Mexique : Ruta 2009

de George Lapierre, 22 janv. 2010, publié à Archipel 176

Sur toutes les routes du Mexique est apparu un nouveau panneau portant en chiffres de couleur une seule date, toujours la même, 2010, ruta 2010. Le Mexique d’aujourd’hui, le Mexique del Señor Fécal, dit Calderón, se prépare à célébrer en grande pompe le centenaire de la Révolution mexicaine et le bicentenaire de la lutte pour l’indépendance. (2ème partie)

Les communautés, les peuples, les nations indiennes qui forment le Congrès national indigène sont des peuples en résistance sociale, ils sont zapatistes. Ils ne sont pas porteurs d’un projet politique proprement dit, ils sont porteurs d’une idée, ou, plus exactement, d’un concept, celui de communalité.

La communalité

La communalité, que nous pourrions définir comme l’esprit d’une organisation sociale fondée sur une relation de sujet à sujet, se présente à la fois comme réalité d’une pratique, qui existe encore en tant que mode de vie des communautés indiennes, et comme projet de reconstruction éthique des peuples face aux forces de décomposition à l’œuvre dans le monde. La communalité est à la fois un concept, un projet social qui cherche à se construire et à se réaliser, l’idée qui a animé la Commune de Paris en 1870 ou la Commune d’Oaxaca en 2006, par exemple, et une réalité, celle d’une vie sociale qui n’est pas séparée de sa pensée ou qui se réapproprie sa pensée, comme cela a pu être le cas pour la collectivité des mineurs anglais du Yorkshire ou pour tous les peuples qui, de par le monde, existent encore en tant que collectivités organisées sur la base de règles d’échange mutuel que tous reconnaissent et respectent, ce droit normatif, cette pensée du droit à l’origine de la vie sociale, n’ayant rien à voir avec la conception du droit dans nos sociétés bourgeoises.

Ce concept de communalité, qui va s’approfondissant au cours du débat ayant lieu actuellement au sein du monde indien, et qui se précise en fonction de l’avancée des luttes, est apparu au début des années 80 dans la Sierra Norte de l’Oaxaca. C’est autour de ce concept que se sont organisées la résistance et la lutte pour l’autonomie des peuples chinantèque, mixe, zapotèque, mixtèque, triqui…, dans ces années de revitalisation des cultures indigènes. Des intellectuels comme Floriberto Díaz Gómez, Ayuujk de la communauté de Tlahuitoltepec, comme Jaime Martínez Luna, Zapotèque de la communauté de Guelatao, ont initié avec des partenaires indiens et métis comme le linguiste Juan José Rendón Monzón, toute une réflexion théorique sur la réalité du monde indigène et sur les valeurs fondamentales dont il est porteur. La communalité est ce qui définit la forme de vie et la raison d’être des peuples indiens, elle est composée selon Floriberto Diaz de cinq éléments fondamentaux: La terre comme mère et comme territoire; le consensus en assemblée pour la prise de décisions; le service gratuit comme exercice de l’autorité; le travail collectif comme activité de récréation; les rites et cérémonies comme expression du don communal. «L’idée de la communalité comme principe recteur de la vie indienne surgit et se développe au milieu de la discussion, de l’agitation et de la mobilisation, non comme une idéologie de combat mais comme une idéologie de l’identité, montrant que la spécificité indienne est son être communal avec des racines historiques et culturelles propres et anciennes, à partir desquelles on cherche à orienter la vie des peuples comme peuples», écrit Benjamin Maldonado1. Pour ces théoriciens de la réalité indienne, du «familier» dirions-nous de la société indigène, le concept de communalité est la clé de la résistance des peuples et pour autant la source de leur libération; dès son apparition, cette idée fut liée à celle d’autodétermination et d’autonomie.

