COLOMBIE: Pas de paix tant que le problème de la terre ne sera pas résolu

de Olga Gayon *, 5 nov. 2013, publié à Archipel 219

La communauté internationale est optimiste quant aux résultats des discussions entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et la guérilla des FARC1. Ces négociations représentent un réel espoir pour ce pays en guerre depuis plus de cinq décennies, étant donné que pendant huit ans, le gouvernement d’Álvaro Uribe a refusé de reconnaître le conflit armé. Cependant, le conflit social en Colombie reste latent.

Ce pays traîne depuis plus d’un siècle un problème non résolu qui a engendré une infinité de problématiques tels que le conflit agraire et la concentration des terres, qui peuvent conduire à une explosion sociale. Si aucune solution de fond n’est proposée pour palier à ce grave problème, la paix en Colombie ne sera pas assurée, car la guerre y est fondée sur la mauvaise répartition des terres et l’absence historique de l’Etat dans les zones peuplées par des indigènes, des communautés noires et des paysans.
La Colombie, comme tous ceux qui cherchent une identité, vit deux réalités: celle des données économiques qui, par le biais de la propagande institutionnelle, montrent au monde entier que ce pays avance sans encombre, et la réalité économique et sociale que vit 62 % de sa population, marquée par la pauvreté, l’indigence et la misère. Les Colombiens sont également confrontés quotidiennement à deux autres réalités. D’un côté, les dialogues pour la paix entre le gouvernement et les FARC qui génèrent dans la population des millions d’illusions et d’oppositions; et d’un autre côté, la peur à laquelle sont soumis les indigènes, les paysans, les noirs, les syndicalistes, les écologistes, les défenseurs des Droits de l’Homme et tous ceux qui cherchent la justice sociale pour le pays.
L’opposition naturelle de la Colombie, la gauche qui n’a jamais eu accès au pouvoir central, voit d’un bon œil que le gouvernement et la guérilla puissent arriver à un accord qui en finisse avec la guerre qu’ils se livrent depuis près d’un demi-siècle. Les analystes de cette gauche, tout comme les politologues, les sociologues, les économistes et même les violentologues, avertissent: la paix en Colombie ne s’obtiendra pas avec le seul silence des armes. Le conflit est alimenté par l’injustice sociale, la violence contre des millions de personnes qui n’ont jamais pris les armes, l’oubli dans lequel l’Etat laisse la majorité de sa population, et la corruption politique qui, ces dernières années, a donné lieu à des alliances ténébreuses entre les dirigeants, les narcotrafiquants et les escadrons de la mort.
Selon les chiffres de CODHES2, 5.500.000 personnes ont été violemment expulsées de leurs terres dans les 25 dernières années, en majorité par des groupes paramilitaires d’extrême droite, l’armée nationale, les narcotrafiquants, les guérillas des FARC et de l’ELN3.
La majorité des expulsions ont eu lieu après des épisodes d’extrême violence qui ont entre autres affecté des femmes enceintes et des enfants. On a pu prouver que, dans nombre de cas, les groupes paramilitaires ont agi en connivence avec l’armée institutionnelle qui rend possible l’entrée des escadrons de la mort dans les villages. La force publique a permis à ces escadrons – composés de 200 hommes – d’orchestrer des massacres; à plusieurs reprises, ils ont ainsi cruellement assassiné plus de 40 personnes sur la place du village, devant les yeux de toute la population. Suite à ces tragédies, des populations entières ont abandonné leurs maisons, leurs terres, leurs récoltes et leurs animaux pour fuir vers les centres urbains, où ils viennent grossir les cordons de la misère des petites et grandes villes.

