MALI: Honni soit qui Mali pense!

de Hannes Lämmler, FCE, 15 janv. 2022, publié à Archipel 310

Cheick Oumar Sissoko, cinéaste renommé et ancien ministre de la Culture et de l’Education au Mali adressait fin 2019 début 2020 plusieurs lettres au peuple malien dans lesquelles il dénonçait les contra-dictions de la politique française et donc européenne, c’est-à-dire le rôle arrogant, le double jeu et l’appui aux élites maliennes corrompues. Il soulignait les tentations de la France de diviser le Mali pour mieux exclure les concurrents dans la course à l’exploitation du sous-sol.

La lettre de Sissoko a articulé les pensées de milliers de Malien·nes qui se sont exprimé·es par la suite dans des manifestations gigantesques qui ont pris le nom en 2020 de M5-RFP. Ce mouvement de contestation s’est dressé d’une part contre l’ingérence militaire de la France, son inefficacité face aux terroristes et d’autre part contre l’élite malienne corrompue et collabo. Le 20 août 2020, le coup d’État militaire imposait la démission du gouvernement contesté de Ibrahim Boubacar Keita1. La nouvelle équipe gouvernementale a remplacé le premier ministre dans une deuxième phase par Choguel Maïga, le porte-parole du comité stratégique du mouvement populaire M5-RFP.

L’auteur de cet article, convaincu que nous n’avons que rarement la possibilité de découvrir des voix contestataires africaines dans nos médias, a publié en 2020 pour Cheick Oumar Sissoko, se-crétaire général de la Fédération des Cinéastes panafricains, ses lettres au peuple malien sous le titre: «L’homme n’est grand que dans la Paix. Il faut tuer la guerre» avec une préface du musicien Salif Keita et une postface de notre ami Jean Ziegler.2 Ces lettres donnent un rapide survol pour mieux comprendre la situation d’une «ancienne» colonie de la France.

Le gouvernement de transition du Mali actuel sous la présidence d’un militaire, Assimi Goità, se trouve dans l’impossibilité de respecter les délais pour des élections le 27 février 2022, imposées par la France, l’Union européenne et les pays de la CEDEAO3 et se voit actuellement confronté à des sanctions dictées par les mêmes. «Ils savent très bien que le délai initial fixé n’est pas tenable, pour un pays en guerre, pour organiser des élections crédibles. Ce qui va empêcher près de 80% des électeurs et électrices de se rendre aux urnes. Mais de cette réalité, on s’en détourne sans honte ni scrupules, écrit Mamadou Bandiougou Diawara.

Un peu d’histoire

Le déroulé de l’histoire montre clairement qu’entre les dirigeant·es malien·nes et français·es, c’est une affaire de pot de terre contre le pot de fer et c’est visiblement les dirigeant·es malien·nes qui sont le pot de terre, en raison de la situation socio-économique du pays. Une courte phrase dans l’édito du quotidien Aurore4 du 5 juin 1945 résume bien les objectifs de la France en Afrique: «Il y a quelque chose que nous devons sauvegarder à tout prix, si nous ne voulons pas tomber définitivement au rang de puissance de troisième ordre: c’est la cohésion du bloc France Afrique.» Ce constat était d’actualité durant bientôt 80 ans et il l’est encore aujourd’hui.

Pour illustrer cette ligne directrice, quelques événements maliens de cette histoire: Quand le président de l’indépendance Modibo Keïta fit sa réforme monétaire en août 1962 pour sortir de la zone franc et du franc CFA, il fut contraint en 1967 de renégocier en position de faiblesse pour réintégrer la zone franc5. En novembre 1968, il fut renversé par une junte militaire dirigée par le lieutenant Moussa Traoré, formé en France. En 1984, le régime dictatorial du général Moussa Traoré abandonnait finalement le franc malien au profit du franc CFA. Six ans plus tard en 1990, le dictateur Moussa Traoré lançait au président français Mitterrand que «la démocratie n’est pas une camisole de force». En mars 1991, il fut renversé par un large mouvement populaire et Ama-dou Toumani Touré, dit ATT6, qui rentrait d’une formation en France, était élu président.

Son successeur, Alpha Oumar Konaré7 dit qu’il n’irait pas accueillir le président français Jacques Chirac à Dakar. Selon lui, Chirac devait venir à Bamako s’il voulait parler aux diri-geant·es malien·nes. Cela fut perçu comme un affront à l’Élysée et Alpha fut obligé de louer les bons offices d’Oumar Bongo, le président du Gabon pour se réconcilier avec Chirac. En 2011, ATT, contrairement au président sénégalais Abdoulaye Wade, refusait ouvertement de soutenir la croisade de Nicolas Sarkozy contre Kadhafi. En janvier 2012, la rébellion MNLA8 éclata au nord du Mali et en mars 2012, ATT fut renversé par la junte militaire du capitaine Amadou Aya Sano-go9.

