MEXIQUE: La communalité comme théorie et comme pratique

de George Lapierre Mexiko, 2010, 28 nov. 2012, publié à Archipel 209

Cet été nous avons profité des «migrations saisonnières» pour organiser une petite rencontre studieuse sur des thèmes historiques et/ou théoriques. Deux des intervenants venaient du Mexique et ont évoqué pour nous cette réalité très particulière qu’est la communalité. Georges Lapierre, qui vit au Mexique depuis de nombreuses années, nous a fait parvenir le texte de son intervention. (2ème partie) Les décisions concernant la gestion de la vie communale sont prises en assemblée après discussions, qui peuvent durer très longtemps et se trouver reportées à la semaine suivante quand le consensus n’est pas obtenu du premier coup. L’assemblée, à laquelle généralement tous les gens du village et des hameaux environnants assistent, offre l’occasion de se retrouver et les débats, très animés, se font la plupart du temps dans la bonne humeur, les gens ont du plaisir à se revoir et les plaisanteries fusent parfois dans l’hilarité générale. Les décisions sont prises par consensus, ce qui ne veut pas dire que tous sont d’accord, mais que tous, après des discussions acharnées ou non, se rangent finalement à l’avis du plus grand nombre. Cette institution se présente de moins en moins sous cet aspect bon enfant qu’elle avait à l’origine. Depuis l’ingérence sournoise de l’Etat dans les communautés avec l’école et les partis politiques, celles-ci se trouvent souvent divisées et les enjeux deviennent beaucoup plus âpres, l’esprit de sérieux gagne l’assemblée et les gens n’éprouvent plus le même enthousiasme. L’esprit communautaire se trouve sur la défensive, préoccupé par toutes ces forces étrangères (politiques ou religieuses) qui apportent avec elles la tempête et la division.

La vie politique

Elle est fondée sur un système de charges rotatives auxquelles tous les hommes peuvent accéder en fonction de leur âge. Une des attributions de l’assemblée consiste à désigner ces «autorités», qui, pour un an, se mettront bénévolement au service de la communauté, ce qui demande un certain sacrifice en temps et en argent et un surcroît de travail. Ceux qui ont accompli la totalité des charges, des plus modestes (los topiles) aux plus prestigieuses (los principales) intègrent le conseil des anciens. Une des caractéristiques fondamentales de ce système est qu’il n’a rien à voir avec une démocratie représentative. Ceux qui ont été désignés par l’assemblée pour accomplir une charge ne sont ni les représentants ni les conducteurs de leurs compagnons mais, pour les charges les plus importantes, «les régulateurs de l’interaction sociale»1. Ils ne sont pas habilités à prendre des décisions pour les autres ou à parler à leur place, l’assemblée est souveraine et toutes les décisions importantes lui reviennent; finalement la fonction, dans son esprit, est plus religieuse, dans le sens étymologique du terme, que politique. Il s’agit pour eux, dans l’exercice de leur charge, de maintenir les liens communautaires, de faire en sorte que la vie collective suive son cours habituel. Si les «autorités» ont un pouvoir spécial, c’est celui de la parole, il ne s’agit pas de l’art de convaincre ou de manipuler un auditoire, mais de l’art de dire avec éloquence ce qu’il convient de dire pour chaque occasion; les «autorités» sont les dépositaires des Cha’ Cuiya’, des paroles justes, des principes qui règlent la vie collective et les conduites qui y sont attachées, c’est la parole de la tradition, du droit dans le sens large, nous l’avons vu, qu’il convient de donner à ce terme.
Le système des charges règle la vie communautaire dans beaucoup de communautés au Mexique et en Amérique centrale et se présente aux yeux de l’administration comme un contre-pouvoir que l’Etat refuse obstinément à reconnaître, quand il n’y voit pas un obstacle à l’assimilation: «Le système des charges est la principale institution qui s’interpose entre les communautés et la modernisation», telle fut la conclusion d’un symposium sur les changements politiques des communautés indigènes du Guatemala en 1957, où il faut entendre par modernisation la dictature mise en place par les Etats-Unis et plus généralement par le monde marchand.

