MAROC/MIGRATIONS: Voyage aux portes de l’enfer

de Marie Pascale, Membre du FCE France, 29 oct. 2017, publié à Archipel 262

«Nous sommes et devons rester des contemporains acharnés de la plus longue et massive noyade en mer de l’histoire humaine»*
Le FCE a parlé régulièrement des migrant·e·s subsaharien·ne·s au Maroc (1). Après avoir rencontré Emmanuel Mbolela lors de la tournée de présentation de son livre Réfugiés, une odyssée africaine (2) en février dernier dans le sud-est de la France, j’ai décidé de me rendre à Rabat pour y rencontrer ces femmes échouées de voyages inracontables que l’association Baobab et l’ARCOM (3) mettent à l’abri, pour quelque temps seulement; quelque temps seulement mais un temps si précieux au vu du terrible périple dans lequel elles se sont lancées.
Rendre compte de ces rencontres, de ces témoignages n’est pas chose facile et c’est bien l’incontournable nécessité qui m’enjoint de le faire. Elles ont besoin d’aide et si n’importe quel être humain digne de ce nom croise leur chemin, il·elle ne pourra les enfouir au fond de sa mémoire; elles sont et seront fantômes, résurgences de nos histoires coloniales, guerrières, cauchemars de nos bien-être protégés, femmes victimes d’être femmes. Nous devenons les témoins de l’inacceptable!
A la rencontre des femmes battantes
Au premier jour, rendez-vous est pris devant une banque dans le quartier Hay nahda (4), petits immeubles, alignements d’échoppes et d’ateliers: menuisiers, ferronniers, carrossiers, mécanos et autres artisans nécessaires à nos vies quotidiennes. On y décèle des stigmates de pauvreté bien que le quartier soit moins jonché de ces mini-décharges à ciel ouvert que l’on trouve un peu partout à Rabat et dans ses alentours.
Nous entrons dans un appartement dont la pièce centrale est bondée de femmes et d’enfants qui nous attendent. Surprise! C’est la réunion mensuelle organisée avec les «bénéficiaires» de la petite aide, dix euros par mois, que donne l’ARCOM à celles qui scolarisent leurs enfants à l’école publique marocaine. L’école est gratuite mais les fournitures ne le sont pas et pour ces femmes qui n’ont pas un sou, c’est un véritable engagement, si ce n’est un défi, que d’envoyer leurs enfants à l’école. Il y a quelques années seulement, ça n’était pas possible:
pas d’inscription pour les étranger·ère·s.
Suite à une première vague de régularisations (dont les Européen·ne·s ont été majoritairement bénéficiaires), ça l’est devenu et Emmanuel, Raoul, Christie et Arlette, responsables de l’association, insistent pour que les enfants aillent à l’école, rencontrent et se mélangent avec les enfants marocains, ce qui est loin d’être une sinécure. En effet, il y a encore beaucoup de racisme et de xénophobie au Maroc vis-à-vis des Noir·e·s africain·e·s et malheureusement les enfants sont souvent le mauvais reflet de ce que leur environnement leur transmet. Les paroles et actes racistes sont quotidiens et les petit·e·s écolier·ère·s subsaharien·ne·s essuient les plâtres – expression bien adaptée pour ces enfants qui doivent ouvrir les portes des douloureux processus d’intégration dans les cours de récréation.
De plus, pour ces enfants souvent francophones, apprendre l’arabe, c’est dur! Il faut du temps, de la patience et du soutien, ce qui n’est pas toujours possible parce que leur seul soutien, ce sont les mamans. Celles-ci ne parlent pas arabe et passent le plus clair de leur temps à trouver de quoi survivre, à se loger, à chercher cet argent qui leur fait cruellement défaut et les oblige à se vendre sur un marché du travail sursaturé. C’est encore là la configuration la plus optimiste, les autres étant bien plus abominables. L’expérience de la rue qu’elles ont à peu près toutes vécue leur rappelle douloureusement qu’il est interdit de se laisser aller, parce que le corps et l’esprit ont la mémoire des traumatismes subis. Elles deviennent des esclaves; une sous-classe sans droits; «déchets» d’une inhumanité qui semble ne plus avoir de limite dans l’abandon de ses contemporains.
