La longue histoire du modèle californien

de Jean-Pierre Berlan,Chercheur, 23 mai 2010, publié à Archipel 93

L’agriculture demandant une forte main-d’œuvre a une longue histoire: autrefois, avant la mécanisation de nombreux travaux agricoles, un grand nombre de travailleurs saisonniers se déplaçaient d’une région à l’autre pour faucher le blé, «démarier» les betteraves, faire les vendanges. Pour produire des fruits et légumes dans de très vastes exploitations, la Californie, depuis plus d’un siècle, a vu se mettre en place avec l’importation d’une main-d’œuvre étrangère, un système de mise en valeur qui constitue le modèle de référence de celui que nous voyons aujourd’hui se développer en Europe.

La Californie hérite, comme beaucoup de pays colonisés par l’Espagne, d’une structure foncière extrêmement latifundiste, inégalitaire: au moment où elle va devenir américaine, il y a en gros 550 détenteurs de titres de propriété, hispano-mexicains ou mexicains, qui tiennent environ 30% de la superficie agricole. Ils possèdent les terres les plus faciles d’accès, en bordure de rivières et autres. Avec l’arrivée des colons yankees dans leurs wagons bâchés, toutes les garanties de propriétés qui avaient été prises au moment de la signature du traité qui a fait passer la Californie – et d’autres territoires – sous la souveraineté des Etats-Unis, ont évidemment été violées petit à petit, par toute une série de moyens absolument scandaleux. Comme celui de faire des procès systématiques aux propriétaires de ces territoires immenses: comme ces territoires étaient mal cartographiés, c’était un moyen simple d’engager des procès interminables qui se terminaient par la ruine des latifundistes hispano-mexicains.

Une autre méthode consistait à leur offrir des prêts à intérêts à raison de 5% par jour, car ils ne savaient pas trop bien calculer. Un dollar emprunté le 1er janvier se muait en quelques millions de dollars à la fin de l’année et les grands propriétaires étaient complètement nettoyés en l’espace de peu de temps…
Très vite ces territoires vont donc passer intacts entre les mains des colons américains, et en même temps ces colons commencent à se poser la question de la main-d’œuvre. Parce qu’au moment de la ruée vers l’or, les entrepreneurs individuels qui affluaient du monde entier pour faire fortune en Californie n’étaient pas venus pour se vendre comme force de travail. Par exemple, en 1848, le journal de ces propriétaires fonciers, qui sont de futurs propriétaires agricoles, dit qu’il n’y a pas de travailleurs. Voici comment le résume un historien américain: «Le pays était plein d’entrepreneurs en puissance, mais, à part les Indiens et quelques nègres importés du Sud, il était dénué de classes laborieuses prêtes à se vendre pour un salaire.» Le journal «Le Californien» propose à ce moment-là un remède: «Si les ouvriers blancs sont trop chers dans l’agriculture, des travailleurs sous contrat peuvent être importés de Chine ou d’ailleurs qui, s’ils sont bien traités, travailleront fidèlement pour de bas salaires.» Alors, comment mettre en place ce marché du travail? Par le racisme. Car la ruée vers l’or attire aussi des masses d’ouvriers chinois qui vont être utilisés pour la construction du chemin de fer. Les Chinois sont bien accueillis à cette époque parce qu’on pense qu’ils seront cette main-d’œuvre que tout le monde attend. Mais la cordialité envers eux ne dure pas longtemps, car il apparaît rapidement que les Chinois, comme tout le monde, sont attirés par les mines et par conséquent ne peuvent pas constituer une source de main-d’œuvre pour l’agriculture ou pour toute autre industrie. Début 1850, l’agitation anti-Chinois commence sous la forme de meurtres, de lynchages, ou de pillages des campement de chercheurs d’or chinois. Et, en 1854, la Cour Suprême de l’Etat légitime toutes ces exactions en statuant que les Chinois étant une sorte d’Indiens (un argument ethnologique assez intéressant) leurs témoignages ne peuvent être valables lorsqu’ils témoignent contre des personnes de race blanche. En 1855, les mineurs américains écrivent la pétition suivante à l’Assemblée de Californie: «L’ouvrier américain revendique le privilège exclusif et le droit d’occuper et d’exploiter les immenses places de notre Etat, c’est-à-dire les mines d’or de l’Etat. Il considère les mines d’or comme l’héritage légitime des travailleurs pauvres des Etats-Unis. La seule catégorie de travailleurs qu’il accepte à son côté pour partager ce riche héritage est celle de ses compatriotes qu’il peut accueillir comme des frères (…) Le Comité de l’Assemblée de Californie croit que la seule place dans notre Etat où les Chinois peuvent avoir une utilité durable pour le pays, serait la mise en valeur des terres marécageuses, mais un seul de vous pense-t-il qu’ils s’installeront un jour sur ces terres, pour travailler dans la boue et au milieu des moustiques et des crapauds, aussi longtemps qu’ils bénéficieront du privilège de travailler dans nos mines et de respirer l’air pur de nos montagnes?».
A cette date, les Chinois ne sont donc pas véritablement une source de main-d’œuvre exploitable. Ce sont surtout les Indiens que l’on utilise comme main-d’œuvre forcée. Il suffit de faire proclamer par le shérif dans les différents districts que l’on a trouvé des Indiens en train de vagabonder, pour que le shérif puisse les saisir et les forcer à travailler dans les exploitations agricoles qui commencent à se développer à ce moment-là. Les conséquences en sont catastrophiques pour ces Indiens: comme il y a malgré tout une concurrence entre les travaux forcés qu’on va leur imposer chez les Blancs et leurs cultures plus ou moins itinérantes, ils vont tout simplement mourir de faim. Ils sont de plus, comme d’habitude, victimes du cortège de lynchages, d’assassinats et de pillages tout à fait classiques. Voilà le schéma général.
Pour donner un autre exemple, en 1854, le «Californian Farmer» prévoit les formidables cultures de riz, de coton et de sucre californiennes, puisqu’on a pu montrer que tout poussait en Californie. Il commente comme suit ces perspectives: «La Californie est destinée à devenir un grand producteur de coton, de riz, de tabac, de sucre et de café, mais où trouver les travailleurs? Les Américains ne travailleront pas nos terres de tule, cette terre marécageuse, nos champs de riz et nos plantations de coton, et ne produiront pas ces récoltes qui demandent le même type de travail que le travail d’esclave. Dans le Sud, c’est le travail des esclaves mais l’esclavage ne peut exister ici. Alors où trouver les travailleurs? Les Chinois!
Et tout tend d’abord à ceci: cette grande muraille de Chine doit être détruite et cette population éduquée, exercée et entraînée à la culture de ces produits, elle doit être à la Californie ce que l’Africain a été au Sud. Ceci est le décret du Tout-Puissant et l’homme ne peut l’empêcher.»

