SEMENCES: Graines et Cinéma

de Ricardo P, 31 déc. 2016, publié à Archipel 254

Nous vous avons parlé dans Archipel des actions du collectif Graines et Cinéma*. Retour sur leur voyage au Liban et les suites de ce projet.

Depuis le bateau, au loin, je vois la pollution qui cache le port de Tripoli. Embarqué à Mersin, la navigation a duré quatorze heures... Et je n’ai pas très bien dormi. Le bateau datant des années 1980 est vieux et sale. J’ai préféré m’allonger dans le camion, à l’écart des petites bêtes qui traînent partout.
Arrivée et découverte
A peine arrivé au Liban, je suis heurté par la sur-militarisation de la région et les centaines de check-points qui contrôlent et divisent la circulation civile entre quartiers, communes, villes et régions. La vie dans la métropole est chaotique et tendue. D’ordinaire, les villages et leurs quartiers se regroupent plus ou moins par confession: maronite, druze, chiite, sunnite ou chrétienne. Il y a toute une propagande qui va avec. Par exemple, chez les maronites on peut voir sur la route la croix maronite, de grandes images de Saint Maron ou Charbel Makhlouf et des phrases qui l’illustrent. De même, au sein des villages chiites du Hezbollah, on peut observer un défilé d’images des martyrs qui se sont sacrifiés au pays ou pendant la guerre en Syrie. Assez souvent, on peut aussi voir d’énormes affiches de leaders du parti du Hezbollah, Hassan Nasrallah par exemple. Pour démarrer nos activités, nous voyageons beaucoup en camion, de région en région et de rencontre en rencontre. Au Liban, seules les personnes qui nous sont très proches sont au courant du projet Graines&Cinéma (semences pour la Syrie). Pour le reste des gens, nous sommes ici pour travailler avec les paysans libanais et soutenir les Syriens en créant des petits jardins potagers dans les camps de réfugiés. Le regard sur la guerre en Syrie et spécialement sur la participation du Hezbollah est presque tabou. Les médias libanais parlent de ce sujet mais avec beaucoup de souplesse, l’opinion publique étant très divisée. Les pro-Occident, pro-Saoudien et anti-Assad font connaître leur mécontentement en critiquant sévèrement le choix du Hezbollah d’apporter de l’aide à un dictateur bourreau de son peuple, et par conséquent de mettre en péril la sécurité de son pays. Ce à quoi les chefs du parti répondent: «Le Hezbollah ne combat pas pour Assad en Syrie. Le Hezbollah se bat pour le Liban et la stabilité de la région entière dont le futur du Liban dépend directement.» Vu la complexité de la situation et afin de nous protéger, nous avons rarement abordé le sujet.
Avec l’association Soils-Permaculture, nous avons trouvé une dizaine de paysan-ne-s libanais-e-s qui ont eu envie de démarrer un réseau de production et multiplication des semences paysannes. Dans la pratique, les paysan-ne-s, en faisant attention aux règles de pollinisation pour éviter les croisements non désirables, prenaient les semences qu’ils pouvaient et appréciaient: des tomates, courges, salades, haricots, etc. L’idée étant qu’une partie des semences produites soit pour les paysan-ne-s, une autre pour mettre en commun dans le réseau solidaire avec les réfugiés syriens au Liban et enfin une dernière pour soutenir les jardins potagers en Syrie.
Alors que nous visitons les paysan-ne-s chez eux, nous sommes souvent arrêtés sur la route. «D’où venez-vous? Qu’est-ce-que vous faites au Liban?» Si c’est l’armée libanaise, ça va. Si c’est le Hamas ou le Hezbollah, le temps des enquêtes se prolonge et parfois nous n’échappons pas à une visite du commissariat.
A Saida, dans la bananeraie de notre ami Hassan, nous démarrons les premières pépinières, une partie reste avec Hassan et l’autre va à Taanayel, ferme dans laquelle nous commencerons un mois plus tard un jardin pédagogique et expérimental de production de semences.
Ce week-end là, je suis à Beyrouth pour participer à un petit rassemblement du Mouvement Beirut Madinati. Le Liban vit depuis six ans sans élections, depuis deux ans sans président et sans nouveau Parlement depuis 2009. Les bureaux de vote ont ouvert à 7 heures. Les élections se poursuivront le 22 mai au Liban-Sud et à Nabatiyé, et enfin le 29 mai au Liban-Nord et au Akkar. Le Mouvement Beirut Madinati a été créé après la crise des ordures. Son but politique est majoritairement écolo, et, bien que timidement, il parvient à dénoncer le manque de transparence et les énormes lobbies de l’Etat libanais. Avec surprise, cette alternative, cette brise d’air frais a mobilisé 40% des citoyens de Beyrouth. Mais devant les urnes et pour le malheur des habitants de Beyrouth, la coalition Front du Futur majoritairement soutenue par les sunnites a encore conservé son pouvoir.