L’activité commune

L’anthropologue ayuujk Floriberto Diaz la présente avec beaucoup de finesse comme une récréation qui reçoit, selon la région ou les peuples, les noms de tequio ou de faena. Elle est le plus souvent décidée en assemblée quand il s’agit d’un travail général au bénéfice de la communauté: mise en culture de la milpa (champ de maïs) communautaire au profit des veuves et des anciens, défrichement d’un terrain, construction ou remise en état d’une piste ou d’un chemin, nettoyage d’un ravin, de la rivière ou des canaux d’irrigation, construction d’un dispensaire ou d’une école, préparation de la fête, etc. Le travail peut être fait en une journée; tous y participent sur un rythme effréné, avec enthousiasme et bonne humeur, les femmes se consacrant à la préparation du repas pris en commun, moment de détente et de bavardage, en fin de journée. Il arrive aussi que le tequio soit réparti sur toute l’année en raison d’une journée ou d’une demi-journée (en général le samedi) par semaine. A noter que les immigrés envoient de l’argent pour pallier leur défection. Le tequio se manifeste aussi comme solidarité de voisinage ou de compadres dans une relation étroite d’échanges de services et d’obligations réciproques: construction de la maison d’un jeune couple, transformation de la rue en une salle de bal lors d’un mariage, solidarité apportée à un majordome responsable de la fête d’un saint tutélaire…

La fête

Elément central vers lequel converge toute l’activité sociale d’un peuple, d’une communauté ou d’un quartier, elle reçoit à Oaxaca le nom de Guelaguetza, qui signifie l’ensemble des dons. Sous couvert de la religion, les fêtes suivent les rythmes du cycle agricole. D’une part, elles soudent les liens entre les membres d’une même communauté en insérant la réciprocité des dons dans la durée: le majordome, responsable pour un an, avec l’aide de sa parentèle, de l’organisation de la fête, tient un compte rigoureux des présents qui lui sont offerts à cette occasion; il devra, dans les années qui vont suivre, offrir à son tour, avec un souci pointilleux de la réciprocité, des cadeaux (à noter que ces cadeaux n’ont rien de personnel) aux futurs majordomes et participer ainsi, avec tous les autres membres de la communauté, à la luxuriance de la fête, d’autre part, elles s’inscrivent dans une relation plus vaste avec le voisinage dans un esprit d’échange cérémoniel qui a plus à voir avec l’agôn antique qu’avec le commerce et le profit personnel. Les velas ou fêtes des quartiers dans l’Isthme de Tehuantepec rivalisent de somptuosité et de largesse tout au long de l’année. J’ai aussi en mémoire le «circuit des saints» des villages nahuas de la vallée du Haut Balsas: il est à l’origine d’une succession ininterrompue de fêtes traditionnelles où chaque village, lors de la célébration de son saint patron, invite les villages voisins à prendre part à la fête.

La clé de la résistance des peuples

Les cinq éléments (la terre et le territoire, le pouvoir communal, le système des charges, le travail communal et la fête) constituent le coeur de ce que Juan José Rendón avait appelé «la fleur communale»; autour de ce coeur s’ajoutent bien d’autres éléments tels que la langue, la santé, les croyances, le vêtement, les techniques agricoles, l’apprentissage… C’est autour de cette réflexion sur soi, sur «qui sommes-nous?» que se sont organisées la résistance et la lutte pour l’autonomie des peuples chinantèque, mixe, zapotèque, mixtèque, triqui…, dans ces années de revitalisation des cultures indigènes. Pour ces théoriciens de la réalité indienne, le concept de communalité est la clé de la résistance des peuples et pour autant la source de leur libération. Dès son apparition, cette idée fut liée à celle d’autodétermination, d’autonomie et de «reconstruction éthique» des peuples. Elle définit le mieux l’être social des peuples indiens, leur sociabilité, l’esprit qui commande à leur mode d’organisation sociale.
La communalité apparaît alors comme le dénominateur commun des peuples originaires du Mexique et d’une grande partie de l’Amérique latine, c’est un point de convergence qui permet à ces sociétés de se reconnaître, de s’allier et d’unifier leur lutte pour sauvegarder leur vie sociale et l’esprit qui l’anime. Cette réflexion sur soi a surtout conduit les peuples à se poser comme sujets avec des revendications précises et des propositions concrètes face au monde dit occidental. Enfin elle incite, elle engage à un dialogue et aussi à une reconnaissance.

