MEXIQUE: Bien le bonjour. Où l?on fait la différence entre contestation et résistance

de Georges Lapierre, 30 nov. 2004, publié à Archipel 120

Cette chronique nous est envoyée depuis l’Etat de Oaxaca, où réside Georges Lapierre, co-auteur de «L’incendie millénariste». En différents chapitres, que nous publions au fil des numéros, il nous propose une vision philosophique et politique des événements en cours au Mexique et, à travers eux, nous interroge sur l’Europe actuelle.

Marcos joue sur ces deux registres, résistance sociale et contestation sociale, qui ne se confondent pas nécessairement, l’un est du domaine de la culture, l’autre de la politique. Avec le mouvement zapatiste, ils se sont rencontrés et toute la question est bien là. Qui va tirer la couverture à soi?

La résistance indienne peut se trouver intégrée dans le mouvement de contestation pour devenir un mouvement politique, c’est ce qui se passe avec l’ANIPA (Assemblée nationale indigène plurielle pour l’autonomie), me semble-t-il, et d’autres organisations indiennes. Ou c’est l’inverse, le mouvement de contestation cherche à reconstruire une vie collective, à retrouver sa part indienne, c’est plus difficile.

Il est important de bien distinguer ces deux registres, c’est ce qu’a fait jusqu’à présent le mouvement zapatiste, et la création récente des caracoles marque encore plus clairement la frontière qui sépare la construction de l’autonomie de la contestation politique.

Où il est encore question de la pensée monothéiste occidentale

Marx est monothéiste, bien qu’il s’en soit toujours caché, comme Hegel, et comme la plupart des Occidentaux, qu’ils soient contestataires ou non. Pour eux le monde est un, cela se comprend, c’est leur monde et c’est le monde selon Hegel. Pour Hegel, la civilisation dominante est l’expression de la pensée et pour Hegel la pensée est une et universelle. Toutes les civilisations qui sont aujourd’hui dominées ne sont que des séquelles que la pensée aura laissées de son passage. Quel est le but de la pensée? C’est la conscience de soi ou conceptualisation, qui passe par son objectivation. L’objectivation, qui est le moment où l’aliénation est la plus grande, précède la conceptualisation ou révolution. C’est ce schéma que suivent Marx et les marxistes. C’est le monde dominant qui est porteur de la révolution et les Occidentaux d’un projet universel. Autrefois, le monde dominant était le monde de Hegel, qui allait devenir le monde bourgeois occidental; aujourd’hui, il a pris de l’ampleur pour recouvrir tout l’hémisphère Nord, mais il a gardé ses caractéristiques d’origine, c’est pour cette raison que j’emploie indifféremment, monde occidental, monde marchand ou monde dominant, quant aux Occidentaux, ce sont ces êtres pathétiques et désarmés, comme vous et moi.

Je précise mon point de vue: je pense que Hegel comme Marx font une très bonne description du monde dit occidental, d’un monde où la pensée est à ce point aliénée qu’elle est devenue totalitaire. Le fait qu’elle se soit objectivée ne signifie pas que va se produire un retour sur soi de la pensée ou révolution. Cela signifie qu’elle détruit toute autre forme de pensée pour produire ce gouffre social, cet effondrement en soi, qui s’approfondit au fur et à mesure qu’elle s’étend et poursuit son œuvre de destruction. Le monde occidental, dans cet univers à multiples dimensions ou réalités, n’est pas le seul monde, même s’il le devient peu à peu. Il est une réalisation de la pensée catastrophique. Il existe d’autres réalisations de la pensée, il y a d’autres réalités. Le problème est que ces autres réalités ou cultures, ou sociétés, sont menacées par l’effroyable pouvoir destructeur du monde marchand.

Le problème avec les monothéistes, c’est qu’ils restent euclidiens, ils ne peuvent pas envisager l’imbrication de plusieurs univers, ils voient dans les cultures des archaïsmes, alors que nous pourrions fort bien voir dans le monde dominant une exception, un dérapage fatal qui s’est produit il y a quelques millénaires et qui a engendré au fil des siècles ce monstre dégénéré que nous appelons civilisation.

Pour les monothéistes il n’y a qu’une seule pensée et donc qu’une seule réalité, le monde totalitaire des monothéistes, ils n’envisagent pas d’autres réalités possibles, ne serait-ce que toutes ces cultures qui existent. Ils continuent à militer pour un projet universel et méprisent ou ignorent les cultures, leurs propres cultures, souvent. Parfois ils cherchent à les intégrer à leur combat. A mon sens, ce combat est vain, car il se situe sur le même mode de pensée que celui qui a cours dans le monde totalitaire, c’est une fausse critique dont se nourrit le totalitarisme. Si bien que tous ces militants s’avancent en bon ordre et du même pas que le monde dominant.

Par contre, les cultures qui existent ou qui tentent de se reconstituer sont, du simple fait qu’elles existent, une critique vivante du totalitarisme.

Où l’on souhaite bonne chance aux zapatistes * «Este derecho (a la autonomía) nadie lo debe quitar, porque quitarle la autonomía a un pueblo es quitarle el derecho a la vida, a la creatividad, a la organización y al desarrollo»* 1 (Ce droit à l’autonomie, personne ne doit l’enlever, parce que enlever l’autonomie à un peuple, c’est lui enlever le droit à la vie, à la créativité, à s’organiser et à se développer).

La stratégie est la suivante: renforcer et développer sa propre autonomie et s’unir à la résistance des peuples, appuyer leur lutte pour l’autonomie à travers un réseau de solidarité entre toutes les cultures en résistance: «Por eso, los zapatistas, reclamamos, exigimos y ejercemos todo ese derecho à la autonomía y a la libre autodeterminación para todos los pueblos indios de México y del mundo » 2 (Pour cela, nous, les zapatistes, réclamons, exigeons et exerçons pleinement ce droit à l’autonomie et à la libre autodétermination pour tous les peuples indiens du Mexique et du monde).

Le contact entre les forces d’opposition, à l’intérieur du monde dominant, et les mouvements d’autonomie culturelle est un défi et une échéance inévitables: pensée contre pensée. Le «syndrome de Cendrillon» dont parle Marcos est bien l’expression de cette pensée dominante convaincue de sa bonne foi, c’est le cas de le dire, et qui s’insinue, non seulement dans une chaussure à talon aiguille, mais dans tous les domaines, et la plupart du temps avec beaucoup plus de subtilité.

Ce qui est en jeu, c’est l’idée que nous nous faisons de la richesse, alors bonne chance, les zapatistes!

Georges Lapierre

  1. Lettre du comandante David

  2. Ibid.