Aujourd’hui

Sans approfondir le déroulé de l’intervention militaire française sous la présidence de François Hollande en 201310 pour replacer des unités françaises sur le sol du Mali, nous assistons depuis trois ans à une prise de conscience planétaire et africaine: Black lives Matter, la Forteresse Eu-rope, Frontex, les accords multiples pour le refoulement des migrant·es mal venu·es en Europe, des migrant·es qu’on laisse mourir dans la Méditerranée… une chose est certaine: l’Africain·e ne veut plus être traité·e comme un humain de deuxième catégorie.

Ainsi, Aminata Traoré11 dénonce les «alliances xénophobes et racistes, l’hypocrisie de venir protéger les femmes et enfants au Mali mais de laisser les mêmes se noyer dans la Méditerranée» et attire l’attention sur des phrases de l’actuel président français Emmanuel Macron: «Nous sommes sans doute à vivre la fin de l’hégémonie occidentale sur le monde. Nous nous étions habi-tué·es à un ordre international qui, depuis le 18ᵉ siècle, reposait sur une hégémonie occidentale. […] Les choses changent. […] Et viennent non seulement bousculer notre ordre international, et peser dans l’ordre économique, mais qui viennent aussi repenser l’ordre politique et l’imaginaire politique qui va avec. […] Si on continue à faire comme avant, alors nous perdrons définitivement le contrôle. Et alors ce sera l’effacement. [...] Je veux vous le dire avec certitude. Nous savons que les civilisations disparaissent, les pays aussi. (Si) l’Europe disparaîtra, [...] le monde sera struc-turé autour de deux grands pôles: les États-Unis d’Amérique et la Chine. Et nous aurons le choix entre des dominations.[…] Je crois que la vocation de la France est […] d’essayer de peser sur cet ordre du monde avec les cartes qui sont les nôtres pour ne pas céder à quelque fatalité que ce soit, mais tenter de bâtir un ordre nouveau, dans lequel non seulement nous aurions notre place, mais nos valeurs, nos intérêts au fond pourraient l’avoir. [...] C’est la stratégie de l’audace, de la prise de risque. […] Ce qui est aujourd’hui mortel, c’est de ne pas essayer.12» L’altermondialiste Aminata Traoré était pendant quelques années ministre de la Culture au Mali.

Face aux sanctions de la France, un autre ancien ministre, Seydou Traore s’adressait à ses compatriotes le 30 septembre 2021. «Les sanctions étaient prévisibles, car la France joue au Mali et au Sahel sa survie. Il s’agit de faire du Mali un exemple, comme le général de Gaulle a fait de la Guinée de Sékou Touré13, un exemple pour dissuader les pays africains d’aller à l’indépendance.» […] La France sans le FCFA14 va mourir. Plus qu’une question d’élection et de gouvernance, la France veut arrêter la contestation et ne pas perdre les mines d’uranium d’Arlit au Niger, la Corse, la Guyane – où se situe le Centre spatial guyanais, qui est un centre de re-cherche spatial et une base de lancement française et européenne de la fusée Ariane.»

L’ancien ministre poursuit «En effet, la France reste une puissance coloniale par l’annexion encore à ce jour de nombreux territoires, vestiges de son passé colonial. Ces territoires, hors de l’Europe, sont appelés des Départements ou Régions d’Outre-mer ou Collectivités d’Outre-mer (DROM-COM). Ils sont localisés dans les océans Atlantique et Pacifique et occupent 11.691.000 km², ce qui fait de la France, la plus grande Zone Économique Exclusive (ZEE) du monde, devant les États-Unis (11.351.000 km²) et l’Australie (8.148.250 km²)».[...] La France est le seul pays qui vit encore de ses colonies. Par conséquent, le Mali doit servir d’exemple pour endiguer la contes-tation.» […] «Il n’est pas question ici et maintenant de Choguel Maiga comme Premier ministre, ni de Malick Diaw comme président du Conseil national de Transition (CNT), il s’agit de la sou-veraineté du Mali. Celle-ci est comprise comme la qualité de l’État malien de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites du principe supérieur du droit, et conformé-ment au but collectif qu’il est appelé à réaliser. Cette définition retient donc que l’État souverain n’agit que selon sa propre volonté.» […]

Concernant la Communauté Economique des États de l’Afrique de l’Ouest, il ajoute «Il faut comprendre que la CEDEAO est un vestige de l’empire colonial français [...] pour contrer la créa-tion des États-Unis d’Afrique» […] «nous étions nombreux à demander que les légitimités tradi-tionnelles soient au cœur de la transition. Une amorce est faite, ponctuée par la légalisation d’une journée dédiée aux légitimités traditionnelles. C’est bien et c’est une première. Beaucoup reste à faire, notamment expliquer les enjeux géostratégiques et géopolitiques auxquels le Mali est con-fronté.»

