AGRICULTURE ET IMMIGRATION: Saisonniers au Tyrol

de Sónia Melo, Autriche, 22 déc. 2013, publié à Archipel 221

Il y a deux ans, le journal de rue 20er d’Innsbruck dénonçait des abus dans l’agriculture au Tyrol. Un saisonnier engagé pour les récoltes, qui avait alors souhaité garder l’anonymat, avait révélé les conditions lamentables de travail et de logement. Aujourd’hui, ils sont près de soixante à manifester pour le respect de leur contrat de travail. Ils ne se cachent plus.

L’article paru dans le 20er il y a deux ans est malheureusement toujours d’actualité: les conditions de vie et de travail des saisonnier-e-s sont inhumaines. Aucun-e Autrichien-ne ne travaille dans de telles conditions: en été, jusqu’à 16 heures par jour (dont des heures de nuit et supplémentaires, impayées), pour gagner en moyenne 3 euros de l’heure. Selon la convention collective, le salaire brut d’un-e saisonnier-e en Autriche ne doit pas être inférieur à 5,70 euros, même quand il travaille à la tâche. Les agriculteurs et les fonctionnaires agricoles prétendent que ces migrant-e-s «gagnent bien leur vie, vu leur situation». Ceci est contesté par Dieter Behr, l’un des responsables pour les questions d’agriculture et de migration au FCE. «On doit les considérer en Autriche comme des êtres humains, et pas seulement comme de la main-d’œuvre. Ils ne coûtent pratiquement rien au système social autrichien, au contraire ils rapportent beaucoup plus».
Les agriculteurs ont droit à un certain contingent de saisonnier-e-s par an. En 2011, il était de 530. Ce contingent est fixé par le ministère de l’Economie et du Travail et par l’office de l’emploi du Tyrol (AMS) en fonction des besoins des agriculteurs et de la situation actuelle du marché du travail. Il est décidé du nombre de saisonnier-e-s non originaires de l’UE autorisé-e-s à travailler au Tyrol. La main-d’œuvre vient principalement d’Ukraine et de Serbie. Beaucoup viennent aussi de Roumanie et de Bulgarie. Malgré l’appartenance de ces pays à l’UE, il existe encore jusqu’à fin 2013 des restrictions à l’accès au marché du travail. Chaque saisonnier-e reçoit un permis de travail pour 6 mois, limité à l’agriculture. Ille ne peut pas chercher un meilleur emploi. Pour les paysan-ne-s, le contingent est insuffisant mais illes ne veulent pas embaucher des citoyen-ne-s de l’UE. Selon Alfred Unmann, porte-parole des maraîcher-e-s à la chambre d’agriculture du Tyrol: les Autrichien-ne-s ont mal au dos après quelques jours, et il-le-s ne veulent plus travailler».
Les conditions de vie Les installations sanitaires et les logements des saisonnier-e-s sont complètement insuffisants. Andrej* doit partager une salle de bain avec 20 collègues de travail. Il ajoute: «Nous vivons à quatre dans une pièce de 16m² avec un réchaud et chacun doit payer au chef 110 euros de loyer». La maison du personnel compte 40 chambres. Le patron empoche chaque mois 18.000 euros supplémentaires pour les loyers. «Même à Innsbruck, se loger n’est pas aussi cher qu’à Thaur», plaisante-t-il.
Aux champs où les saisonnier-e-s passent jusqu’à 16 heures par jour, il n’y a pas de toilettes, bien que le président des producteurs maraîcher-e-s leur ait assuré, pour des raisons d’hygiène, que des toilettes mobiles seraient installées dans les grandes cultures. La révélation des mauvaises conditions de travail et de vie des saisonnier-e-s dans la région calabraise de Rosarno avait brusquement provoqué une grande agitation. Mais il n’y a pas eu de conséquences.
«Production de qualité» Les petites exploitations continuent à disparaître. Cependant, les gros deviennent de plus en plus gros grâce aux subventions de l’UE attribuées selon la superficie des terres, d’après Hans Weiss («Livre noir de l’agriculture – les machinations de la politique agricole»).
