AGRICULTURE: Le travail agricole en temps de COVID-19

de Johanna Herrigel, Sarah Schilliger, Ariane Zangger, Silva Lieberherr, 15 mai 2020, publié à Archipel 292

A la mi-mars, face à la crise sanitaire, aux mesures d’urgence prises par les gouvernements et à la fermeture des frontières entre les pays européens, les agriculteurs et agricultrices ont lancé un appel à l’aide massif. Se pose alors la question de savoir qui va récolter les légumes et faire tout le travail éreintant que les travailleur·euses agricoles étranger·es font normalement pour des salaires de misère et dans des conditions de vie et de travail précaires. On estime que le nombre de travailleur·euses agricoles manquant est énorme: en Italie, on estime qu’illes sont environ 370.000, en France 200.000, en Espagne de 100.000 à 150.000 (1). Cependant, les débats et les évolutions que l’on peut observer actuellement montrent que dans cette crise, en tant que société, nous ne nous posons que partiellement les questions vraiment fondamentales et ne tirons pas de leçons pour l’avenir. Au lieu de mettre en place des mesures durables contre la précarité des personnes travaillant dans l’agriculture, on procède plutôt à des interventions ponctuelles et à l’application de pansements de fortune. Cette fois encore, nous cons-tatons combien la façon dont nous produisons les aliments aujour-d’hui est basée sur un «mode de vie impérial» (2) qui exploite non seulement la nature mais aussi les êtres humains. Dans les lignes qui suivent, nous en ferons la démonstration en prenant l’exemple de la Suisse.

Le marché du travail mondialisé paralysé

Soudainement, illes se sont retrouvé·es au centre de l’attention, celleux qui habituellement restent caché·es, bien qu’illes soient les principaux acteurs de l’arrivée des légumes régionaux dans nos assiet-tes: les quelque 30.000 travailleur·euses étranger·es «non familiaux» qui parcourent chaque année des milliers de kilomètres depuis la Roumanie, la Pologne, la Hongrie ou le Portugal pour venir travailler quelques mois dans les champs suisses. Illes reviennent souvent dans les mêmes fermes et, grâce à leurs réseaux informels et à leurs contacts familiaux ou de proximité, fournissent aux agricul-teur·trices locaux une main-d’œuvre «fraîche» fiable. De nombreux médias ont déjà souli-gné à quel point les travail-leur·euses agricoles étranger·es sont «indispensables» pour l’agriculture suisse. Néanmoins, les préoccupations de leurs employeur·euses suisses et l’inquiétude concernant les asperges et les fraises suisses fraîches dans les rayons des supermarchés ont toujours prévalu, alors que la situation précaire des employé·es n’a pratiquement jamais été problématisée. Un agriculteur de Thurgovie a déclaré: «En ce moment, il nous est certainement utile que les ouvriers chargés de la récolte qui sont chez nous ne puissent pas prendre leurs congés comme prévu, car ils devraient être mis en quarantaine pendant 14 jours s’ils se rendaient en Pologne» (3). Un autre agriculteur rapporte qu’il a rappelé «ses» ouvrier·es agricoles de Roumanie lors de la fermeture annoncée des frontières et leur a demandé de faire le déplacement «immédiatement». Illes sont arrivés à la ferme 22 heures plus tard (4). Il n’est fait aucune mention des risques sanitaires qu’illes encourent tant en voyage (souvent dans des bus exigus) qu’en Suisse. De même, les inquiétudes concernant leurs proches laissé·es dans leur pays d’origine pendant le confinement sont passées sous silence. L’essentiel étant d’assurer un approvisionnement à flux tendu en main-d’œuvre bon marché. A présent que ce marché du travail mondialisé est paralysé simultanément dans plusieurs pays, on peut se demander si l’approvisionnement en tomates, aubergines et fraises fraîches dans les mois à venir pourra être simplement résolu par des importations de l’étranger et une production «délocalisée» – comme c’est généralement le cas. Normalement, des pays comme l’Italie et l’Espagne servent de «sites de production» bon marché en Europe – ici aussi, sur le dos des travailleur·euses agricoles étran-ger·es. Un pays comme la Suisse, qui a un taux d’autosuffisance d’environ 60 % (5), tire profit de la sous-traitance d’une partie importante de son approvisionnement alimentaire à de telles installations de production axées sur l’exporta-tion. Mais en raison de la crise sanitaire actuelle, il y a une pénurie de travailleur·euses agricoles partout, y compris dans ces pays exportateurs. On prévoit déjà qu’en Italie, par exemple, les légumes et les fruits risquent de «pourrir» (6).

«Secteur crucial», mon œil!

