SEMENCES: Les lobbies de l’UE et l’avenir des semences

de Martin Pigeon (Corporate Europe Observatory*), 15 juin 2013, publié à Archipel 216

Les lobbies font aujourd’hui partie intégrante du processus de décision politique de l’Union européenne. Présents dès la conception des législations puis tout au long du processus législatif, ils informent et influent la Commission européenne, le Parlement européen et les Etats membres. Sur les quelque 25-30.000 lobbyistes professionnels que compte Bruxelles, un peu plus des deux tiers représentent des intérêts commerciaux, 20% représentent des collectivités publiques (villes, régions, Etats) et les 10% restants la société civile «organisée», associations et syndicats.

Leur rôle est ancien: les principaux lobbies «historiques» (syndicats, patronat, consommateurs, agriculteurs, environnementalistes) ont aussi été créés à la demande, et avec les financements, de la Commission européenne qui, en l’absence d’un peuple et d’un espace médiatique européen communs, avait besoin de constituer quelque chose ressemblant à une société civile autour d’elle à des fins d’information et de légitimation.

Les institutions de l’UE dépendantes des lobbies

La justification principale évoquée pour défendre cette situation est l’information. Même les eurodéputés les plus progressistes disent qu’ils ont besoin des informations que les lobbies leur communiquent car ils n’auraient pas accès à ces informations autrement. Mais l’information n’est jamais gratuite: au même titre que les lecteurs de la presse gratuite sont vendus aux annonceurs publicitaires par ces journaux, un expert compétent n’est pas gratuit et quiconque le paie pour aller proposer «gratuitement» son expertise à un décideur public le fait pour son intérêt. Mais si le problème du déficit de ressources internes existe au Parlement étant donné son pouvoir et sa charge de travail, il existe également, et avec des conséquences peut-être encore plus graves, à la Commission.
Celle-ci a en effet le monopole de l’initiative législative: elle est la seule autorisée à proposer des lois, pouvoir dont ne dispose pas le Parlement. Cependant, bien qu’elle doive porter la responsabilité de la conception de lois affectant tout un continent, elle ne dispose guère de plus de fonctionnaires que la mairie de Paris (environ 45.000, dont une grosse moitié de contractuels temporaires). De plus, une réforme administrative de 2004 (Kinnock) a pour effets pervers la rotation régulière des personnels entre services, ce qui empêche la constitution d’une expertise interne et revient à structurellement produire de l’incompétence, ce qui légitime toujours davantage d’externalisation. Les fonctionnaires de cette administration sont donc incités à limiter leur rôle à la gestion de consultations des «parties prenantes», qui est un des euphémismes par lesquels on désigne les lobbies à Bruxelles, et à la gestion des appels d’offres pour organiser l’évaluation technique des politiques.

Conflits d’intérêts en série

Ce désarmement organisé de la puissance publique est encore aggravé par la grande porosité entre les secteurs privés et publics au sein de la bulle bruxelloise. Les carrières se construisent typiquement sur des allers et retours entre des rôles publics (parlementaires et assistants, fonctionnaires...) et privés (lobbyistes), ce qui peut rester relativement anodin pour des fonctions subalternes mais crée des conflits d’intérêt de plus en plus graves au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie institutionnelle. Toutes les agences de conseil en lobbying bruxelloises sont ainsi truffées d’anciens de la Commission et du Parlement, y compris les postes les plus élevés (directeur, chef d’unité), tandis que nombre d’anciens Commissaires (ministres) sont embauchés dans les conseils d’administration des multinationales, voire créent eux-mêmes des agences de conseil en lobbying pour vendre leur réseau personnel!
Cette continuité sociologique entre lobbyistes et fonctionnaires renforce le problème de l’inégalité d’accès à l’information entre les lobbies puissants, capables de promettre des carrières financièrement attractives à leurs cibles, et les autres. Corporate Europe Observatory fait campagne depuis des années pour tenter d’infléchir cette situation en demandant la transparence du lobbying et l’encadrement des conflits d’intérêts; la situation progresse lentement, mais on reste beaucoup trop loin du compte.

