MADAGASCAR :Place du 13 mai 1ère partie

de Jean-Luc Raharimanana, 5 mai 2002, publié à Archipel 93

Après le premier tour des élections à Madagascar en janvier dernier, les deux candidats se sont déclarés vainqueurs, ce qui a provoqué de grosses mobilisations dans l'Ile rouge. L'écrivain malgache installé à Paris, Jean-Luc Raharimana, nous brosse un tableau du contexte historique pour nous aider à comprendre cette situation complexe.

Antananarivo. Place du 13 mai. Encore et toujours. Une foule monstre…
Paris. Tours. Boston ou Tremblay. Entendues lors des rencontres et dédicaces, lues dans des articles, répétées de lèvres en lèvres, ces phrases: «le peuple malgache s’est toujours tenu loin des turpitudes et violences chroniques caractéristiques au continent noir», «l’île rouge ou la sagesse ancestrale, peuple de paix, de douceur…»
Rassurantes ces phrases. Honorifiques. Voici donc un peuple qui se démarque de l’Afrique. L’Afrique noire de corruption, noire de massacre et de violence, de génocide ou maintenant de cendre volcanique.
Accepter ces phrases, c’est avaliser l’extrême cynisme du régime en place à Madagascar. Accepter ces phrases, c’est reconnaître un certain discours teinté du racisme et du mépris centenaire envers l’Afrique Noire. L’Afrique noire qui jamais, ô que nenni, ne pourrait comprendre ce que c’est que la civilisation: «tout cela, voyez-vous, est chose naturelle chez eux…».
Madagascar serait donc un des seuls pays de cette Afrique qui ait su se préserver de toutes ces barbaries! Place du 13 mai. Encore et toujours. Une foule énorme. De deux cent mille à trois cent mille personnes. Selon les jours. Selon le désespoir ou l’envie. L’envie d’en finir enfin. L’envie de retrouver une vie plus digne. Cette foule ne sait pas ou ne veut pourtant pas savoir que sa parole ne franchit pas les clichés qui entourent son île. Plus encore que la mer, l’ignorance ou l’aveuglement nous entoure.
Milieu des années 80
Place du 13 mai. La foule toujours. Des tanks. Des rangées de militaires. J’étais au Lycée. Milieu des années 80. De massacre. Non! Il n’y en a jamais eu. Du moins à la mesure de ces autres pays totalitaires. Mais à quelle aune mesurer maintenant l’inhumanité d’un régime? Au nombre de morts? A la violence spectaculaire qui sied si bien à la pellicule? Le régime de l’Amiral – Amiral sans flotte au demeurant, a parfaitement jaugé cette appréhension occidentale de l’Autre. L’image fait figure et identité. C’est simple: il n’y eut plus d’image provenant de Madagascar. Ou plutôt si: figures innocentes de lémurien, superbes paysages de baies et de collines, avenue de Baobab et alignement infini de tsigny – rochers dressés tranchants comme des lames, rareté géologique qui ne pouvait exister que dans ce sanctuaire de la nature qu’est l’île rouge. Comment un drame pouvait-il se jouer dans un décor aussi magnifique?
Dans ces forêts de lémurien, des gens se sont réfugiés en 47, fuyant la répression coloniale. Au bout du compte, cent mille morts. Chiffre contesté par certains historiens, martelé par les Malgaches et leurs défenseurs. Un moindre chiffre dégagerait-il la responsabilité de l’autorité coloniale, réviserait la souffrance d’un peuple? Guerre du spectaculaire toujours pour reconnaître l’Autre.
Autre époque, celle de la Révolution socialiste malgache, années 80, l’Amiral était déjà aux commandes de sa flotte fantôme, dans ces collines, j’avais eu peur quand, enfant, dans ma cité d’Ambohipo, la nuit, j’entendais japper les chiens. Invariablement au matin, les militaires occupaient les sommets, encerclant l’Université enclavée dans ces collines, bouclant les foyers d’étudiants. Les hélicoptères striaient déjà le ciel.
Je me souviens de ces manifestations qui partaient de l’Université. Avec d’autres enfants de la cité, nous guettions, perchés dans les arbres, les mouvements des militaires. Ils cassaient les colonnes d’étudiants avec des charges à la baïonnette et aux grenades lacrymogènes pour que ces derniers s’éparpillent dans les collines et se fassent cueillir plus loin. Des camions les y attendaient. Qui les embarquaient. Qui les emmenaient. Enchaînés debout. Les mains relevées vers les bâches. Beaucoup sont relâchés. La plupart en vérité. Mais ils reviennent silencieux, le regard éteint. Quelques jours plus tard. Quelques mois même pour certains. Peu de morts. Peu de chiffre à exhiber devant les caméras du monde entier, du moins, si les dites caméras voulaient bien être présentes. Ce dont je n’ai jamais été témoin. Jamais.