Ce discours d’un ancien ministre confirme l’observation que les Africain·es ne veulent plus être considéré·es comme des humain·es de deuxième catégorie et il donne un autre son de cloche aux réponses de l’actuelle ministre française des Armées, Florence Parly, en marge du forum de Da-kar15 sur la sécurité. «La patronne des armées françaises, répondant aux questions des journa-listes de RFI et France 24, soutient clairement que son pays fait tout pour que les Russes, et no-tamment Wagner, ne prennent pas pied au Mali. Elle compte non seulement sur les pays européens, partenaires de la France, mais aussi sur les pays membres de la CEDEAO, pour faire un maximum de pression dans ce sens.» […] «les Malien·nes n’ont pas le droit de faire venir qui iels veulent; et surtout pas des «compétiteurs» décidés à contrebalancer l’influence de la France. Les propos de Mme Parly ont le mérite de la clarté; d’abord parce qu’elle parle de compétiteurs, acceptant par là-même qu’au Mali, il y a une compétition entre des puissances toutes intéressées par quelque chose. Ensuite, parce qu’elle affirme clairement que son pays fera tout (tout c’est tout) pour em-pêcher l’arrivée de Wagner, et même de l’armée russe, excluant implicitement la perspective d’un départ de l’opération Barkhane, désormais décriée.»16

Dans les semaines et mois à venir le Mali ne va pas disparaître de l’actualité. Mais il est à craindre que les voix africaines seront bien triées pour écarter les opinions indépendantes, cri-tiques et opposées aux pressions neo-post-coloniales. En plus, il y a une certaine logique dans le fait que des milliardaires qui contrôlent les médias français et des ports, des routes, des infras-tructures et des terres africaines, fassent campagne en faveur d’un journaliste raciste, candidat à la présidence en France.

Dominique Ziegler17 vient d’écrire à ce sujet: [...] «le temps de parole médiatique est donné dans des proportions parfaitement hallucinantes aux tribuns d’extrême droite, en premier lieu desquels le dénommé Zemmour. Ce dernier, porté à bout de bras par les chaînes de télévision de Vincent Bolloré, peut déverser sa haine des musulman·es, des femmes, des homosexuel·les et d’à peu près tout ce qui constitue le genre humain, devant des millions de téléspectateurs et téléspec-tatrices. Bolloré18, pour celles et ceux qui l’ignorent, est un des piliers de la «Françafrique», un magnat dont la fortune s’est constituée principalement sur le dos des peuples africains avec la complicité active des élites politiques françaises et africaines concernées. Comme si cela ne suf-fisait pas, l’homme a investi, en France, dans des chaînes de télévision privées alternant pro-grammes de variétés débiles et émissions politiques à la ligne fascisante.» En octobre 2021 est paru en France un pavé de presque mille pages qui a pour titre L’empire qui ne veut pas mourir – Une histoire de la Françafrique, réalisé sous la direction de Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe, aux éditions du Seuil. Bonne lecture!

Postface Le président Macron, qui se prend pour un surdoué du pouvoir, a su profiter de l’appui des mil-liardaires pour entrer à l’Élysée le 14 mai 2017. La campagne raciste du candidat Zemmour et la scission dans l’extrême droite augmentent ses chances d’être au deuxième tour en 2022. Pendant son quinquennat, il a imposé des décrets et des lois liberticides et antisociales, l’extrême droite n’aurait pas pu mieux faire. Des milliardaires et des militaires pavent de nouveau la voie de la Grandeur de la France. Et quand on parle de militaires, il faut penser soldat. Et ces soldats, il faut les préparer pour tuer sans scrupules. C’est Zemmour, qui les prépare et c’est Macron 2 qui les utilisera «avec audace et prise de risque» aux manettes de drones, dans les chars et les Rafales de Dassault.

Hannes Lammler, membre du FCE – France, 9 décembre 2021

  1. 7e édition du Forum de Dakar, 6 et 7 décembre 2021.
  2. Moussa Tchangari via Nouhoum Keita.
  3. Dans Le Courrier de Genève du 7 décembre 2021.
  4. Voir aussi Le monde diplomatique, décembre 2021, Fanny Pigeaud «Fin de partie pour Bolloré en Afrique?».