KRISIS: Idéologies sociales de la crise dans les pays occidentaux - La jeunesse dorée de la globalisation

de Robert Kurz - Krisis, 21 mars 2010, publié à Archipel 110

** Pendant longtemps, les affirmations contradictoires au sujet du caractère de la globalisation ont paru s'équilibrer: est-ce que ce sont ses avantages ou ses inconvénients qui prédominent? S'agit-il d'une limite objective du développement capitaliste ou d'une nouvelle ère d'accumulation du capital? La misère augmente-t-elle ou diminue-t-elle? Une théorie contredisait l'autre, une analyse, une statistique ou une interprétation l'autre.

En vérité, l'ensemble du débat était dominé par une intelligentsia qui, dans les centres occidentaux, suivait ce développement depuis ses confortables loges. Le raisonnement était platonique: il ne s'agissait pas de sa propre peau. On s'exerçait au jeu des perles de verre d'une virtualité qui n'était pas tenue de dévoiler son noyau dur social.

Dans les dernières années cela a complètement changé. Depuis l'effondrement de la New Economy au printemps 2000, la crise sociale se répand aussi de plus en plus dans les pays occidentaux. Ce ne sont plus seulement des groupes marginaux sans représentation forte (chômeurs de longue durée, assistés sociaux, migrants et illégaux, demandeurs d'asile, mères isolées, handicapés, personnes âgées réduites à la misère…) qui passent sous les roues, mais le cœur même de la société commence à être sérieusement atteint. Les revenus de la grande majorité baissent, les systèmes de sécurité sociale se décomposent, les services publics sont démantelés, le suivi médical des citoyens normaux est menacé. La privatisation des risques prend une envergure de charge financière qui détruit le standard de vie en vigueur et étrangle l'économie intérieure.

Mais surtout, dans les sociétés occidentales la crise socio-économique a fortement frappé ceux qui s'y attendaient le moins, notamment la soi-disant "génération des fondateurs" du secteur IT (Techniques d'Information) et Internet et plus largement, toute la couche d'experts de la prétendue société d'information et de savoir, ceux-là même qui passaient déjà pour les grands gagnants de la globalisation. Récemment, le sociologue libéral Ralph Dahrendorf parlait encore de la "classe globale" dans le sens qu'elle lui apparaissait comme le nouveau paradigme de domination sociale. Cette "classe", dit-il, aurait commencé "à donner le ton", à généraliser ses valeurs, à faire de ses penchants spécifiques les rêves des masses.

Cela est sans doute vrai. Et il faut même encore élargir le terreau social de cette "classe globale". En font partie non seulement l'industrie du software , les entreprises de service Internet comme "Amazon", mais aussi les technologies "dures" de quelques secteurs de production et de service industriel ayant accompli leur ascension au cours de la globalisation, comme par exemple, outre les producteurs de hardware , l'industrie aéronautique et les compagnies d'aviation. Sans oublier des services comme l'industrie du tourisme et de la publicité qui avaient vécu leur première heure de gloire pendant le fordisme, mais ont récidivé au cours de la 3ème révolution industrielle et de la globalisation. Et encore, la dernière mais pas la moindre, la "production idéologique", au sens le plus large, de tout un champ d'activités de l'industrie culturelle qui s'est développé surtout dans les années 90. Sur ce champ a poussé une couche de nouveaux travailleurs des médias qui ont créé le slogan de la "société de savoir" et l'ont médiatisé pour se hausser du col.

Ce sont justement ces prétendus domaines d'avenir, dûment renforcés par le processus de la globalisation, qui ont été le plus touchés par l'ouragan de la crise et transformés en un champ de ruines économique. Il s'est avéré que toute cette splendeur ne reposait sur rien d'autre qu'une conjoncture globale de bulles financières. Toutes les bulles n'ont pas encore éclaté, mais déjà assez pour engendrer sur l'économie réelle un effet boomerang qui détruit d'abord les secteurs innovants. Bien entendu, ce n'est pas pour autant que les nouvelles technologies et les nouveaux médias disparaîtront, ou que l'on reviendra en arrière dans le processus de globalisation. Mais il apparaît désormais clairement que la 3ème révolution industrielle et la globalisation ne peuvent pas engendrer de nouvelle ère de croissance capitaliste. La puissance technologique et la socialisation planétaire sont complètement incompatibles avec les formes socio-économiques connues de la modernité. L'Occident et les centres asiatiques vivent maintenant le même processus de décomposition sociale et de barbarie que les régions du Tiers monde ont déjà traversé quand la "modernisation de rattrapage" a échoué. L'ambivalence des interprétations disparaît, la chose est décidée négativement.