Mise en place du modèle californien Comment cette agriculture californienne va-t-elle se réaliser? La date peut être fixée avec la plus grande précision: c’est en 1869 que se produit «la rencontre du prolétaire et de l’homme aux écus», pour reprendre une expression de Marx. Cette date marque la fin de la construction du chemin de fer transcontinental. Cet achèvement se traduit par la mise brutale sur le marché du travail, un «dégraissement massif», comme on dirait aujourd’hui, de 10 à 15.000 coolies chinois importés par les sociétés de construction de chemin de fer. Simultanément, une crise d’une violence inouïe frappe la Californie, puisque les frais de transport sont devenus une fraction minime de ce qu’ils avaient été auparavant. Les industries californiennes qui avaient prospéré à l’abri de la protection tarifaire offerte par le coût des transports, s’effondrent. Ce qui fait qu’une nouvelle vague d’agitation anti-Chinois naît dans les villes: il s’agit d’expulser hors des villes les nombreux Chinois qui y avaient trouvé refuge. Pour cela des méthodes tout à fait extraordinaires sont appliquées: des pogroms qui sont des émeutes anti-Chinois; toute une série de mesures, comme par exemple l’imposition d’une mesure d’hygiène en matière de cubage d’air: tous les logements dans lesquels les habitants ne disposent pas d’un certain cubage d’air pour respirer sont considérés comme insalubres et les habitants en sont expulsés. L’ensemble de ces pratiques permet d’éliminer une grande partie de la population chinoise des grandes villes. Ces Chinois se retrouvent alors dans les campagnes sans aucun moyen de survie et ils vont ainsi devenir la première source de main-d’œuvre de l’agriculture californienne.
Peu après cependant, l’immigration chinoise va s’arrêter et les Chinois vont être remplacés à partir de 1892/93 par une vague d’immigration japonaise. Son histoire est également intéressante. Cette immigration japonaise est accueillie tout d’abord avec beaucoup de faveur. Puis, très rapidement on s’aperçoit que les Japonais qui arrivent aux Etats-Unis sont parmi les groupes de migrants les plus éduqués: ils sont pratiquement tous alphabétisés, et ils s’installent très vite à leur compte. Les grands propriétaires fonciers américains sont absolument outrés de les voir ainsi s’installer en leur faisant une concurrence déloyale sur le marché du travail. Ils vont donc essayer de se débarrasser de ces Japonais... C’est pourquoi ceux-ci seront expropriés de leurs domaines en 1941, après l’attaque de Pearl Harbour, alors que l’on n’a pas fait cela pour les Allemands ou pour les Italiens. On donnera trois jours aux propriétaires japonais pour vendre leurs domaines, puis ils seront littéralement internés dans des camps de concentration. Par la suite, certains d’entre eux auront la chance de travailler sur les domaines qui leur ont été rachetés à bas prix par des Américains. Trente ou quarante ans plus tard les Etats-Unis ont finalement reconnu qu’ils avaient mal agi vis-à-vis des Japonais. Mais ils ont été spoliés de leurs domaines, et cela m’étonnerait qu’on les leur restitue! Ils resteront entre les mains des Américains, «for ever»! Après les Japonais, il y a eu une petite vague d’immigration hindoue et surtout une très importante immigration philippine. Puis ce fut le tour des fameux honkies et harkis de Steinbeck dans «Les raisins de la colère».
Depuis la guerre, c’est maintenant l’émigration mexicaine. Les braseros mexicains viennent dans le cadre d’un programme qui a pris des proportions gigantesques puisqu’à une certaine époque environ 500.000 ouvriers pouvaient venir du Mexique. Cette immigration se poursuit de manière constante sous une forme clandestine. Tout le monde connaît le magnifique mur qui sépare la Californie du Mexique, mais ce mur n’inquiète pas beaucoup nos médias, car c’est un mur démocratique bien sûr… comme le mur de Schengen et il serait indécent d’en parler comme du mur de Berlin...