Entendre et comprendre l’inimaginable
Armée d’un micro, je veux ramener des témoignages de ces chemins parcourus et je me dis que, peut-être, il serait intéressant d’enregistrer la discussion que nous allons avoir. Je n’ose le sortir, on ne se connaît pas et je ne veux en aucun cas qu’elles pensent que je les prends pour des bêtes de foire, des curiosités. Je prends donc mon courage à deux mains et je me présente. Je ne veux pas qu’il y ait d’ambiguïtés. Je suis là pour les rencontrer, connaître les projets, leurs luttes, l’organisation autour de cet accueil, la réalité d’une vie quotidienne dont nous sommes si éloigné·e·s qu’il est impossible de l’imaginer et ainsi pouvoir en témoigner. Témoigner parce que leurs histoires ne doivent pas tomber dans les oubliettes de la grande Histoire. Et puis, si je n’ai pas les moyens de leur faire passer la Méditerranée, je vis dans un pays riche (nos richesses étant fortement reliées à leur pauvreté…) où l’on peut trouver des soutiens pour augmenter et renforcer ces formidables projets que les ami·e·s de l’ARCOM et d’AEI (5) développent. Je leur explique la radio, le collectif de Longo maï, que nous partageons nos lieux, nos activités, que nous essayons de développer des systèmes économiques et sociaux solidaires, chez nous pas de salarié·e·s, on met en commun les revenus… Je crois que ça leur parle, elles sont attentives, je les sens présentes, étonnées! Je leur demande la permission d’enregistrer et nous nous lançons dans un échange de revendications, de propositions.
Elles me disent leur désespoir, leur quête quotidienne de survie, leur solitude et leurs solidarités. Il ne faudra pas seulement acter des projets humanitaires, il faudra se battre! La place qui leur est due, en tant qu’être humain, n’est pas à revendiquer, elle est à conquérir et à imposer comme une évidence absolue. Je leur raconte qu’à Bamako, dans les locaux de radio Kayira (6), des gens intelligents avaient eu la bonne idée de monter un atelier de couture, lieu de recherche, de formation, de production, chacun·e pouvant mettre ses compétences au service du projet, des autres. Illumination immédiate des visages de quelques-unes qui s’imaginent déjà coiffant, cousant, cuisinant, étudiant, gardant les enfants des unes et des autres, prenant des cours de langues, offrant leurs compétences à d’éventuels projets de ce type. L’une d’entre elles sort d’un coin de la pièce et lance: «Oui on peut faire ça parce que nous aussi nous savons faire des choses. Nous avons fait des études, des formations. Nous avons travaillé et eu toutes sortes d’expériences. Nous sommes capables de créer des choses, de nous organiser!». C’est là que je comprends que leur fuite et les violences endurées, cumulées, les ont totalement privées de leur identité, vidées de leur contenu: elles ne sont plus que des corps souffrants en quête des miettes de domesticités sous-payées.
Les jours suivants nous sommes allées d’un foyer à l’autre pour proposer à chacune de témoigner. Toutes ne l’ont pas voulu. Difficile de raconter son histoire quand c’est encore si frais. Les traumatismes sont énormes, les enfants laissés au pays… les larmes coulent et l’impossibilité de se projeter dans un quelconque avenir ne permet pas d’envisager un dépassement de ces blessures. Lorsqu’elles devront quitter le foyer, dans deux ou trois mois, pour laisser la place à d’autres qui ont aussi terriblement besoin de cette parenthèse, que vont-elles faire? Beaucoup d’entre elles sont parties pour fuir les mariages forcés, l’excision, la prostitution, les risques conséquents à la perte d’un mari décédé au cours d’un conflit… Beaucoup d’entre elles arrivent au Maroc chargées d’enfants non désirés, conséquence directe de leur vulnérabilité et du prix à payer pour aller vers ce paradis fantasmé. Je leur demande si elles arrivent à se projeter dans une activité, un rêve. Une seule a été capable de me répondre: «je voudrais m’occuper des vieux, des personnes âgées, parce que je les trouve touchantes, tellement fragiles et tellement riches de leur vie passée…». Pour les autres, juste travailler, trouver un emploi quel qu’il soit, gagner trois sous pour nourrir les enfants et surtout ne pas être obligées de vendre leur corps dans d’abominables conditions.
Christie et Arlette s’emploient à leur chercher du travail ou une formation mais ce n’est pas gagné à tous les coups et certaines repartent avec un peu plus d’énergie mais avec la peur au ventre de retrouver directement les mêmes violences dont elles ont pu s’éloigner quelque temps.