Les ateliers de dialogue culturel

Dès le début des années 1990 ont été mis en place dans les communautés des ateliers de réflexion2 sur ce qui constitue la réalité du monde indien, d’abord, et surtout, dans l’Etat d’Oaxaca (le premier atelier a eu lieu dans la communauté ayuujk de Mogoñé Viejo, Guichicovi, Oaxaca), pour s’étendre ensuite vers d’autres Etats. Ces ateliers sont appelés ateliers de dialogue culturel. Actuellement je participe à un de ces ateliers à Atlapulco, dans l’Etat de Mexico (Edomex). Ces ateliers de dialogue culturel regroupent les membres d’une communauté intéressés à réfléchir et à débattre sur leur culture. Nous devons entendre par culture l’ensemble des éléments constituant la vie sociale d’une communauté ou d’un peuple, cela va de l’organisation politique à l’organisation des échanges et des fêtes en passant par la langue, l’apprentissage, les vêtements, l’organisation des activités et du travail… Dans le cas d’Atlapulco, ce furent les jeunes gens qui s’occupent de la radio communautaire qui ont pris l’initiative d’inviter la population à participer à ces discussions. Depuis plus de trois mois, une vingtaine de personnes (cela va de quinze à quarante selon l’intérêt ou les dispositions de chacun) se réunissent une fois par semaine dans la petite bibliothèque pour une réflexion collective sur la vie de leur communauté et son histoire.

Ces discussions sont loin d’être terminées à l’heure où j’écris ces lignes, mais nous avons déjà eu l’occasion de parler de la santé, de ce qui s’est perdu, de ce qui s’est conservé de la médecine traditionnelle, de l’usage, qui a peu à peu disparu sous la pression de la médecine officielle, du temascal ou bain de vapeur, cette pratique ayant été jugée non hygiénique par l’Académie; nous avons aussi parlé des sages-femmes ou parteras, et de l’importance sur le plan humain de la relation qu’elles établissent avec celle qui da a luz (qui donne à la lumière), des plantes médicinales, des maladies propres au monde indien comme le mal d’espanto, des guérisseurs ou curanderos, des graniceros ou ahuizotes, ce sont des hommes ou des femmes touchés par la foudre et qui, de ce fait, ont reçu le don de guérir et aussi le don de protéger les récoltes de la grêle (le village est à trois mille mètres d’altitude). Nous avons abordé aussi le thème des croyances, des travaux, et en particulier des travaux communautaires comme la faena ou le tequio, de la langue; la tia Ofelia a évoqué son enfance, comment les maîtres d’école lui interdisaient de parler sa langue maternelle et se moquaient d’elle l’appelant la guarina ou l’india, ce fut un moment émouvant; dans ce village soumis à l’attraction de la capitale toute proche, ils sont très peu nombreux à parler encore la langue otomie ou ñañu et ceux qui la connaissent ont peu l’occasion de la pratiquer («on ne dit pas ñañu mais ñuhu», ceux qui parlent encore la langue semblent bien d’accord sur ce point). La dernière fois, il a été question du territoire et de ses limites et la discussion allait bon train, hélas le dernier départ pour Mexico est à 8h du soir, et j’ai dû les laisser à leur controverse. Il est difficile de limiter le débat dans le temps, en théorie il a lieu de 4h de l’après-midi à 8h du soir avec thé et petits pains (pan dulce) au milieu de la session. Nous n’en sommes qu’à la première phase de la réflexion, celle qui concerne l’identification des éléments de la culture, leur importance, leur position et leur fonction dans la vie communale, et nous sommes loin d’avoir abordé tous les éléments culturels qui aident à la reproduction de la vie communautaire. Les activités sont organisées en trois phases, à la suite de cette première phase vient le diagnostic sur les conditions de conservation de ces éléments culturels, comme l’assemblée, la fête, le travail communal, la milpa, la langue, l’éducation familiale et communautaire… comment se sont modifiés ces éléments, les causes du changement. Le plus souvent le diagnostique se fait spontanément dans le cours de la discussion dès que l’on aborde un thème culturel. La dernière phase, qui se présente comme l’aboutissement des ateliers de dialogue culturel, débouche sur un plan d’action concernant la défense et le renforcement de la culture, après avoir reconnu préalablement les éléments fondamentaux de la vie communale, les éléments auxiliaires, qui aident au maintien de la vie communautaire, et enfin les éléments complémentaires, l’ensemble formant le système intégral de la culture. Dans le cas d’Atlapulco, des plans d’action ont déjà été évoqués comme le retour à la tradition du temascal, la création d’un nid de langue où les anciens seraient des guides pour les très jeunes et ne leur parleraient qu’en langue otomie, la création d’un jardin communautaire et de plantes médicinales… mais ces plans d’action qui ont été suggérés lors des discussions ne seront analysés, critiqués et développés qu’à la fin de l’atelier. Le plan pour le développement ou le renforcement des traditions culturelles ne se fait pas pour des raisons romantiques ou commerciales, «il ne s’agit pas de montrer les peuples indiens comme des pièces de musée pour les touristes», mais pour renforcer la résistance et l’autonomie des peuples. Le but recherché est une libération s’appuyant précisément sur les caractéristiques d’une tradition culturelle propre perçue comme alternative sociale au libéralisme.La communalité repose sur quelques notions fondamentales comme l’assemblée, le travail commun, faena ou tequio, la fête, la Guelaguetza ou l’ensemble des échanges, le territoire. «Le territoire est notre espace de vie, les étoiles que nous voyons la nuit, la chaleur ou le froid, l’eau, le sable, les graviers, la forêt, notre mode d’être, de travailler, notre musique, notre façon de parler, ce qui est bien différent de la terre, c’est le lieu de vie d’un peuple. Le territoire est notre maison, nous ne pouvons admettre que des personnes étrangères viennent faire la loi chez nous», déclarait en juin lors de la première rencontre du Congrès national indigène avec la communauté nahuatl d’Ostula, un participant à cette réunion. C’est autour de la défense de la terre et, plus précisément, du territoire que se concentre désormais la lutte des peuples indiens. A Tlapa, dans la Montagne du Guerrero, les membres de l’Organisation des peuples indigènes Me’pha (Tlapanèque) comme ceux de l’Organisation des peuples Ñuu savi (Mixtèque), les membres de la police communautaire comme les militants des droits humains de la Tlachinolán n’ont pas hésité à parler au sujet de l’omniprésence de l’armée d’une véritable guerre de conquête, ou de reconquête, des territoires indiens: «Que peut bien signifier la présence de l’armée dans nos montagnes avec des barrages militaires sur nos chemins, l’encerclement des villages, les perquisitions, les tortures, les emprisonnements, les menaces de mort, les disparitions, les assassinats, sinon la guerre? Et le but de cette guerre, comme dans toutes les guerres, est la conquête d’un territoire.»