Bien entendu, il ne s'agit pas là uniquement d'un processus objectif. La conscience sociale doit digérer d'une manière ou d'une autre la crise qui vient s'abattre sur elle. Cela concerne surtout ces nouvelles couches sociales qui, d'après Dahrendorf, avaient commencé à"donner le ton" de manière symbolico-culturelle, et dont les secteurs se trouvent maintenant sous le marteau. Dahrendorf illustre la "classe globale" par ces figures qui "passent beaucoup de temps dans les salons des aéroports internationaux" et y bavardent sans cesse dans leur téléphone mobile. Ce sont ces gens qui ont amené Tony Blair au pouvoir et se retrouvent dans sa doctrine du "New labour". En Allemagne, l'intitulé est "Nouveau centre". Il ne s'agit pas d'une classe de grands magnats capitalistes, même si Bill Gates en fait partie; mais ce n'est pas non plus une nouvelle "classe de travailleurs" clairement définie. Quelle que soit la forme sous laquelle ils s'investissent eux-mêmes, on pourrait les appeler des "entrepreneurs de leur propre capital humain". Souvent il s'agit d'agents de services mobiles, du passionné d'informatique à l'aide-animateur au "Club Méditerranée".

On peut en rencontrer dans le monde entier mais, comme la globalisation elle-même, à différentes densités. Alors que dans le Tiers monde ils appartiennent à une mince couche urbaine, dans les pays occidentaux il existe une large base de groupes sociaux détenteurs d'un certain schéma de vie qui pourraient se reconnaître comme partie de la "classe globale". Même ceux dont la position économique a toujours été précaire pouvaient, grâce aux systèmes d'aide sociale (ou au soutien familial des générations plus âgées issues du "miracle économique" déjà ancien) s'imaginer un avenir dans le "nouveau centre" et participer d'une certaine manière au "capital culturel" (selon Bourdieu) des nouveaux secteurs apparemment pleins d'avenir.

Mais, qu'il s'agisse d'arrivistes sociaux profitant de la courte ère de la New Economy ou seulement de rêveurs idéologiques de la "société de savoir", de petits entrepreneurs de l'industrie culturelle ou de travailleurs en communication au rabais, c'est à une classe d'illusionnistes économiques et politiques que nous avons affaire. Même la mise en scène des compétences et du professionnalisme n'est la plupart du temps que de la simulation. Le culte idéologique postmoderne de la virtualité trouve ses fondements technologiques dans les mondes fictifs des nouveaux médias et dans l'espace virtuel de communication d'Internet. En économie lui correspond l'architecture en "château de cartes" du capitalisme de la bulle financière qui aujourd'hui s'écroule, et en politique la mise en scène de figures artificielles, médiatiquement préparées, et le jargon-design selon le modèle de la publicité commerciale. Cette virtualité forme la conscience de la jeunesse socialisée dans les années 90, qui représente un segment essentiel de la "classe globale" diffuse. Majoritairement, ce sont des jeunes gens (à peu près entre 25 et 40 ans) qui dominent l'image du "nouveau centre".

D'un coté, cette "classe globale" juvénile n'a ni passé ni avenir, elle est livrée à la non-histoire du marché total. De l'autre, elle est tout de même le produit d'une certaine expérience historique. Son an zéro a été la fin du socialisme, l'effondrement des mouvements de libération et des régimes de développement dans le Tiers monde, la dégringolade de l'ancien paradigme marxiste, le silence de la critique sociale émancipatrice et le déclin de la réflexion théorique en général. A beaucoup d'égards on peut parler d'une jeunesse dorée, légère, consommatrice et avide de plaisirs superficiels. L'origine de cette appellation remonte à la jeunesse contre-révolutionnaire parisienne après la chute des Jacobins (1794). Comme aujourd'hui au Tiers monde, il s'agissait des enfants d'une minorité métropolitaine, séparés du gros de leurs congénères. Dans les centres occidentaux par contre, c'est aujourd'hui la majorité d'une certaine génération qui est appelée à vivre son Waterloo socio-économique.