Défaite systématique de la société civile et exceptions

La moyenne des décisions que produit ce système tend à refléter l’équilibre des forces en présence, lequel est, on l’a vu, largement favorable au secteur marchand. En d’autres termes, la société civile tend à systématiquement perdre la bataille du lobbying à Bruxelles. Les exceptions à cette tendance, car il y en a, sont connues, car elles correspondent à des situations où le débat a largement dépassé les frontières de la bulle bruxelloise pour susciter des mobilisations un peu partout sur le continent: la directive Bolkestein, la directive sur les brevets logiciels, l’opposition aux OGM, REACH, ACTA... Dans tous ces cas, l’extension du débat, qui a vu des eurodéputés soumis à une pression réelle de leurs électeurs, a permis de renverser, au moins temporairement, la décision. Mais cela ne suffit pas toujours: la mobilisation associative autour de la Politique Agricole Commune pour 2014-2020, le premier budget de l’UE, a été assez importante ces deux dernières années, avec l’espoir que le Parlement, pour la première fois impliqué réellement dans la décision, pourrait remédier aux impasses sociales et environnementales de la PAC actuelle; mais c’est pourtant l’inverse qui s’est produit. La Commission Agriculture du Parlement a détruit les quelques éléments environnementaux intéressants de la proposition de la Commission et donné pleine satisfaction aux partisans de l’agriculture industrielle. Les Etats ne semblent pas vouloir faire mieux. Défaite en rase campagne pour les associations, les petits paysans et la préservation/reconquête de notre qualité de vie.

Révision de la législation sur le commerce des semences

La bataille actuelle sur la révision de la législation européenne sur le commerce des semences est l’occasion de voir les mêmes mécanismes à l’œuvre, et sera l’occasion de tenter de faire mentir les statistiques pour les défenseurs de la biodiversité et... de la liberté de pratiquer l’agriculture non industrielle: les semences sont en effet le point de départ de notre chaîne alimentaire, et c’est rien moins que les conditions de leur privatisation/disparition dont il est question. L’initiative de la Commission s’inscrit dans le cadre better regulation, un objectif de «simplification» de la législation existante, et vient fondre la douzaine de directives existantes sur le sujet en une seule. On ne saurait trouver cible plus stratégique pour l’industrie semencière.
D’après le lobby officiel de cette dernière à Bruxelles, la European Seeds Association (ESA), qui représente les plus grosses entreprises du secteur, le marché des semences dans l’UE représente quelque 7 milliards d’euros. C’est un marché de plus en plus concentré, dominé par des entreprises avec des centres de production basés aux Pays-Bas et en France. L’industrie semencière actuelle s’est construite autour d’un encadrement légal strict, chaque variété agricole vendue devant être préalablement reconnue par les autorités publiques et enregistrée au sein d’un catalogue national relié à un catalogue européen. Ces variétés «légales» bénéficient alors habituellement d’un certificat d’obtention végétale (COV), forme de propriété intellectuelle limitée qui garantit au sélectionneur de semences la protection du nom ainsi que des royalties pendant une vingtaine d’années en moyenne; mais qui tolérait aussi la liberté de certains usages, comme la liberté laissée à l’agriculteur de replanter directement une partie de sa récolte. Ces libertés, variables selon les pays, se sont cependant restreintes avec le temps, le COV étant de plus en plus mis en concurrence avec le brevet, une forme de propriété intellectuelle beaucoup plus monopolistique et que préfèrent d’ailleurs, pour le pratiquer depuis longtemps, les entreprises agrochimiques qui sont entrées sur le marché des semences ces 20 dernières années.
Pour pouvoir bénéficier d’un COV, les variétés doivent, en plus de leur nouveauté, souscrire aux trois principes de distinction (description botanique), de stabilité (d’une génération à l’autre) et d’uniformité (entre les individus). Ceci introduit un problème de biais industriel, dans la mesure où si ces caractéristiques produisent des plantes bien adaptées à la mécanisation et aux intrants chimiques, elles interdisent largement la sélection in situ. La sélection et la production de semences étaient, avant l’apparition des industriels du secteur, réalisées localement par les paysans eux-mêmes ou des entreprises familiales, mais les effets conjugués de la réglementation et des évolutions techniques ont rendu cette activité aujourd’hui assez marginale économiquement. Un mouvement social autour des variétés locales, garantes d’une plus grande résilience de l’agriculture et d’une plus grande biodiversité cultivée (laquelle a, on estime, diminué de 75% au niveau mondial), s’est cependant développé au cours des dernières années en opposition à la mainmise industrielle sur ce maillon crucial de la chaîne alimentaire. La possibilité même de sortie d’un paradigme industriel pour l’agriculture serait en effet rendue très difficile dans un contexte de marché de semences restreint à des semences faites uniquement pour cette agriculture-là.