Josef Norz, gros paysan à Thaur, a reçu 85.000 euros de subventions en 2009. Il emploie autour de 160 saisonnier-e-s sur son exploitation. Selon Alfred Unmann: «Puisque les frais de personnel représentent un tiers du prix de vente, sans la main-d’œuvre étrangère, la production resterait au sol». Avec une surface cultivée de 100 hectares entre Hatting et Imst, il est l’un des plus gros agriculteurs de la région. En association avec 30 autres maraîcher-e-s, il a créé le label La région du goût des légumes du Tyrol du Nord. Ce label promeut des produits régionaux de haute qualité – même si les plants viennent des Pays-Bas et les saisonnier-e-s d’Europe de l’Est. Les Autrichien-ne-s ne mettent plus les pieds dans ces champs-là.
Protestation Début octobre 2013, 60 saisonnier-e-s se sont regroupé-e-s pour une action commune de protestation. «Tout à coup, ils étaient gentils avec nous. Monsieur Norz nous a même apporté du café dans le hangar». Lezla Ricolae, un Roumain de 50 ans, n’avait jamais connu en onze ans de geste attentionné de la part des patrons. Ricolae est l’un des saisonnier-e-s qui ont manifesté devant Schotthof, le domaine du paysan de Thaur, pour de meilleures conditions de travail. Ils réclamaient le respect de leur contrat: le paiement des heures supplémentaires, du travail de nuit et du dimanche, qu’ils n’avaient pas perçu depuis des années.
«Pour lui, une carotte vaut davantage qu’un être humain», c’est ainsi que Monica Oprisiu décrit leur employeur, le maraîcher Josef Norz. Pendant les six ans où elle a travaillé à Schotthof, elle a été transportée aux champs «comme une marchandise», dans des camions bondés sans fenêtres. «Il y en avait toujours qui s’évanouissaient», se souvient-elle. Et si la police arrêtait le camion, «c’était le chauffeur, l’un des nôtres, qui devait payer l’amende». Sorin, son mari, a démarré avec d’autres l’action de protestation début octobre. Il avait photographié la grille horaire de juillet avec son portable. Au total 432 heures, courbé aux champs ou au volant comme chauffeur. Puisqu’à Schotthof, les heures supplémentaires ne sont pas payées, Sorin Oprisiu a décidé de prendre les choses en main. Il a demandé en vain une augmentation de salaire. Plus de 60 saisonniers ont donné leur démission après cette action.
Pendant onze ans, Ricolae n’était qu’un nombre, le 072, et un code barre, celui qu’il collait sur les cageots de légumes pour déterminer son salaire. Il est l’un des 42 employés de Schotthof qui aujourd’hui portent plainte contre Josef Norz.
Ils ne se sentaient toutefois pas représentés par la chambre des ouvriers agricoles auprès de qui Josef Norz devait régler rétroactivement les exigences des saisonniers, mais uniquement pour l’année 2013. Ils ont alors demandé de l’aide auprès de la Chambre du Travail du Tyrol. Et, bien que celle-ci ne soit pas habilitée à représenter les saisonniers, elle leur a apporté avec Markus Orgler une assistance juridique. La Chambre du Travail a pris en charge les frais d’avocat et a mis une salle à disposition pour rendre possible une rencontre entre les saisonnier-e-s et l’avocat. «Dans ce cas, selon la loi, nous ne sommes pas compétents, alors c’était pour nous une question d’humanité», souligne Erwin Zangerl, le président de la Chambre.
Ricolae a apporté le code barre à la Chambre, car «Sorin nous a dit d’apporter tous les documents». Depuis, Ricolae est retourné chez lui en Roumanie. Il ne s'était jamais senti le bienvenu en Autriche, et celà pendant onze ans. Les autres aussi sont retournés dans leur pays d’origine – c’est la fin de la récolte. Ils espèrent trouver un nouveau travail dans des conditions plus humaines pour la prochaine saison. Selon les juristes de la Chambre du travail, les verdicts par rapport aux plaintes seront prononcés au plus tôt dans quelques mois.
La lutte continue – nous vous tiendrons au courant!

* L’entretien avec Andrej a été publié dans le numéro d’octobre 2011 du journal 20er. Son nom a été changé par la rédaction.