Une campagne traversée par la violence et l’abandon de l’Etat

Depuis l’indépendance de la couronne espagnole, il y a deux siècles, la campagne colombienne a été le martyr de l’Etat. D’innombrables guerres s’y sont livrées pour la conquête du pouvoir territorial, qui est aujourd’hui encore détenu par des grands propriétaires terriens, des narcotrafiquants, des grands entrepreneurs, des politiciens corrompus et quelques multinationales. Tout au long du 20ème siècle, à chaque fois que la Colombie réussissait à résoudre un conflit – après des milliers de morts – les représentants de l’Etat promettaient une réforme agraire qui, un siècle après, n’est toujours pas arrivée. C’est ce qui se déroulait dans les années 1950 quand les représentants du Parti libéral et du Parti conservateur – qui s’affrontaient alors – avaient signé un accord de paix. C’est de la trahison des paysans qui ont lutté pour les libéraux qu’ont surgi les FARC au début des années 1960.
Le groupe colombien «Vive la Citoyenneté», dans son rapport Analyse de conjoncture 2014-2017, Colombie: de la guerre à la société des droits publié en septembre 2013, affirme que: «la nature du modèle de développement rural et de la possession des terres est le plus important facteur associé au conflit». De leur côté, les chiffres du dernier rapport de développement humain publié par le PNUD4 en 2011 montrent que seulement 1,15 % des propriétaires possèdent 52 % des terres, ce qui représente 70 % de la surface cultivable. Selon certains experts, c’est là que réside le véritable nœud du conflit colombien.

Protestation sociale en milieu rural

Depuis les deux dernières années, les Colombiens, malgré la violente répression de la force publique, se sont opposés aux moyens employés par ce pays qui, aux yeux du monde, croît économiquement mais qui, face à la dure réalité des habitants des villes et des campagnes, se développe uniquement en faveur des bénéfices de grandes entreprises et de multinationales. Et ceci grâce aux lois qui ont été décrétées contre les intérêts, entre autres, des étudiants, des paysans, des noirs et des indigènes.
De grandes mobilisations d’étudiants ont réussi à freiner une réforme éducative qui voulait imposer un modèle ultralibéral favorisant uniquement les enfants des plus puissants. De leur côté, les cafetiers affectés par des décisions gouvernementales ont obtenu des accords pour leur corporation. Les paysans de la région de Catatumbo, au nord-est du pays, une des régions les plus riches au niveau des ressources naturelles et habitée par une population à dominante paysanne et très pauvre, a obtenu du gouvernement une négociation d’accords qui puissent sortir la population de sa marginalité et qui garantisse que cette zone soit déclarée «zone de protection écologique paysanne».
Mais la grande mobilisation nationale a eu lieu fin août 2013 dans toutes les campagnes colombiennes. Suite à des manquements successifs aux engagements signés par le gouvernement de Juan Manuel Santos, les travailleurs journaliers ont lancé une grève agraire nationale. Des milliers d’entre eux sont descendus dans les rues pour dénoncer l’état de ruine à laquelle les ont menés les Traités de Libre Commerce (TLC) entrés en vigueur. Cette intense mobilisation, qui ne s’était plus vue depuis les années 1970, a été violemment réprimée par la police anti-émeute (l’Esmad) avec un bilan de 12 morts, 262 blessés et 600 détenus. Le président a refusé de reconnaître la grève des paysans en assurant «qu’une telle grève n’existait pas», les citadins colombiens sont alors sortis en masse pour soutenir les paysans. Les journées de Caceroladas (concert de casseroles) qui ont suivi ont aussi été réprimées avec une extrême violence.