Offensive sur l’agriculture mondiale

L’enjeu central de la période, dans une perspective de souveraineté alimentaire, est l’offensive d’un nombre restreint d’entreprises pour tenter de prendre le contrôle de l’agriculture elle-même. Les 10 plus grosses entreprises mondiales de semences (par ordre d’importance: Monsanto, Dupont/Pioneer, Syngenta, Limagrain, Land O’ Lakes/Winfield solutions, KWS AG, Bayer Cropscience, Dow Agrosciences, Sataka, DLF-Trifolium A/S) contrôlent aussi 70% de la production de pesticides et dépensent l’équivalent de 75% des budgets privés mondiaux en recherche agricole. Cet oligopole de fait est constamment renforcé par le rachat des entreprises de taille moyenne concurrentes et la multiplication des partenariats croisés entre ces quelques firmes. C’est que le développement des techniques, notamment de manipulation génétique, permet de plus en plus de concevoir la matière vivante comme matériau de base pour les procédés industriels existant dans le reste de l’économie, une évolution nommée «bioéconomie». La raréfaction relative des énergies fossiles tendant à rendre à nouveau à l’agriculture son ancien statut de base de l’économie, l’enjeu pour ces entreprises est de s’assurer le contrôle d’un maximum de ressources naturelles possibles. On comprend bien, dans ce contexte, à quel point la capture des politiques publiques sur le sujet est essentielle pour s’assurer que ce modèle de développement et d’agriculture soit perçu comme une priorité par les décideurs politiques, et les autres comme une menace (pas assez productifs, pas assez sûrs etc.). Dans ce débat, l’ESA peut malheureusement compter assez largement sur les syndicats agricoles majoritaires, lesquels n’ont plus grand-chose à refuser à l’industrie.
Un mot-slogan beaucoup utilisé par cette dernière dans cette bataille est celui d’«intensification durable» (sustainable intensification en anglais). Le principe: produire beaucoup sur peu d’espace permet d’épargner des forêts que l’on peut donc conserver. Monsanto, le leader du marché qu’on ne présente plus, incarne probablement mieux que tous ses concurrents la tendance puisque l’entreprise se baptise elle-même aujourd’hui «la compagnie des rendements» (yield company, un comble pour l’entreprise ayant fabriqué le défoliant vedette «agent orange»). Mieux: parce qu’elle serait extensive, l’agriculture biologique pousserait au défrichement et ne serait donc pas durable! La ficelle est un peu grosse – les rendements les plus élevés sont dans des exploitations de petite taille et souvent dus à des associations de plantes, tandis que les principaux responsables de la déforestation sont précisément les monocultures de leurs produits – , mais elle signale une tragédie: ces entreprises, en séparant radicalement la préservation de l’environnement de l’agriculture, nous montrent que, pour elles, il n’est pas possible et pas pensable de faire une agriculture qui ne détruise pas la nature. Il faut espérer qu’elles ne gagnent pas cette bataille.

* L’objectif de Corporate Europe Observatory est de mettre en évidence le pouvoir des lobbies des multinationales dans l’Union européenne.