MEXIQUE: Bien le bonjour

de Georges Lapierre, 30 juin 2004, publié à Archipel 116

Cette chronique nous est envoyée depuis l’Etat de Oaxaca, où réside Georges Lapierre, co-auteur de «L’incendie millénariste»*. En différents chapitres, que nous publierons au fil des prochains

numéros, il nous propose une vision philosophique et politique des événements en cours au Mexique et, à travers eux, nous interroge sur l’Europe actuelle.

Un autre gringo sympa est Kevin Danaher, un des manifestants arrêtés à Seattle et organisateur de Global Exchange. Il dit: «l’Organisation mondiale du commerce est en vérité une tentative de coup d’Etat du patronat. Il ne s’agit pas de commerce, mais bien de la prise de pouvoir patronal sur les gouvernements nationaux, avec la volonté de circonvenir la démocratie.» J’aime bien l’expression «coup d’Etat du patronat», mais cela fait tout de même un bout de temps qu’il a eu lieu, la contre-révolution française fut un coup d’Etat du patronat qui a réussi au-delà de toute espérance. Simplement le pouvoir totalitaire des marchands, qui se sont définitivement dispensés de tout engagement social, s’étend. Ce pouvoir contrôle parfaitement la vie des gens dans la vieille Europe, les Etats-Unis, le Canada, le Japon... où il a ruiné les anciennes cultures et où il ne rencontre plus d’organisations collectives suffisamment fortes pour lui opposer une résistance effective. Maintenant, il cherche à contrôler les échanges au niveau planétaire; chercher à contrôler les échanges au niveau planétaire signifie chercher à contrôler la vie des gens au niveau planétaire. L’argent est un mode de communication totalitaire qui entraîne la ruine de tout autre mode de communication.

Beaucoup de «critiques» du capitalisme s’arrêtent en cours de route et ne voient pas dans l’argent un mode de communication, ils pensent que nous pouvons critiquer le capitalisme tout en continuant à vivre sous le même mode de communication, ce qui me paraît absurde. Ils demandent un peu moins de capitalisme ou un peu plus d’Etat. Seuls des modes de communication différents, que j’appelle «cultures» (terme générique), sont à même de critiquer un mode de communication totalitaire. Une culture est un mode de vie sociale qui se passe de l’Etat et de l’argent ou dans lequel aussi bien l’Etat que l’argent n’ont encore qu’une présence marginale. Nous devons aussi penser que l’Etat moderne naît avec le capitalisme, naît avec l’argent comme mode de communication dominant.

Des cultures paysannes et de la culture des quartiers ouvriers

En France nous avons connu dans un passé proche des cultures, culture paysanne, culture des quartiers ouvriers, qui ont résisté un certain temps ou su se reconstituer face au mode de communication dominant. Pour en finir avec elles, l’Etat a dû employer les grands moyens: répression policière et deux guerres mondiales. La première guerre mondiale fut particulièrement efficace pour régler par le vide le problème paysan.

Les «critiques» aujourd’hui emploient souvent, pour ne pas dire toujours, le terme de global (penser globalement, la globalisation) et ce terme me fait irrémédiablement penser à une grenouille qui se gonfle... pour se faire plus grosse que le bœuf? C’est un terme qui manque de tonus et qui n’a rien à voir avec la phénoménologie de l’esprit. Nous avons affaire au mouvement d’une pensée totalitaire qui, en s’objectivant, œuvre contre elle-même, contre les formes sensibles de son expression sur terre que sont les cultures.

De Saturne dévorant ses enfants, du saturnisme et de quelques interrogations

C’est Saturne dévorant ses enfants, ultime étape de l’aliénation, quand la pensée est à ce point éloignée des hommes qu’elle se retourne contre eux.

Seattle, Gênes, Cancún... offrent le prétexte de manifester notre opposition, mais aussi de nous rencontrer, d’échanger des idées, de débattre; pourtant tout se joue ailleurs, sur le terrain, au niveau local ou régional, sur la résistance que montrent un peuple, une société, une culture, une collectivité aussi réduite soit-elle, à disparaître. Que peut une communauté indigène, perdue dans une île du Pacifique et qui se meurt lentement victime du saturnisme, contre une multinationale?