Dispositions au dialogue?

Nous nous rendons compte ici que le monde capitaliste n’a aucune disposition au dialogue et nous nous demandons si nous n’avons pas affaire à deux conceptions parfaitement opposées de la vie sociale: une conception de la vie collective reposant sur le droit c’est-à-dire sur un ensemble d’obligations réciproques où l’autre est toujours à l’horizon de notre activité, d’un côté; de l’autre, un individualisme exacerbé commandé par le seul intérêt privé. D’un côté un mode de vie où chacun garde la pensée de son activité sociale, de l’autre une vie frustrée de la dimension universelle de sa pensée. La forme de rapport qu’implique le monde marchand repose sur une absence: la dimension sociale est définitivement absente d’une pensée limitée à la satisfaction de l’ego. Dans la plupart des sociétés, ce type de rapport, centré uniquement sur l’intérêt personnel, reste marginal ou regardé avec mépris. Dans la société marchande, il a envahi toute la scène sociale, dont la dynamique repose justement sur la frustration ressentie suite à cette dépossession.
L’activité capitaliste se présente alors comme une machine de guerre idéologique, dans le sens propre du terme: imposer à tous, par la terreur, la destruction et la décomposition, l’idée que se font les marchands de l’échange, de la prospérité et du développement. Que cherche-t-on en construisant un barrage? La croissance dite économique? Ou bien la ruine des gens, la fin d’une vie sociale qui se déployait dans cette vallée fertile? Les deux, croissance et désagrégation sociale sont étroitement liées, si intimement liées que les peuples indiens voient dans tous ces projets de «développement» les instruments d’une conquête coloniale et d’un asservissement qui n’a pas de fin. Evidemment les peuples indiens se font une autre idée de la croissance et du développement, une tout autre idée de la richesse. Ils ne la voient pas dans une accumulation de biens, d’argent et de pouvoir, mais dans l’art d’être ensemble, dans l’esprit qui préside aux échanges et aux réciprocités.

Une pensée étrangère

Décréter la propriété privée de la terre au Mexique avec la modification de l’article 27 de la Constitution en 1992, c’est obéir à une seule détermination: déposséder les gens de leur pensée au profit d’une pensée séparée, une pensée étrangère. Ce n’est pas la terre qui est, ou était, inaliénable, mais la pensée des gens (qui gardaient, à travers la tradition, la pensée de leur vie sociale), ce n’est pas la terre qui est alors aliénée, ou qui peut alors être aliénée, mais bien la pensée des gens, qui perdent du coup leurs usages et leurs coutumes. Cette pensée dont les gens sont désormais dépossédés n’est pas perdue pour tout le monde, nous la retrouvons à la bourse de New York, de Londres ou dans d’autres places financières. Nous faisons la même confusion au sujet de la nature; sur cette question, Barbara Glowczewski dans son entrevue avec Entropia2 nous apporte un angle de vue neuf, propre à nous faire réfléchir: ce n’est pas la nature qui est détruite par l’activité capitaliste mais bien des sociétés, un espace socialisé, une vie sociale, une sociabilité. La nature n’a aucune réalité en soi sinon comme milieu où s’exerce une relation d’échange, comme espace socialisé. Nous entretenons avec notre environnement le même mode de relation que nous avons entre nous et si nous y regardons d’un peu plus près, nous nous apercevons que ce mode de relation est celui de l’asservissement.
A l’initiative d’étudiants de la faculté des sciences de Mexico, une rencontre a eu lieu le 27 avril dernier entre des étudiants et des représentants des communautés de Jalisco, de San Luis Potosi, du Guerrero, du District Fédéral qui se battent contre l’installation des mines à ciel ouvert, les projets de barrage, d’autoroute, d’élevage industriel, d’industries chimiques. Toutes ces entreprises, nord-américaines ou européennes, exercent une violence sans nom sur les gens: exode des populations chassées de leur terre, pollution des rivières et des nappes phréatiques, pollution de l’air… Une intervenante a eu ces mots «c’est à travers de telles entreprises que la violence est transformée en une forme de vie».

  1. Bartolomé, Miguel Alberto, Gente de Costumbre y Gente de Razón, Siglo XXI, México 1997.
  2. ibid.