MEXIQUE: Atenco, une bourgade en lutte contre la métropole

de Siete Nubes, 24 juin 2012, publié à Archipel 205

Le nom évoque certainement quelque chose pour de nombreuses personnes, celui d’une grande lutte victorieuse au Mexique contre un projet d’aéroport, l’image d’Epinal de machettes levées vers le ciel, le souvenir d’une répression d’Etat terrible en 20061. Par la suite ont suivi des rencontres un peu déroutantes avec des personnes originaires de ce village, venues à différentes reprises témoigner en France et ailleurs en Europe de leur lutte, de leur histoire et de la campagne politique menée ces dernières années afin d’obtenir la libération des prisonniers victimes de la répression.

Mais au quotidien, Atenco, c’est avant tout le nom d’une grosse bourgade paysanne située dans la banlieue nord-est de la ville de Mexico, entourée par une grande rocade routière, sorte d’équivalent mexicain de l’A86 parisienne. Une bourgade comme il y en a beaucoup d’autres dans tout le Mexique… à ceci près que celle-ci et les hameaux qui l’entourent conservent encore et toujours les énormes terres agricoles dont ont déjà été dépossédés la plupart des villages environnants, désormais noyés dans la grande nappe urbaine de l’hyper mégalopole mexicaine. Du Nord-Ouest au Nord-Est, Nacala: 800.000 habitants, Tlalnepantla: 600.000, Tultepec: 500.000, Coacalco: 450.000, Ecatepec: 2 millions… Atenco: 50.000, tout au plus. Sur une carte satellite de la capitale, c’est simple, la municipalité d’Atenco forme un grand croissant noir au nord-est de la mégalopole, là où presque tout le reste de la région scintille des lumières de millions de petites maisons en parpaings. Atenco, donc, une petite bourgade à quelques pas de la grande rocade autoroutière, sans aucun supermarché, ni franchise «Oxxo», ni «7 eleven»2, mais avec son ambiance de village, ses vélos, ses bicytaxis, et qui se trouvait en pleine célébration du carnaval au moment où éclatait le conflit l’opposant à l’organisation Antorcha Campesina.

