Les conflits autour de la centrale nucléaire de Temelin (Première partie)

de Bernard Riepl,Membre des Verts, 9 mai 2010, publié à Archipel 94

A l’automne 2000, alors que commençait le chargement des barres de combustible de la centrale tchèque de Temelin au sud de la Bohème, est né en Autriche, pays frontalier, un mouvement de protestation complètement inattendu. Depuis l’accident de Tchernobyl en 1986, la population autrichienne suivait certes avec inquiétude la construction des centrales décidées sous le régime communiste, mais il semblait jusqu’alors que, de toute façon, Temelin ne serait jamais achevée.Après 1945, le refus d’utiliser l’énergie nucléaire est devenu une composante de la conscience nationale autrichienne, au même titre que la neutralité. En 1978, un référendum a refusé le démarrage de la centrale autrichienne de Zwentendorf, près de Vienne, pourtant prête à fonctionner. L’accident de Tchernobyl n’a fait que conforter ce choix.

La République tchèque, à la différence de l’Autriche, n’a pas de problème pour revenir sur son passé d’avant 1945. Au contraire, elle a une vision de l’Histoire qui, remontant à la mise au bûcher du réformateur de l’Eglise Jan Hus en 1415, situe la nation dans une longue tradition de résistance à un puissant voisin hostile (l’Allemagne, mais aussi l’Autriche, oublieuse de son passé protestant et de la violente reconquête de l’Eglise catholique).
La fermeture des frontières et le sentiment d’encerclement (comme sous Hitler) ont fait émerger en République tchèque une attitude défensive récurrente, s’apparentant à un sentiment de menace sur l’identité nationale (au regard de l’histoire, c’est compréhensible), attitude complètement sous-estimée au début par le mouvement antinucléaire autrichien.
Début septembre 2000, donc, la population frontalière autrichienne bloquait pour la première fois la route qui traverse la frontière à Freistadt, rassemblant plus de 10.000 personnes. Cet acte de désobéissance civile n’a pas beaucoup influé sur l’attitude de la République tchèque envers Temelin. D’ailleurs les habitants du lieu, se débattant dans les soucis quotidiens, acceptaient dans leur majorité l’argument utilisé par le lobby nucléaire que Temelin avait déjà coûté très cher et qu’il était insensé d’arrêter le projet à deux doigts de son achèvement. L’enthousiasme pour la centrale était toutefois mitigé, même si dans la région un grand nombre d’emplois en dépendaient et malgré une grande campagne publicitaire lancée par la firme exploitante, CEZ, présentée comme un généreux sponsor.
Du côté autrichien, un nombre sans cesse croissant d’habitants de la région ne se sentaient plus représentés par leurs politiciens à Vienne, et l’ensemble du mouvement a pris une nouvelle dimension. Si à l’origine les actions d’opposition à la centrale avaient reçu le soutien du Land de Haute-Autriche (l’entrée des Verts au gouvernement du Land en 1997 ayant donné une impulsion déterminante), elles ont rapidement pris une autonomie régionale. Il existait depuis longtemps une «plate-forme indépendante de Haute-Autriche contre le danger nucléaire», et le Land y avait un représentant officiel pour l’affaire de la centrale, un immigré tchèque d’avant 1989, Radko Pavlovec. Ainsi «La lutte contre le danger nucléaire» pouvait compter sur une large protection politique régionale, tout en ayant une connotation de «défense de la patrie» plutôt conservatrice.
Les médias autrichiens évoquaient de plus en plus souvent le «réacteur pourri» de Temelin alors qu’en République tchèque, on insistait sur l’apport de la technologie occidentale qui lui conférait un standard du meilleur niveau international. Avant la mise en service du réacteur, la majorité de la population tchèque prêtait foi à cet argument, en partie car les protestataires autrichiens avaient négligé d’estimer leur influence sur l’opinion tchèque. Côté autrichien, on a exigé que les Tchèques mettent à disposition les documents techniques. Prague a refusé en partie, le Premier ministre social-démocrate Zeman se surpassant dans l’arrogance, et la population a estimé que c’était là une réaction légitime à une Autriche ressentie comme pareillement arrogante. Mais dans les deux pays, les actions de protestation ont fait monter la pression sur les élites politiques. Le gouvernement autrichien a rabroué Prague (revanche sur l’appui que Prague avait apporté aux sanctions prises par l’Union européenne lors de l’entrée du FPÖ de Haider au gouvernement). Après plusieurs semaines de blocage de la frontière sur toute la ligne entre l’Autriche et la République tchèque, l’ambiance a beaucoup changé du côté tchèque. La sympathie du début pour le mouvement de protestation autrichien s’est transformée en véritable colère; de chaque côté de la frontière on a commencé à employer des clichés datant du temps de la monarchie. «Les Autrichiens», «les Tchèques» ont fait resurgir les vieux préjugés historiques pour aboutir à un resserrement au coude-à-coude derrière les «meneurs» nationaux du moment. Le ton est monté dans les médias, et même de véritables incidents ont eu lieu. Par exemple des alertes à la bombe contre les organisateurs des blocages de frontière. En République tchèque les communistes, en campagne électorale, ont organisé le blocage symbolique d’une station d’essence autrichienne ÖMV, se taillant ainsi un succès politique. Des infirmières tchèques, travaillant à Linz, ont constaté que leur voiture avait été endommagée. Des affiches portant la mention: «Entrée interdite aux Autrichiens» ont paru dans les magasins tchèques.