La crise du Corona a clarifié la question des activités essentielles pour notre société. Ainsi, l’approvisionnement stable en denrées alimentaires est désormais classé comme «secteur crucial». L’agriculture y joue un rôle tout aussi central que la transformation, la logistique et la vente au détail. Ceci est particulièrement remarquable dans la mesure où les activités de l’industrie agricole et alimentaire n’étaient pas tenues en très haute estime par la société dans l’ère post-Corona. Il devient évident qu’il existe un décalage entre l’importance sociale de ce travail et la pratique malheureusement répandue de l’exploitation des travailleur·euses migrant·es dans le secteur. Une pratique que l’on retrouve aussi chez les aides-soignant·es. «Ce ne sont pas les travail-leur·euses agricoles qui manquent dans les champs, mais de bonnes conditions de travail et un bon salaire à la hauteur de ce dur labeur», déclare la militante Sonia Mélo de Sezonieri, lors d’une campagne pour les droits des travailleur·euses agricoles en Autriche. Il en va de même pour la Suisse: les salaires sont bas et les temps de travail sont extrêmement longs. Dans le canton de Berne, par exemple, le salaire brut actuel des saisonnier·es est de 3.330 CHF pour une semaine de travail de 55 heures. La situation au regard du droit du travail est précaire, en partie parce que l’agriculture n’est pas soumise au code du travail. Outre l’insuffisance de protection juridique, on constate aussi que, faute de maîtriser la langue, les saisonnier·es ont souvent une connaissance insuffisante de leur contrat de travail et de leurs droits réels. De ce fait, illes n’ont pas la possibilité de faire valoir activement ces droits. Cette précarité se manifeste également dans le domaine de la santé: nombre d’entre eux et elles ne savent pas qu’une assurance maladie et accident les protégerait et leur assurerait une sécurité financière en cas de maladie ou d’accident. Illes ignorent également leur droit de consulter un médecin sans risquer de perdre leur salaire. Ce manque d’information est d’autant plus criant en période de Corona. Il prouve que la Confédération et les cantons doivent impérativement prendre des mesures afin de leur garantir l’accès aux soins médicaux. Il conviendrait donc de renforcer les contrôles afin de garantir des mesures de protection sanitaire adéquates dans les exploitations agricoles, tant sur le lieu de travail que dans les logements.

Allez dans les champs et aidez les agriculteurs!

Et maintenant? Ils recherchent désespérément des remplaçant·es – l’accent étant de plus en plus mis sur le «potentiel interne national» dans le recrutement de la main-d’œuvre. C’est une tendance que l’on pouvait déjà observer dans le sillage de l’initiative dite d’immigration massive de l’Union populaire suisse en 2014, lorsque des appels ont été lancés pour que l’on ait davantage recours aux réfugié·es dans les fermes suisses. A cette époque, un projet pilote du Secrétariat d’Etat aux migrations et de l’Union suisse des paysans a créé l’«apprentissage des réfu-gié·es», un dispositif destiné à attirer davantage de réfugié·es et de personnes provisoirement admises sur le territoire vers des travaux agricoles (avec un succès plutôt modéré). Aujourd’hui, le «potentiel interne national» est abordé de manière beaucoup plus large. Au vu des difficultés qu’ont les travailleur·euses saisonnier·es à venir, même le conseiller fédéral Guy Parmelin a déclaré dans une interview: «Je fais appel à tou·tes celles et ceux qui cherchent du travail: allez dans les champs et aidez les agriculteurs» (7). Il s’agit d’activer les ressources de main-d’œuvre «inexploitées»: la demande de mobilisation de personnes vivant en Suisse et ayant une «disponibilité» pour le travail agricole est forte. Elle est largement évoquée dans les médias, et sous un angle positif. Les personnes bénéficiant d’une allocation de chômage ou d’une aide sociale, les réfugié·es et les étudiant·es sont identifié·es comme potentiellement aptes. Ces groupes de personnes sont aussi souvent présentés comme étant ceux qui dépendent de l’Etat et, surtout, des finances publiques. Sous couvert de «solidarité» et de «sécurité alimentaire» nationales, ces personnes sont désormais censées fournir leur contribution à la société, c’est-à-dire reprendre le travail éreintant des travailleur·euses agricoles.

A nous le travail de la terre!

