – la troisième de son mandat – avec laquelle il compte boucher le trou financier de l'Etat, devenu encore plus important en raison de la dette contractée pour faire face à la pandémie (l'équivalent de 21,4 milliards de francs suisses.) Le projet de loi, connu sous le nom de "loi de solidarité durable", vise à faire entrer chaque année un total de 25.000 milliards de pesos colombiens dans le budget de l'Etat, ce qui correspond à environ 6,15 milliards de francs suisses, 5,60 milliards d'euros.

Retrait du projet de loi

Au lieu de taxer davantage les riches ou d'augmenter l'impôt sur les dividendes, comme le réclame l'opposition, Duque, sur la proposition du ministre des finances Alberto Carrasquilla, tente de répercuter les coûts de la crise économique sur les classes moyennes et inférieures. Les impôts seraient prélevés sur les revenus des Colombien·nes qui gagnent plus que l'équivalent de 590 francs suisses par mois (539 euros), puis l'an-née suivante cette mesure serait étendue à ceux qui gagnent l'équivalent de 420 francs par mois (384 eu-ros). Les syndicats, en particulier, ont sévèrement critiqué cette mesure puisqu'elle toucherait les groupes à faibles revenus. (...) L'amendement propose également une augmentation de la TVA sur l'essence et certains autres produits, passant de 5 à 19%. L'objectif, selon le gouvernement, serait de rehausser grâce à cela les subventions aux ménages les plus pauvres, de sept à environ douze francs suisses par mois.

Des choix budgétaires révoltants

Un mois plus tôt, Duque a provoqué l'indignation en annonçant l'achat de nouveaux avions de guerre. Ils devaient coûter environ la moitié de ce que la réforme fiscale est censée rapporter. En outre, le gouvernement a déjà investi ces derniers mois l'équivalent de 200.000 francs suisses (182.000 euros) dans l'achat de munitions et de gaz lacrymogènes pour la police anti-émeute ESMAD (Escuadrones Móviles Antidisturbios), ainsi que dans des chars et des fourgons pour sa protection personnelle. Duque ne s'était pas non plus fait beaucoup d'amie·s lors de l'acquisition du vaccin contre le Corona, en organisant l'arrivée très tardive des 50.000 premières doses comme une cérémonie des Oscars. Ces premiers vaccins n'étaient même pas suffisants pour un pour cent de la population. Selon les statistiques de vaccina-tion d'avril de cette année, seuls quatre millions des 51 millions de Colombien·nes ont été vaccinés. Il n'est donc pas surprenant que la population colombienne descende dans la rue – quand bien même le bilan est bien triste.

Les deux réalités de la Colombie

Après cinq jours de soulèvement, la presse colombienne parle de 19 morts et plus de 200 blessé·es, ainsi que de 26 plaintes contre des forces de police filmées en train d'abuser de leur pouvoir. De son côté, la plateforme indépendante contre la violence policière Temblores comptabilise cinq fois plus de blessé·s: entre le 28 avril et le 4 mai, au total 1443 cas de violences policières à l'encontre de manifestant·es ont été recensées et au moins 31 décès – un chiffre qui risque d'augmenter. En raison de la violence incontrôlée des forces de sécurité, la plateforme a même conseillé vendredi aux manifestant·es de se mettre à l'abri et d'interrompre la manifestation.

Selon la Fondation Flip pour la liberté de la presse, 33 attaques contre des professionnels des médias au-raient eu lieu jusqu'à vendredi. La chaîne de télévision RCN a été mise en demeure par Human Rights International de respecter l'éthique de la presse après qu'elle ait publié des images des manifestations à Cali, capitale du département du Valle de Cauca, au troisième jour du soulèvement, en expliquant à tort que les gens dans les rues célébraient la modification de la réforme fiscale par le président Duque.

Que se passe-t-il à Cali?

A Cali, la troisième plus grande ville de Colombie, la violence policière contre les manifestant·es s'est intensifiée ces derniers jours. Le gouvernement a commencé très tôt à parler de "guérillas" et de "vandales", une technique familière, déjà utilisée en septembre, pour légitimer la violence d'Etat et criminaliser les manifestant·es.

Pourquoi Cali? "Cali est le lieu où convergent tous les problèmes de pauvreté et de marginalisation de la côte Pacifique du pays", a déclaré Luis Fernando Velasco, sénateur du parti libéral, au journal La Semana. Il fait référence aux déplacé·es de l'intérieur qui ont fui les zones voisines où le conflit armé n'a jamais vraiment cessé, vers la capitale du département de Valle del Cauca, ainsi qu'aux habitant·es de la région du Pacifique, majoritairement laissé·es pour compte par le gouvernement, une population qui s'est fortement développée ces dernières années. De plus, la région du Cauca abrite une tradition d'auto-organisation indigène vieille de plusieurs décennies. Ainsi, le Conseil indigène et ses 127 autorités ont rejoint le soulèvement dès le premier jour. Il a an-noncé qu'il soutiendrait la résistance dans différentes régions du pays.