Toujours l’absence d’image, le silence. La mesure de l’autre se fait à l’intensité de son regard, au cri de sa souffrance. Le Malgache n’est-il pas cet homme calme et silencieux, doux et accueillant, mystérieux et s’épanchant au minimum? Sauf avec ses morts à qui il est capable d’offrir la plus somptueuse des fêtes? Le silence de ces années ne correspond-il pas simplement à sa véritable nature? Où situer l’oppression d’un régime? Comment soutenir une souffrance qui ne s’entend pas?
Retour en 1972
Révolution sociale et socialiste à Madagascar. L’on quittait le néocolonialisme des années 60. Indépendance véritable disait-on. Malgachisation. Le pays quittait la «zone franc», assumait seul son économie. Non-alignement. Défense des peuples opprimés. Ratsiraka éblouissait les sommets internationaux. Qui pouvait ne pas croire en lui?
Je défilais souvent les jours de fête nationale. L’on agitait des petits drapeaux. Ceux de tous les pays avides de liberté. Flamboyance de la lutte. Exaltation d’une fierté nationale. Sentiment d’appartenance à un bloc qui se relève et qui ne veut plus se soumettre au joug de l’Occident: la Libye, la Corée du Nord, l’Algérie, le Burkina, le Vietnam…
Mise en place d’un discours que l’on devait tenir sous peine de connaître les affres de la DGID: tous nos malheurs proviennent des pays riches, de la Banque Mondiale et du FMI. Cette part de vérité devient simplement totale vérité. Qui y pense sceptique y laisse sa peau! C’est facile en fait de se faire à cette idée. Tant de richesse dans ces pays «développés»! Tant de douleurs qu’ils nous ont léguées au sortir de la colonisation!
Des années de dictature où la moindre parole fut répercutée vers des «oreilles révolutionnaires». Des années de dictature où la parole fut organisée de façon à ce que toute réplique soit annihilée. Construction d’un nombre important d’école mais absence flagrante d’enseignants. Jamais l’Etat malgache n’a construit autant de bâtiments scolaires que lors des premières années de la Deuxième République. Des murs. Des bancs. Aucun entretien. Aucune affectation d’enseignant.
Création d’un ministère de la Culture. Ministère de la Censure ont l’habitude de dire les artistes. Bibliothèque nationale à budget indécent. Bibliothèques décrépites. Quelques livres sur la nutrition. Des dons de la Croix Rouge, de l’Unesco. Des vieux livres envoyés par des ONG, des associations. En français. En anglais. En russe. En chinois. J’en ai même vu, lu en espéranto! J’adorais ça! La langue du pays qui n’existe pas. Je retrouvais le mien!
Coupure totale avec l’extérieur.
Organisation cynique de l’analphabétisme. Jamais état d’ignorance ne fut appliqué à Madagascar. Le silence s’installa naturellement. Qui ne crie ne souffre. Qui n’écrit n’a de douleur. Qui se préoccupe d’un être qui ne se fait ni lire ni entendre? Pouvez-vous me citer un seul écrivain malgache?
Même état de chose au niveau de la santé. Des dispensaires à profusion. Mais quels infirmiers? Quel médecin? Bien souvent, l’on bâtissait une maison en tôle. Bien souvent on le baptisait «dispensaire d’Etat». L’on y apposait le sigle de la Croix Rouge. L’on y venait en masse pour l’inauguration. Le moindre des cyclones emportait le dispensaire. Le moindre des médicaments se retrouvait sur les étals du marchand de beignet. La peste revint à Madagascar. Le choléra. Je ne vous parle même pas du Sida.
Insécurité dans les campagnes. Des voleurs de zébu. Des bandits des grands chemins. L’armée travaille dit-on pour enrayer ce phénomène mais que dire lorsque les zébus volés embarquent dans le plus grand port du pays. En toute tranquillité. En toute légalité. Direction La Réunion. Direction l’île Maurice. Les paysans quittent leurs terres, se terrent dans les villes, mendient. Mains tendues vers les innombrables 4x4 qui sillonnent la ville.
Madagascar occupa, occupe encore le cercle des Pays les Moins Avancés (PMA) du monde.
Noisy le Sec, janvier 02