Une coalition active d’entrepre-neurs, d’associations agricoles et gastronomiques s’est rapidement réunie pour contribuer à la mise en place d’un modèle d’économie de marché dans l’agriculture, comme c’est déjà le cas pour de nombreux autres secteurs. Pour ce faire, il s’agit de mobiliser des travail-leur·euses intérimaires supplémentaires. L’agence de recrutement «Coople», par exemple, promet de «prêter» aux agriculteur·trices, pour une certaine période, des personnes qui ne sont plus employées dans la restauration. Selon ses propres déclarations, l’entreprise est devenue «la plus grande plate-forme européenne de solutions flexibles en matière de personnel». Elle embauche environ 300.000 personnes au titre de personnel intérimaire pour quelques 15.000 entreprises dans les secteurs «de la restauration, de l’hôtellerie, du commerce de détail, de l’aviation, de la logistique, des événements et de la promotion et du commerce» (8). Sa devise est: «De la cuisine du restaurant au champ de poireaux» (9). Outre la question de savoir dans quelle mesure un nouveau modèle de travail précaire émerge ici, certain·es agriculteur·trices doutent également que les personnes ainsi recrutées dans d’autres secteurs feront leurs preuves. L’Association suisse des agriculteurs déclare pour sa part: «Dans le cas des nouveaux travailleur·euses agricoles suisses, il faut garder à l’esprit qu’ils et elles ne sont peut-être pas habitué·es au dur travail physique et qu’ils et elles devront peut-être se relayer plus souvent» (10).

Vers un futur pérenne

En revanche, et dans des conditions complètement différentes, certain·es, principalement des jeunes, rejoignent des exploitations agricoles qui se sont inscrites sur le réseau de solidarité de la plate-forme «Agriculture d’avenir» (11). Le fait que tant de volontaires se soient inscrit·es est un signe d’espoir et montre combien de personnes motivées sont intéressées et souhaitent travailler dans l’agri-culture. Cela permet également de créer de nouvelles structures et de rapprocher les producteur·trices des consommateur·trices, comme on peut déjà l’observer dans de nombreux projets d’AMAP. Mais là aussi, on peut se demander si les travailleur·euses agricoles étranger·es manquant·es peuvent être remplacé·es aussi facilement. Les récoltes exigent un savoir-faire professionnel, de l’expérience et surtout de l’endurance physique. Les bénévoles qui se portent volontaires pour les travaux de récolte en période de Corona en feront probablement l’expérience eux-mêmes. La solution évidente – augmenter les salaires et améliorer les conditions de travail lorsqu’elles sont trop peu attrayantes – n’a guère été proposée sur la place publique. La crise du COVID-19 risque d’exacerber les inégalités existantes et l’exploitation des personnes et de la nature. Pourtant, elle a également la possibilité de rendre plus évidente la pertinence du travail dans l’agriculture ainsi que la valeur de notre alimentation. Le moment est venu non seulement de parler d’une autre agriculture, mais également de la consolider concrètement. Nous avons besoin de systèmes alimentaires plus démocratiques, plus équitables et plus écologiques. Des systèmes qui s’engagent en faveur de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie. Une valorisation croissante de l’agriculture ne change pas encore la situation. Mais ce pourrait être un début de changement de la politique agricole. Il s’agirait de faire du travail dans l’agriculture un travail digne et agréable. Dans un prochain numéro d’Archipel, nous analyserons plus en détail si de nouveaux modèles de recrutement et de nouvelles formes d’emploi (par exemple via la société «Coople») s’établissent dans l’agriculture suisse à la suite de la crise de COVID-19. Nous met-trons en lumière les expériences de et avec des «volontaires» solidaires dans les champs suisses et nous nous interrogerons sur les perspectives d’une agriculture socialement durable au-delà de la période post-Corona.

  1. Lebensmittel Zeitung, 09.04.2020.
  2. Ulrich Brand/Markus Wissen (2017): Imperiale Lebensweise. Sur l’exploitation de l’homme et de la nature dans le capitalisme mondial. Munich, Oekom Verlag.
  3. Rapport agricole 2019.
  4. NZZ, 4.4.2020, «Landwirtschaft am Limit: Wie zwei Zürcher Bauernfamilien mit der Corona-Krise ringen».
  5. Rapport agricole 2019.
  6. Tagesanzeiger, 14.4.2020, «Gestrandet im Mittelmeer».
  7. Schweizer Illustrierte, 2.4.2020, «Guy Parmelin über Corona und die Wirtschaft».
  8. https://go.coople.com/obst-und-gemuese
  9. Aargauer Zeitung, 8.4.2020, «Von der Restaurantküche raus aufs Lauchfeld».
  10. Tagesanzeiger, 1.4.2020, «Alle wollen den Bauern helfen».
  11. Landwirtschaft mit Zukunft ist…

PS. Les autrices, qui abordent également l’agriculture dans leurs travaux scientifiques, ont toutes participé à la préparation de la conférence «Résistance au plat du jour» qui a eu lieu à Berne en février 2020. Au-delà de cette conférence, elles s’engagent sur le thème des conditions de travail dans l’agriculture. http://www.agrisodu.ch/content/view/197/104/lang,french/