La "classe globale" au sens large est toujours jeune, mais son avenir appartient déjà au passé. Et les paramètres économiques n'en sont pas les seuls indicateurs. Beaucoup n'ont pas encore su digérer le désastre social dans lequel se sont dissous leurs espoirs et leur imagination. Le choc de la réalité va au-delà du fait que l'on ne peut plus payer son loyer ou que l'on se retrouve, après les rêves de grandeur de la New Economy, dans des petits boulots de misère. C'est aussi le séisme du 11 septembre qui a cassé la nuque à la mode postmoderne. La symbolique de l'attaque terroriste saute aux yeux quand on lit la description que fait Dahrendorf de la "classe globale": "Peut-être tous ceux qui sont arrivés dans le gratte-ciel des possibles ne vont-ils pas arriver jusqu'au sommet; le sommet est aujourd'hui très loin pour la majorité… Mais même si certains ascenseurs ne montent qu'au dixième étage et que d'autres commencent seulement au 50ème, il y a pour tout le monde un voyage vers le haut. Et puis il y a ceux qui n'atteignent même pas le rez-de-chaussée de l'immeuble des possibles ". La destruction brutale des Twin Towers et la cicatrice du "Ground Zero" ont expliqué d'un seul coup à la "classe globale" et ses suivistes idéologiques que leur "gratte-ciel des possibles" n'était pas tout et que la "furie de la destruction" n'allait pas épargner les centres.

La fin des illusions économiques est aussi la fin de la "sécurité". Pour pouvoir mesurer comment la plus très dorée jeunesse** digère sa propre crise, on peut prendre comme indicateur la génération correspondante de la gauche radicale. Bien sûr il s'agit là d'une petite minorité idéologique, mais elle a, en tant que partie intégrante de la société, vécu la même socialisation et est issue du même milieu et des mêmes secteurs sociaux. Et justement parce qu'elle doit, à l'intérieur de ce rapport, se justifier avec l'exigence de la pensée réflective, elle peut servir de sismographe pour des tendances plus générales. Cette gauche a depuis longtemps virtualisé sa radicalité, suivant la trame de la société environnante. La critique économique dure a été largement remplacée par un culturalisme mou. Et c'est pour ça que la minorité gauchiste se retrouve aussi peu préparée aux catastrophes économiques et politiques de la post-modernité qui s'écroule que la grande majorité de la "classe globale".

Sous la pression des phénomènes réels qui ne se laissent plus virtualiser, les paradigmes délavés d'une critique sociale dont les notions sont devenues complètement inaptes se dissolvent définitivement. Dans la crise mondiale actuelle, le terrain commun des forces sociales en concurrence tremble, les formes catégorielles communes se brisent et le système commun de références trouve ses limites. L'aile gauche de la "classe globale" et de sa jeunesse dorée est complètement démunie devant ce problème.

Une partie fuit dans des réactions régressives. La réinterprétation culturaliste de la critique du capitalisme et de l'anti-impérialisme se rapproche d'idées réactionnaires, se recharge avec de l'antisémitisme et des interprétations néo-nazies. Ethniquement bornée, la notion de "peuples", brandie contre les conséquences négatives de la globalisation, dévoile sa face anti-émancipatrice. Le large spectre de la régression idéologique va de la nostalgie national-keynesienne au projet folklorique et même jusqu'à la sympathie pour les attentats suicides. Une autre partie de la gauche de la "classe globale" essaye de s'abriter derrière les murs du limes impérial pour contenir la barbarie à l'extérieur, dans le Tiers monde. Cette gauche devient aussi bêtement pro-américaine que leurs pères étaient bêtement anti-américains. On commence à ne jurer que par les "valeurs occidentales", le "mythe New York" et les bienfaits de la consommation. On abandonne la critique du capitalisme, en attendant que la machine militaire américaine ait fait de "l'ordre".

Ces alternatives sont si peu appétissantes que certains jeunes gauchistes de la "classe globale" en perdition tentent même de revenir au fossile du marxisme traditionnel. Mais le monde des prolétaires de la machine à vapeur est tellement éloigné des existences sociales d'aujourd'hui que cette nostalgie est peut-être la moins digne d'intérêt. L'aile gauche de la jeunesse dorée postmoderne en chute libre fait, par ses réactions d'ignorance, la démonstration de la paralysie de la "classe globale" en général. Mais peut-être ces gens, toujours jeunes par l'âge, incapables d'abandonner leurs repères de socialisation des années 90, sont-ils en vérité déjà vieux et les trentenaires d'aujourd'hui un peu les "grands-pères rouges". Pendant les manifestations contre la guerre d'Irak dans le monde entier, une nouvelle génération des 15 à 20 ans s'est manifestée, pour laquelle la vision du monde de la génération New Economy et de ses gauchistes est déjà du passé. Il reste à espérer qu'ils comprendront mieux que de nouvelles époques et de nouvelles crises appellent aussi les réponses nouvelles d'une critique sociale émancipatrice.

Robert Kurz - Krisis

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