Pauvres perspectives
Dans un grandiloquent discours de réintégration au 28ème sommet de l’Union Africaine, le 31 janvier de cette année, Mohamed VI alias M6, le roi du Maroc, a promis à ses «frères» africains «des régularisations et une protection nécessaires, vitales pour ces hommes et ces femmes qui ont trop longtemps souffert de la clandestinité». Sur le terrain, ce discours n’a pas encore été relayé et la souffrance dont ce bon roi nous parle est bien encore le lot quotidien de quelques milliers de personnes.
A l’ARCOM, depuis l’ouverture du droit au séjour pour les étranger·ère·s, l’équipe travaille sur la régularisation des pensionnaires des foyers et des mamans qui ont accepté de scolariser leurs enfants. Ce qui permet d’avoir un minimum de protection, le droit au travail, l’accès aux soins. Mais ces nouvelles législations ne sont pas encore réellement accompagnées d’une organisation administrative efficace et adaptée. De plus, de manière pas forcément fortuite, les prix des services consulaires ont simultanément augmenté. Il est difficile de trouver les sommes nécessaires pour obtenir les documents obligatoires au dossier de demande de carte de séjour. Les Européen·ne·s émigré·e·s au Maroc sont, encore une fois, les principaux·ales bénéficiaires de ces nouvelles lois. Je vous laisse deviner le comment et le pourquoi...
L’hydre coloniale n’a rien perdu de sa vigueur et sa capacité d’adaptation, de maquillage, est encore bien réelle. Dans un Maroc rongé par le chômage des jeunes principalement (environ 10,5% dela population, dont 79,5% sont des citadin·ne·s et 64,8% ont entre 15 et 29 ans), on imagine les réactions auxquelles peuvent être confronté·e·s celles et ceux qui sont devenu·e·s, de par leur quête de mieux vivre, les parias économiques d'un système «charognard». Cette société se nourrit de cette nécessaire main-d’œuvre utilisable à volonté.
Nous avons commencé à rêver
Alors, puisqu’il n’y a pas de travail ou si peu, puisque les compétences de ces dernières arrivantes ne sont pas reconnues donc pas valorisées et que leurs besoins ne se limitent pas à l’unique survie mais bien à la «Vie», nous avons rêvé d’un lieu. Un lieu physique où construire et réaliser, où se réaliser, se retrouver soi-même et les autres, échanger, produire, se solidariser, apprendre ou réapprendre à être soi, à être maîtresse de son destin, à choisir, vouloir, désirer. Un lieu où les enjeux ne seraient pas ceux du pouvoir et de la concurrence mais ceux de la libération, où la condition d’esclave serait définitivement bannie, où les races, les sexes, les âges se nourriraient les uns des autres, mobiliseraient pour, ensemble, déconstruire les cadres oppresseurs. Dans un récent article du Monde, Erri De Luca écrivait: «Aucun d’entre eux·elles n’a de papiers ni de bagages. Leur exil les a privé·e·s de leur nom, leur identité. Ce sont des êtres vivants et c’est tout. Leurs enfants, leurs petits-enfants voudront savoir retrouver les pistes traversées, l’épopée légendaire qui aujourd’hui est un fait divers, en cas de massacre». Comment être témoin et ne pas réagir, dans un monde sur-informé nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas!

  1. Voire notamment Archipel No 247, 256, 261
  2. Réfugié. Une odyssée africaine. Editions Libertalia, 2.2017, 264 pages, 10 Euros
  3. Anciennement Association des réfugié.e.s Congolais-es au Maroc, aujourd'hui Association des Réfugiés et Communautés subsahariennes au Maroc
  4. Quartier excentré à l'ouest de Rabat
  5. Afrique Europe Interact est un réseau de bénévoles créé fin 2009 par des activistes du Mali, Burkina, de Guinée, Tunisie, du Maroc, d'Allemange, Autrichee et des Pays-Bas. Il revendique la liberté de circulation des personnes et les mêmes droits pour tous. www.afrique-europe-interact.net
  6. Radio Kayira est née au début des années 1990 à Bamako. Soutenue par Radio Zinzine et le Forum Civique Européen, entre autres, cette radio a multiplié les antennes sur le territoire malien et est devenue un média incontournable.