Vendredi, la violence éclate

Peace Brigades International, une organisation de défenseur·euses des droits humains, a annoncé lors d'une conférence de presse vendredi dernier qu'un centre de détention avait été mis en place par les forces de police au Coliseo Las Americas, un complexe sportif de Cali, où 150 personnes au moins seraient enfermées. On ne sait rien des détenu·es, a-t-il dit, car les téléphones portables leur ont été confisqués pour empêcher toute communication. 97 organisations au total se sont réunies samedi devant la Cour interaméricaine des droits humains pour dénoncer les violations de ces droits commises par les agents de l'Etat. Les organisations internationales de défense des droits humains ont, elles aussi, tiré la sonnette d'alarme à plusieurs reprises au cours des derniers jours. Le réseau des droits humains Francisco Isaías décrit les événements de Cali comme un "acte de guerre contre les manifestant·es". Au cours des émeutes, des agents de la police colombienne sont allés jusqu'à tirer sur des représentant·es des Nations unies, mais personne n'a été blessé.

La violence s'intensifie

Le maire de Cali, à son tour, a présenté ses excuses à ses concitoyen·nes dans la matinée de lundi dernier pour ses actions et commentaires des derniers jours. Il a promis de se battre pour et avec les citoyen·nes et de participer au cortège commun pour "réactiver la ville". Mais, après que Duque a autorisé les militaires à tirer sur le peuple, les réseaux sociaux ont révélé les pires horreurs: des mères pleurant leurs enfants morts gisant sur le sol devant elles, des forces de police tirant sur des passant·es apparemment non impliqués. La veille, un jeune homme avait reçu une balle dans la tête, apparemment tirée par un agent de l’ESMAD, lors d'un live Instagram visionné par au moins 50.000 personnes – . Après coup, il s'est avéré que c'était le fils du cousin du maire de Cali. La liste des violations des droits humains s'allonge indéfiniment, elle est si longue que même des artistes de reggaeton totalement apolitiques comme J. Balvin ont demandé sur Instagram de mettre un terme à la violence contre les manifestant·es.

Des violences impunies

Dans ce contexte de grève nationale, la violence de l'Etat contre les manifestant·es devient la norme, écrit Peace Brigades International (PBI) sur son site web. Depuis la création d'ESMAD, des centaines d'agents ont été poursuivis pour des violations des droits humains. Pour la seule année 2015, 40.000 cas ont été signalés par le bureau du procureur général, dont seulement 18 ont abouti à des condamnations. Lors d'un incident en 2005, rapporté par PBI, un jeune homme a été tué par un agent de l'ESMAD. Les deux auteurs ont été condamnés cette année: un verdict historique, mais qui a nécessité 15 ans de travail.

La famille de Dilan Cruz, un autre manifestant apparemment abattu par un agent de l'ESMAD lors de la dernière grève nationale en novembre 2019, attend toujours que justice soit rendue. L'affaire est traitée par le tribunal militaire de Colombie. Ce n'est que récemment que l'organisation de défense des droits humains Human Rights Watch a demandé à la Cour suprême de la renvoyer devant la justice civile.

Comment s'annonce la suite?

Après le retrait de la réforme fiscale, il est clair qu'une solution est nécessaire. La stratégie éprouvée consistant à présenter une proposition absurde et à négocier par la suite n'a rien de nouveau. Mais la réaction du peuple est susceptible de se répéter sous une forme similaire à l'avenir.

L'expérience montre qu'il ne faut pas faire confiance au gouvernement ni aux comités de négociation. Après la grève de novembre 2019, le comité de l'époque avait participé à une table de négociation. Ses re-vendications – annulation de la réforme de la santé, vaccinations massives, suppression des frais de scola-rité et des dizaines d'autres points -– n'ont toujours pas été mises en œuvre à ce jour. Francisco Maltés, le président de la (CUT), a donc annoncé que le retrait de la réforme était un triomphe pour les manifes-tant·es, mais qu'il ne mettrait pas fin à la grève.

Les avis divergent sur la question de savoir si ces manifestations de plusieurs jours peuvent évoluer en un soulèvement social durable. Certain·es affirment qu'il y a un manque de combativité et que les gens se contentent trop vite de solutions médiocres. D'autres disent que la Colombie pourrait devenir un second Chili. "Si Duque ne démissionne pas, nous ne nous arrêterons pas", tel est pour l'heure le ton sur les réseaux sociaux.

Samina Stämpfli vit et travaille en Colombie

  • Article écrit la deuxième semaine de mai.

Ce numéro d’Archipel est accompagné en Suisse d’une lettre demandant au Conseil fédéral d’agir en raison des graves violations des droits humains en Colombie. Veuillez signer cette lettre et l’envoyer au Conseil fédéral. Nous ne devons pas permettre que des personnes continuent à être assassinées arbitrairement!