Ni Conagua, ni Antorcha

Les paysans d’Atenco sont conscients du fait que leurs terres – véritable territoire stratégique avec la proximité de la ville de Mexico – sont le but ultime de chacune des manœuvres montées par le gouvernement durant les dernières années. Une illustration en est l’administration publique Conagua (Commission Nationale de l’Eau), qui a servi d’opérateur politique aux entreprises capitalistes afin de spolier leurs terres par le chantage, la manipulation et les menaces faites aux ejidatarios (propriétaires des terres collectives). La Conagua défend en effet officiellement depuis 2009 une «récupération» des terres pour un projet de réserve écologique, étrangement située sur approximativement la même zone que le projet d’aéroport. Toutefois, vu que le sale travail de la Conagua n’est pas suffisant, ce que les autorités prétendent faire aujourd’hui est d’impliquer les hordes d’Antorcha Campesina. Sous la direction d’un certain Rubén Pacheco, cette organisation spécialisée dans les invasions de terres a tenté d’entrer le 20 février dernier aux alentours de midi au sein de l’ejido3 de San Antonio appartenant à celui d’Atenco, sous le prétexte d’initier des travaux d’agrandissement d’une avenue, et ainsi s’établir à proximité du centre de la municipalité. Venus avec de lourds engins de construction (aplanisseuse et goudronneuse), près de 20 soi-disant ingénieurs et employés ainsi que Ruben Pacheco et les antorchistas, ont dû battre en retraite devant la mobilisation générale des habitants et sous la pression des militants du Front des Villages en Défense de la Terre, décidés à ne pas permettre l’entrée de l’organisation sur le territoire atenquense.
Antorcha Campesina (la «torche» ou «flamme paysanne») est une organisation de masse liée au Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), le parti unique – de droite – qui dirigea le Mexique pendant plus de 70 ans. Comme son nom ne l’indique pas, c’est aussi l’un des principaux vecteurs de l’urbanisation sauvage des zones encore villageoises situées à l’est de l’agglomération de Mexico.
L’organisation fut fondée dans les campagnes indigènes de l’Etat de Puebla au milieu des années 1970 par un ingénieur agronome d’obédience maoïste, Aquilés Cordova Moran, également fondateur du Parti Communiste des Ouvriers Mexicains et de la Fédération Nationale des Organisations Bolchéviques. Antorcha Campesina s’articula alors, comme d’autres organisations maoïstes de cette époque, autour d’une stratégie de prise de pouvoir totalement ambiguë, reposant sur ce qui s’appelait «la politique de double face»: organisation des masses prolétaires et discours révolutionnaire vers l’intérieur de l’organisation, et vers l’extérieur, stratégies d’entrisme au sein des organes du pouvoir officiel et à la tête de l’Etat. En réalité, ces organisations («antorcha campesina», «linea de masa», «politica popular»…) servirent avant tout de tremplin et de chair à canon pour les manœuvres des nouvelles élites intégrées au parti officiel afin d’infiltrer et de prendre le contrôle d’une partie du mouvement révolutionnaire de l’époque.
D’abord soutenue par les gouverneurs de l’Etat de Puebla, Antorcha Campesina s’étendit ainsi très vite dans tout le reste du Mexique sous le parrainage administratif et financier des frères Salinas de Gortari, nouvelles élites à la tête du système politique et véritables parrains occultes du «maoïsme mexicain». Les accointances gouvernementales de l’organisation lui permettaient en effet de rediriger vers ses bases de soutien une grande partie des subsides agricoles et des infrastructures destinées au développement des campagnes mexicaines, spécialement là où, précisément, semblaient se développer des mouvements paysans radicaux et autonomes au pouvoir central sur des terres indigènes.
A partir du début des années 1980, l’organisation commence à s’intéresser et à s’implanter dans les périphéries pauvres des grandes villes, afin de damer le pion aux autres organisations de lutte des quartiers populaires, alors indépendants et souvent extrêmement hostiles au gouvernement et à son organe politique, le PRI. Sous l’égide de Jesús Tolentino Román Bojórquez, instituteur au sein de ces nouvelles banlieues pauvres de l’est de Mexico, se crée alors Antorcha Popular (la «flamme populaire»), version urbaine d’Antorcha Campesina.
L’organisation se calque sur les autres mouvements populaires urbains d’Amérique latine: invasion ou rachat à bas prix de terrains agricoles périphériques des grandes villes, divisés puis revendus ensuite à bas prix aux «militants de base» acceptant de se soumettre aux décisions et à la discipline d’Antorcha Popular. L’organisation bénéficiant de nombreux contacts au sein des appareils d’Etat, les gens pauvres adhérents y trouvent la sécurité d’une viabilisation rapide des terrains agricoles ainsi envahis, le drainage, le goudronnage des routes et l’électrification des quartiers étant rapidement assurés en échange du vote des adhérents pour les candidats du PRI proches d’Antorcha Campesina. Il devient quasi impossible pour les nouveaux habitants des quartiers, voire proprement suicidaire, de sortir, d’ignorer ou de ne pas répondre aux ordres de vote et de manifestation de l’organisation.
A Ixtapaluca, Chimalhuacan, et dans de nombreuses anciennes bourgades de l’est de l’agglomération de Mexico, ce sont ainsi des dizaines de champs et des centaines d’hectares qui furent envahis, soit des centaines de milliers de personnes ainsi installées dans des conditions de précarité absolue sur des terres anciennement agricoles. Des invasions de terres très vite promues par les élites politiques de l’Etat de Mexico, pour qui ces mouvements d’occupation représentent alors une occasion inespérée d’urbaniser ces zones de force, et où la propriété collective des terres agricoles gênait souvent l’expansion urbaine désirée par les autorités. Tout en leur fournissant une vaste clientèle politique, les voix des colonies urbaines contrôlées par Antorcha représentant un pactole de dizaines, voire de centaines de milliers de votes. Depuis l’arrivée d’Enrique Peña Nieto à la tête de l’Etat de Mexico en 2005, Antorcha Campesina connaît donc un développement fulgurant dans l’Etat, la gestion et l’exécution de chaque fois plus de programmes et d’œuvres publiques étant dévolues à l’organisation. D’une présence minoritaire dans les banlieues de Mexico, l’organisation en arrive à tenir un rôle de plus en plus hégémonique dans de nombreuses municipalités de l’Etat comme à Chimalhuacan, l’une des banlieues les plus pauvres et les plus peuplées de l’est de Mexico, où suite à de sanglants affrontements, Antorcha Popular et son dirigeant contrôlent ainsi entièrement le conseil municipal. L’organisation lorgne désormais au Nord-Est, en direction des terres agricoles de Texcoco et d’Atenco.