Dans les camps de la Bekaa
Nous entrons dans le Domaine Jésuite de Taanayel. Il fait 40 degrés. Nous devons mettre un peu de pression sur l’administration pour qu’elle démarre les travaux sur la parcelle à la mi-juillet. Nous sommes très en retard sur la saison... Il est rare de croiser des nuages qui pourraient nous permettre de nous reposer un peu. Le soleil impose toujours son caractère, sec et brûlant. Aux heures torrides, nous cherchons des abris et quand la chaleur se calme, nous retournons au travail. Depuis un mois et demi, de l’aube au crépuscule, nous y grattons la terre, plantant tomates, aubergines, haricots, salades, courgettes, melons et concombres. Peu à peu cet espace que nous souhaitons autant agricole que convivial, pédagogique et poétique, prend forme. Il est destiné à rester dans la durée et inclut ainsi la formation sur place d’ouvriers agricoles à l’agriculture écologique. Les semences produites sur place sont majoritairement destinées aux zones de conflit en Syrie. Les variétés cultivées sont celles demandées par les personnes qui en seront bénéficiaires. Une partie ira également alimenter les jardins dans les camps de réfugiés et le réseau producteurs de semences libanais.
Les vagues blanches que je vois à l’horizon comme une dune sur la plage sont en fait les camps de réfugiés que nous trouvons partout dans la vallée de la Bekaa. L’image de ces camps réveille en moi un sentiment d’angoisse et d’impuissance. Je sais ce qu’il y a derrière ces plastiques de la UNHCR. Avec l’association Syrian Eyes et Soils-Permaculture, nous démarrons un projet de jardins potagers sur les camps où l’autonomie alimentaire des réfugiés est très réduite. Un des impératifs imposés par l’Etat libanais est de ne pas toucher les sols. Avoir la sensation de créer un rayon lumineux d’autonomie est interdit! Du coup, pour faire face à cette stratégie d’Etat, nous créons des structures hors-sol dans lesquelles ils pourront cultiver des légumes et les manger plus tard.
Selon le recensement du HCR de 2016, on compte aujourd’hui à peu près 21,3 millions de réfugiés. Parmi eux, 54% des réfugiés sont issus de trois pays; Somalie, Afghanistan et Syrie. Au Liban le HCR a enregistré 1,2 million de réfugiés, mais d’après les ONG sur place il y aurait entre 1,7 et 2 millions de réfugiés syriens.
Ce n’est pas facile de vadrouiller dans les camps de réfugiés. Les enfants sont très demandeurs et prenants. Ils nous regardent toujours avec un gros sourire vraiment malin. Par contre, les plus vieux sont amicaux et très respectueux, assez souvent ils nous invitent à boire le fameux tchaï syrien avec trois quarts de sucre, un vrai énergisant pour la journée. Au Liban, les réfugiés sont soumis à un statut juridique très limité, le Liban n’étant pas signataire de la Convention de 1951 relative aux réfugiés. Dans les camps agricoles de la Bekaa, ce statut juridique augmente considérablement les risques d’abus et d’exploitation. A Bar Elias, j’ai fait connaissance d’une cinéaste documentariste, Brigitte Auger, qui est allée faire un reportage sur l’exploitation des enfants dans les camps agricoles de la Bekaa. Elle essaye de dénoncer une réalité que les médias expliquent ainsi: «Des adultes qui ont un statut juridique limité en sont souvent réduits à envoyer leurs enfants travailler à leur place, simplement parce que les enfants courent moins le risque d’être arrêtés. En conséquence, les enfants ne peuvent pas aller à l’école et risquent encore davantage d’être exposés aux abus et à l’exploitation.»
En août, le jardin de Taanayel commence à donner ses premiers fruits. Wallid, un réfugié syrien, prend en main avec nous la gestion du jardin potager. Dans le camp de réfugiés, des petites palettes et bidons en métal se remplissent de vert et des petits fruits commencent à nous montrer leur beauté. Après avoir vécu cinq mois au Liban, la seule chose qui me tient à cœur, c’est de demander l’arrêt immédiat des bombardements en Syrie. Les Syriens que j’ai eu la chance de rencontrer sur mon chemin veulent retourner chez eux. En plus d’un vécu de 40 ans de dictature, aujourd’hui, les Syriens sont confrontés au quotidien à la violence, la terreur et au désespoir. Une guerre dans laquelle la communauté internationale est complètement engluée et perdue entre des questions géopolitiques complexes et des intérêts économiques absurdes.

* Voir «Un Nouveau printemps», Archipel No248, mai 2016.