Sergio Coronado, de la plate-forme CCEEU, lors de sa récente visite à Bruxelles à l’assemblée générale de la Oidhaco5, et invité par la Commission de Développement du Parlement européen afin de parler sur le thème des «Entreprises et Droits Humains», nous a dévoilé son avis sur le conflit dans les campagnes colombiennes: «Il n’y a aucun dialogue entre le gouvernement et les paysans parce que le gouvernement les met à l’écart de tout. La politique agraire actuelle bénéficie uniquement aux grandes entreprises agricoles puisque le modèle de développement rural est dessiné pour elles, et oublie donc complètement les nécessités de la population paysanne et rurale.»
Coronado ajoute que, pour lui, «La Colombie a signé ces TLC qui bénéficient aux multinationales avec les faveurs de la législation colombienne, qui permettent la compétition des entreprises avec les producteurs agricoles et de remplir les villes de produits qui, tant aux Etats-Unis qu’en Europe, reçoivent de grandes subventions de la part des Etats.»
C’est précisément par rapport aux TLC que s’appuient les demandes des paysans. Ils doivent assumer un coût de production plus important que ce que leur rapporte la vente de leurs cultures. Les intrants agricoles se vendent en Colombie jusqu’à 80% plus cher que sur le marché international. Le prix de l’essence pour transporter leurs produits vers les villes est un des plus chers de l’Amérique Latine. Si on ajoute à cela que les entreprises états-uniennes et européennes inondent le marché colombien de lait, pommes de terre, riz et autres légumes, à prix «cassé»; les paysans n’ont aucune autre porte de sortie que la ruine qui les affecte déjà.
L’Institut Colombien Agricole, qui devrait appliquer des normes de défense de la paysannerie, sur la base du décret 970, a fait détruire des tonnes de semences que les paysans gardaient pour leurs prochaines cultures. Tout ceci est dû au fait que le pays s’est engagé à utiliser uniquement des semences référencées, aux mains des multinationales états-uniennes. Cette résolution expéditive, aménagée sur le dos des Colombiens, criminalise de fait l’utilisation des semences autoproduites sous la menace d’énormes amendes et de peines de prison.
Les paysans qui ont lancé cette grève ont obtenu que le gouvernement gèle cette résolution afin qu’ils puissent continuer à utiliser pour le moment leurs propres semences. Cependant, les paysans se méfient de l’engagement du gouvernement du fait que Santos est habitué à signer des accords et à ne pas les tenir.
Le fait que, en raison de la grève, le président déploie à Bogota 50.000 soldats, comme pour un état de siège, a mis au premier plan de l’agenda politique et social colombien les graves conséquences des TLC signés tant par les EU que l’Europe. «Les organisations colombiennes, européennes et belges ont averti l’Union européenne des dangers pour la population si la situation grave des droits humains en Colombie, la violence dans les campagnes, l’iniquité sociale et l’injustice d’un accord commercial qui bénéficierait uniquement aux entreprises européennes n’étaient pas pris en compte « affirme Belén Torres du Comité Daniel Gillard.
Elle ajoute: «Nous voulons aussi signaler le danger d’un conflit social parce que ce TLC, qui est entré en vigueur ce 1er août, ruinerait les paysans et affecterait grandement les populations indigènes et noires, ainsi que l’environnement et la souveraineté alimentaire de millions de Colombiens». Une des principales revendications des paysans est que se renégocient les Traités de Libre Commerce. Le président Santos n’a encore rien déclaré sur cette question, et les concernés craignent que ceci ne puisse ni ne veuille se faire.