Corruption et expansion urbaine

C’est dans ce contexte que Peña Nieto, candidat du PRI déclaré favori aux prochaines élections présidentielles de juillet 2012, est devenu l’un des principaux mécène et soutien politique d’Antorcha. Le candidat a donc fait de l’organisation un des piliers majeurs de sa stratégie de contrôle électoral de la région.
A Texcoco, ancien centre urbain préhispanique situé au nord des banlieues antorchistes de Chimalhuacan et traditionnellement dirigé par le Parti Révolutionnaire Démocratique (PRD)4, l’organisation a ainsi accru durant les dernières années les achats et la lotification d’énormes terrains agricoles, devenus depuis de nouvelles colonies urbaines: plus de 40 hectares lotis d’un bloc, soit près de 2.000 familles installées. Dernièrement, 38 nouveaux hectares ont été achetés directement par l’Etat de Mexico, Antorcha Campesina se chargeant d’en revendre et d’y répartir les parcelles entre plusieurs milliers de nouvelles familles… Mais les habitants du bourg limitrophe de Cuautlalpan et les forces locales du PRD, excédées du prosélytisme et des coups de force de l’organisation, multiplient depuis 2011 les manifestations et les recours en justice afin d’exiger l’expulsion d’Antorcha Campesina de Texcoco. Depuis le 23 janvier 2012, la mairie de Texcoco se trouve ainsi occupée par les opposants qui demandent l’expulsion d’Antorcha et multiplient les actions de blocage de routes afin de créer un rapport de force et attirer l’attention publique sur cette situation.
A Atenco, la présence de l’organisation, jusque-là relativement marginale, est récemment devenue beaucoup plus critique. Présente depuis longtemps au sein des hameaux d’Ixtapan et de Nexquipayac au nord de la municipalité, Antorcha Campesina a commencé à s’y développer réellement à la fin des années 1990, en bordure de la «banlieue-monstre» d’Ecatepec. Les paysans des hameaux de cet endroit, démarchés par des investisseurs sans scrupules de la région, commencèrent à y vendre et à fractionner illégalement les parcelles agricoles sous-utilisées, avec la complicité corrompue des gestionnaires locaux des terres collectives. Les «colonies» ainsi établies, menacées à n’importe quel moment d’expulsion et dépourvues de toute infrastructure (ni eau, ni drainage, ni électricité…), devinrent très vite des terres convoitées pour Antorcha Campesina qui, forte de ses relations privilégiées avec les autorités administratives de l’Etat de Mexico, réussit à obtenir la régularisation et l’adjonction des infrastructures en échange de son contrôle politique sur les quartiers populaires. L’organisation compte à présent sur Rubén Pacheco, un des principaux promoteurs de ces ventes sauvages, entrepreneur local et ex-commissaire ejidal3 du hameau d’Ixtapan, afin de prendre le contrôle politique de la municipalité aux prochaines élections. Une manœuvre qui permettrait sûrement à Antorcha d’y installer comme à Texcoco de nouvelles colonies urbaines, permettant ainsi au PRI de disposer d’une masse locale de partisans suffisamment importante pour pouvoir relancer enfin le projet de construction du nouvel aéroport.
Les agissements d’Antorcha Campesina dans la région sont donc récemment devenus un thème de mobilisation crucial pour le Front des Villages en Défense de la Terre et les opposant-e-s à l’aéroport. Au-delà, une alliance commence également à se dessiner entre le Front d’Atenco et les habitants exaspérés du bourg de Cuautlalpan à Texcoco; le 18 mars dernier, un forum local contre la présence d’Antorcha a ainsi rassemblé plusieurs milliers de personnes. Certes, les tensions existent entre le Front d’Atenco d’un côté, hostile à la présence des partis politiques, et le PRD de Texcoco de l’autre, qui espère noyer ses compromissions et se refaire une virginité populaire dans le mouvement de lutte en cours. Mais la menace représentée par Antorcha Campesina commence à rapprocher de nouveau entre eux et elles les habitants et habitantes des bourgs et villages de la région, inquiets de voir leur environnement local se transformer peu à peu en une nouvelle énorme banlieue urbaine, soumise à toutes les manipulations clientélistes.

1.3.000 policiers de l’Etat de Mexico et fédéraux avaient assassiné Javier Cortés et Alexis Benhumea, et réprimé par le viol et la torture sexuelle une trentaine de femmes. Les violations de domicile brutales et les violences et tortures physiques s’étaient multipliées. Des 200 arrestations opérées à l’époque, 12 personnes seront détenu-e-s plus de quatre ans et plusieurs personnes sous le coup de mandats d’arrêts à connotation politique, devront s’exiler.

  1. En 2011, Oxxo, la chaîne de magasins de proximité du groupe Femsa Comercio (branche commerciale du groupe embouteilleur de la compagnie Coca Cola au Mexique et une participation dans Heineken), est devenue l’un des principaux acteurs du commerce de détail. 7-Eleven est une enseigne de commerces de proximité implantée essentiellement en Asie et en Amérique du Nord. En 2007, elle était présente dans 18 pays et comptait plus de 32.000 points de vente, soit plus que toute autre enseigne.
  2. Un ejido désigne, au Mexique, une propriété collective attribuée à un groupe de paysans pour y effectuer des travaux agricoles. Ces terres communautaires sont issues de la révolution mexicaine.
  3. Le Parti de la Révolution Démocratique est un parti politique mexicain fondé le 5 mai 1989 d’une scission du Parti Révolutionnaire Institutionnel, avec une idéologie politique de gauche et qui est considéré comme un des trois partis majeurs du Mexique.

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