Un pays occupé

Comme nous avons pu le noter, conquérir un territoire c’est en fait soumettre un peuple et détruire une vie sociale organisée selon des règles d’échange qui lui sont propres. Défendre son territoire, c’est défendre sa manière de vivre, son autonomie sociale. Quand nous voyageons dans le pays, nous devons nous arrêter à des military check points, ces military check points, qui étaient jusqu’alors propres à la Palestine occupée, semblent s’étendre un peu partout, à croire que nous vivons désormais dans des pays occupés. Le Mexique est un pays occupé, c’est un pays en guerre contre ses habitants, le Mexique des riches, de ceux qui ont le pouvoir, les notables, les hommes d’affaires, les entrepreneurs, les grands propriétaires terriens, les hommes politiques. Il est en guerre contre ses habitants dans la mesure où ceux-ci ne sont pas encore entièrement soumis. Cet état de guerre permanent explique la libération des paramilitaires d’Acteal3 comme l’impunité dont jouissent les auteurs dits intellectuels du massacre, il explique le dépouillement des gens d’Ebulá (Campeche) et la destruction de leur village par les hommes de main d’Escalante, homme d’affaires, sous l’œil tranquille de la police, il explique l’arrestation arbitraire, ce jeudi 22 août de 12 membres de la police communautaire du Guerrero dans la commune de Marquelia, il explique l’emprisonnement systématique de tous ceux qui luttent et qui s’affrontent au pouvoir, quand ce n’est pas leur assassinat. Ce sont des opérations de guerre. Le capitalisme est une machine de guerre, une guerre menée contre l’humanité, ainsi que le signalait il y a quelques années un certain sous-commandant Marcos.

Georges Lapierre*

* Cette chronique nous est envoyée depuis l’Etat de Oaxaca, où réside Georges Lapierre, co-auteur de «l’Incendie millénariste». Comme il y a déjà quelques années, (voir Archipel 115 à 124), il nous propose, en différents chapitres que nous publierons au fil des numéros, une vision philosophique et politique des événements en cours au Mexique.3. Le 22 décembre 1997, 45 indigènes tzotzils appartenant à l’organisation catholique Las Abejas, en grande majorité des femmes et des enfants, ont été massacrés par des paramilitaires au Chiapas sous l’œil tranquille de la police et de l’armée; 20 des paramilitaires, qui avaient été reconnus par les survivants, ont été libérés dernièrement par la Suprême Cours de Justice de la Nation (cf. de Jean-Pierre Petit-Gras, Mexique: Acteal, Terrorisme d’Etat et impunité, daté du 15 août 2009).