La loi des victimes

En juin 2011, la Colombie a approuvé la Loi des Victimes, une initiative visant à dédommager les personnes spoliées de leur terre en réhabilitant leurs droits sur celles-ci, ainsi qu’à indemniser les familles, aussi bien pour l’assassinat de leurs proches que pour les conséquences économiques entraînées par le fait d’avoir dû être obligées de tout abandonner afin de mettre leur vie à l’abri. Cependant, la faible infrastructure des institutions de justice, le manque de volonté politique et la violence exercée dans les zones rurales par les groupes paramilitaires – qui furent dans les faits amnistiés par le gouvernement d’Alvaro Uribe, et qui se trouvent aujourd’hui imités par de nouveaux groupes criminels – empêchent que cette initiative de restitution ne devienne réalité.
L’organisation Human Rights Watch (HRW) l’a manifesté de manière extrêmement claire le 17 septembre dernier, au travers des paroles de son directeur en charge de l’Amérique latine, José Manuel Vivanco: «déposséder et menacer est sans aucun risque en Colombie». Durant les deux années écoulées depuis l’approbation de la loi, 71 «leaders» en charge de démarches pour la restitution des terres ont été assassinés par les groupes paramilitaires. «Si la Colombie ne garantit pas que soit jugés les abus contre les personnes réclamant la restitution de leurs terres, celles-ci continueront à être assassinées, menacées et obligées de fuir pour avoir exigé ce qui leur appartient», en conclut Vivanco.
Avec presque sept millions d’hectares à restituer à presque cinq millions et demi de personnes, au rythme où va la justice en Colombie et sous les menaces des gros propriétaires et des narcotrafiquants, l’initiative de restitution semble pour beaucoup n’être qu’un énorme échec. Selon HRW, en deux ans d’application de la loi, seule une famille a pu revenir sur ses terres suite à une décision de justice. Pour Alirio Uribe, membre du Collectif d’Avocats «José Alvear Restrepo», qui représente en justice les victimes de la guerre en Colombie depuis maintenant 35 ans, «ce que met en œuvre le gouvernement afin de garantir la restitution des terres et la réparation aux victimes est bien précaire: au rythme actuel, il faudra une quarantaine d’années pour mener à son terme le processus de restitution. Si les victimes ne sont pas incluses dans l’agenda politique, la paix ne reviendra pas en Colombie. Et nous sommes nombreux à craindre qu’une fois signés les accords avec les FARC, elles pourraient se retrouver de nouveau victimes. Les décisions prises dans leur dos mettent en danger la garantie de leurs droits».
La Colombie ne semble pas être engagée dans un processus visant à solutionner ses conflits agraires et de possession des terres. Tandis que le gouvernement annonce des mesures en faveur des paysans, des indigènes, des noirs et de toutes les victimes de cette guerre, il tend de l’autre une main généreuse aux gros propriétaires, aux multinationales et aux personnes spoliant les terres. Et bien que, durant les deux dernières années, fût dénoncée la revente frauduleuse à de gros entrepreneurs de terres souillées par le sang, le gouvernement de Santos n’a fait que détourner le regard. C’est le cas par exemple de la grande exploitation de Bellacruz, où un ex-ambassadeur de Colombie à l’Union européenne a expulsé dans le sang plus de 600 paysans. Bien qu’obligé, sous la pression d’organisations belges, d'abandonner son poste, il a aujourd’hui vendu une partie des terres en question à Germán Efromovich, propriétaire de la plus importante compagnie aérienne colombienne, qui face aux réclamations faites par les victimes assure qu’«il n’y a pas eu de violation des droits humains sur ses terres».
Il y a à peine deux mois, Carlos Urrutia, ambassadeur de Colombie aux Etats-Unis et ami personnel du président Santos, a dû lui aussi démissionner face aux plaintes exercées par Wilson Arias, parlementaire du parti de gauche «Pôle démocratique». Il a été démontré que celui-ci et son cabinet d’avocats, avant qu’il ne soit nommé à ce poste, permirent à l’entreprise européenne Cargill de prendre possession de manière frauduleuse, au détriment du gouvernement colombien, d’environ 42.000 hectares de terres nationales destinées, selon la loi, aux paysans sans terres. Il semblerait de plus que le Congrès s’apprête à approuver une loi permettant la légalisation de ce délit, «afin que les grands investisseurs ne se détournent pas de la Colombie».
Une chose est ce qui est dit en Colombie à l’opinion nationale et internationale, une autre ce qui a cours en réalité. L’Etat, aux mains de personnages qui légifèrent et gouvernent uniquement en faveur des grands capitaux, a laissé la population de côté. Le problème de la terre et le conflit agraire, en vigueur depuis presque 200 ans, ne trouveront pas de solution rapide sans que ne soit réalisée une réforme agraire qui garantisse aux populations rurales le respect de l’ensemble de leurs droits. Mais aucune solution ne semble se dessiner à moyen terme, vu la course frénétique entreprise par le gouvernement Santos vers l’extraction massive des ressources naturelles, qui déracinera des populations entières et ne fera qu’accentuer le conflit, malgré la signature des accords de paix avec la guérilla des FARC. Tant que la Colombie ne se préoccupera pas de sa population et fera obstruction à ses droits tout en permettant aux personnes violentes d’assassiner et de spolier sans avoir à en souffrir les conséquences, les violations des droits humains continueront à augmenter sans frein. Des violations qui ont fait de la Colombie le pays où le nombre de disparus est plus important encore que durant les dictatures au Chili et en Argentine, et où le nombre de syndicalistes assassinés est le plus important du monde.

* Journaliste colombienne spécialisée dans la défense des droits de l’homme, Responsable de presse de l’organisation «Oidhaco», et membre du comité «Daniel Gillard».

  1. Les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (généralement appelées FARC, l’acronyme exact étant FARC-EP), sont la principale guérilla communiste colombienne impliquée dans le conflit armé colombien.
  2. Cabinet de consultation pour les droits humains et les réfugiés.
  3. L’Armée de Libération Nationale est le deuxième groupe rebelle en importance impliqué dans le conflit armé colombien après les FARC. Ses effectifs seraient de l’ordre de 1500 combattants en 2009.
  4. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), fait partie des programmes et fonds de l’ONU. Son «rôle» est d’aider les pays en développement en leur fournissant des conseils mais également en plaidant leurs causes pour l’octroi de dons.
  5. CCEEU: Coordination Colombie, Europe, Etats-Unis. Le Bureau International des Droits Humains-Action Colombie-OIDHACO est un réseau d’organisations internationales dédié à l’incidence politique devant les institutions de l’UE et des Nations unies afin de promouvoir l’Etat de droit, la démocratie, le respect des droits humains, la paix et le développement durable en Colombie.