Résister avec une petite chance de succès implique la solidarité des cultures, un réseau horizontal et un renforcement des liens entre les différents mouvements de résistance, une reconnaissance mutuelle.

Est-ce là l’enjeu de notre époque? Entre, pour reprendre une idée zapatiste, un monde en guerre contre tous les mondes et un monde qui contiendrait tous les mondes? Entre un monde unique et la diversité des cultures?

Comment renforcer son enracinement culturel, son autonomie, tout en reconnaissant l’humain et donc l’universel chez l’autre, chez celui qui obéit à d’autres mœurs, à d’autres usages, ou alors doit-on en arriver à un monde unique?

L’identité culturelle se forge à travers les règles propres à une société donnée. L’universalité, c’est l’universalité de la pensée: «je suis un être humain» parce que je suis animé par la pensée de l’autre, traversé par la pensée de l’échange, mû par elle, mû par la pensée de la réciprocité, mais cette pensée, cette universalité m’est donnée parce que je pratique les usages et les coutumes qui sont propres à mon peuple, à ma culture. Et l’autre, celui qui connaît d’autres usages, peut-il être aussi humain que moi? En général, dans le meilleur des cas, je lui reconnais la possibilité d’être un jour aussi humain que moi. Chaque société a tendance à opposer son «universalité» à tout ce qui n’est pas elle, et à être ainsi royalement indifférente à la disparition des autres cultures.

Résister implique une profonde transformation de chaque société particulière, une profonde mutation qui l’amènerait à reconnaître l’humain, et donc l’universel, dans le particulier et dans la diversité, l’identité dans la différence ou les différences.

L’universalité n’est-elle pas une? L’universalité est-elle une ou multiple?

Du dieu Manojel-Tojel et de révolution culturelle

Quand les zapatistes parlent d’un monde qui contient plusieurs mondes, c’est une manière de répondre à la question et de dire que l’universalité contient plusieurs universalités, c’est en ce sens que je peux me dire relativiste. C’est une idée qui a surgi à notre époque, elle n’a pas surgi dans le monde dominant dit occidental, où nous éprouvons quelques difficultés à concevoir une universalité du genre humain qui ne serait pas une, c’est notre héritage monothéiste et hégélien. Elle vient du monde indien. Ce n’est peut-être pas un hasard. Claude Lévi-Strauss semble dire dans Histoire de lynx que l’autre était contenu en creux dans la pensée amérindienne. Pour les Tzotziles, Manojel-Tojel, le dieu créateur, est à la fois un et multiple.

Pour résister au totalitarisme qui les détruit, les cultures doivent nécessairement construire une autonomie nouvelle, non plus fondée sur l’ignorance de l’autre culture, sur le repliement sur soi, mais sur l’ouverture. Recouvrer la mémoire des temps passés et fondateurs, remonter à l’ancêtre mythique, aux ancêtres des légendes, puiser dans les coutumes les règles d’un savoir-vivre ancestral tout en les remodelant afin que ces règles n’apparaissent plus comme exclusives. Les peuples doivent impérativement sortir du ghetto culturel dans lequel ils se trouvent et, trop souvent, se complaisent.

C’est à cette petite révolution culturelle que nous assistons actuellement au Mexique, à cette refonte de chaque culture, ikoot, tzotzil, wixárika, rarámuri, mixtèque, zapotèque, tojolabal, tzeltal, mixe... afin de ne plus apparaître comme exclusive. Il y a là un phénomène nouveau, imperceptible, silencieux, mais réel et important, que nous devons noter. Ce mouvement peut conduire à une déliquescence de la culture, c’est un danger que nous ne pouvons pas écarter, ou bien à une construction nouvelle, qu’il serait encore présomptueux de décrire. C’est sous la pression du monde dominant que les cultures sont contraintes au changement. Le mouvement zapatiste a été le moteur de ce changement, de cette ouverture des cultures. Il s’est trouvé à l’initiative du dialogue entre les cultures indiennes du Mexique, à travers la création du Congrès national indigène, et de la reconnaissance du monde indien par une partie de la société métisse. Ce mouvement d’ouverture se précise actuellement où des contacts ont lieu entre le mouvement indigène et le mouvement paysan, national et international, par l’intermédiaire de Via Campesina.

Georges Lapierre

* ouvrage épuisé, paru chez Os Cangaceiros