MIGRATION: Alarmphone Watch the Med

de Lara, Watch the Med Alarmphone, Brême, 13 avr. 2020, publié à Archipel 291

L’Alarmphone Watch The Med existe maintenant depuis cinq ans et demi. À ce jour, plus de 2.800 bateaux en détresse, surchargés de réfugié·es, ont été secourus. Ce téléphone d’urgence mobilise environ 200 personnes dans de nombreuses villes d’Europe et d’Afrique du Nord. L’article a été écrit avant le coronavirus. Actuellement, certain·es garde-côtes ont cessé leur travail, ou l’ont réduit au minimum. A la mi-mars, deux bateaux ont encore pu être secourus. On entend le bourdonnement des ordinateurs. La pièce est surchauffée, l’air est confiné et pourtant je gèle. Nous attendons. L’atmosphère peut être décrite comme un ennui tendu, dont nous nous échappons en regardant jouer les jeunes chatons de nos hôtes. Ou bien nous recherchons sur Twitter les dernières nouvelles concernant l’»ouverture» des frontières de la Grèce et de la Bulgarie par Erdogan. Cet incroyable arbitraire politique me laisse sans voix: les fugitifs servent de levier politique, leur souffrance est utilisée pour poursuivre des intérêts propres. Même si ce n’est pas nouveau, je n’arrive toujours pas à y croire. Il n’en va pas autrement en Libye et dans tant d’autres pays du sud de la Méditerranée: l’argent se fait sur le dos des fugitifs et l’Europe paie pour qu’illes n’entrent pas dans la forteresse – trop souvent au prix de leur vie. Au milieu de ces sombres pensées, soudain le téléphone sonne. Nous nous regardons, puis Betty saisit la balle: «Watch the Med - alarmphone, allo?» Un court silence. Puis elle essaie d’expliquer en anglais à l’interlocuteur que nous sommes une «hotline, un téléphone pour les personnes en détresse en mer», et que nous ne pourrons pas donner d’informations sur les navires de sauvetage des ONG ou sur la météo de la côte libyenne dans les jours qui viennent. Les gens nous le demandent sans cesse. Ils sont toujours en Libye, dans l’enfer de la guerre, de la torture et de la traite des êtres humains, et ils veulent juste en sortir. Mais leurs bateaux sont dans un état catastrophique et relevant déjà de l’urgence maritime dès qu’ils prennent la mer. Illes se mettent en route lorsque les vagues sont basses et que le vent souffle au large, ou lorsqu’illes y sont forcé·es par les trafiquants. Parfois, illes ont un téléphone satellite à bord, parfois illes ont notre numéro, parfois ni l’un ni l’autre. Souvent, illes ne savent pas ce qui se cache derrière notre numéro. Comme pour le prochain appel qui arrive dix minutes plus tard. Cette fois, c’est Sol qui décroche. C’est un téléphone satellite. La connexion est très mauvaise. Nous essayons en anglais, illes semblent comprendre, répondent en anglais, mais c’est difficile à suivre et la connexion est de nouveau coupée. Nous rappelons. Nous comprenons maintenant qu’illes demandent de l’aide. Ils nous disent qu’illes sont déjà sur l’eau depuis plusieurs heures, qu’illes n’ont plus de forces et que le moteur est en panne. Sol demande combien de personnes sont à bord, combien de femmes et d’enfants, de quelle couleur est le bateau et d’où ils sont parti·es - la procédure standard. Au moment où elle demande les coordonnées de sa position, la connexion coupe à nouveau. Rappel, demande de la position. Sol note la longitude Nord et la connexion se coupe à nouveau. Parfois, il y a de quoi s’arracher les cheveux! Dans le quart d’heure qui suit, nous essayons en vain de rappeler. La tension monte. En attendant, nous préparons un courrier électronique à l’intention des centres de contrôle des sauvetages en mer de Malte, d’Italie et de Libye. Oui, malheureusement aussi la Libye. La situation juridique parfois très arbitraire de l’Europe nous y oblige, même si les personnes qui fuient de là-bas et nous appellent nous supplient de ne pas informer la Libye. On ne peut qu’espérer qu’un navire d’ONG soit à proximité et plus rapide que les soi-disant garde-côtes libyens. En fait, ces garde-côtes sont une excroissance corrompue de la guerre brutale. Souvent, illes ne sont pas du tout joignables, ni par téléphone ni par courrier électronique. Il y a des sentinelles qui disent qu’elles ne vont pas sauver les gens à cause du mauvais temps ou ou parce qu’elles fêtent un anniversaire. Il y a ceux qui tirent sur les bateaux chargés de migrant·es, d’autres qui sont particulièrement friands des fugitifs originaires du Bangladesh, vendus à un prix élevé une fois de retour sur la côte, parce que les membres de leur famille paient bien la traversée, surtout quand illes reçoivent des photos de torture. Alors les fugitifs «peuvent» réessayer, peut-être arriveront-ils, peut-être se noieront-ils. Peut-être seront-illes à nouveau sauvé·es. Un espoir désespéré. Le bateau rappelle - enfin! Nous obtenons la 2ème coordonnée, la latitude Est. Nous l’insérons rapidement dans le courriel et l’envoyons. Ce qui va suivre dans les prochaines heures est triste, mais ordinaire: le bateau est dans les eaux internationales, plus proche de Lampedusa et donc de l’Italie, mais ne réagit pas. Malte dit qu’ils ont pris contact avec un porte-conteneurs à proximité et en effet nous pouvons regarder sur l’écran quand il commence à tourner en rond, espérant un sauvetage, mais le bateau est trop grand, il serait mortel pour le petit bateau. Les gens nous appellent sans cesse: «Quand les secours arriveront-ils? nous sommes gelé·es! Nous n’en pouvons plus. Les femmes sont enceintes, les enfants sont faibles». Nous essayons de les calmer, mais illes ne nous croient pas. Petit à petit, illes se mettent en colère. «Pourquoi nous laissez-vous seul·es ici? Nous allons mourir. Parce que nous sommes noirs, personne ne viendra, n’est-ce pas?» Que puis-je dire? C’est vrai. Bon sang, et je fais partie de cette société, en ce moment je suis assise dans une pièce chauffée, j’ai dîné il n’y a pas si longtemps, et avec mon passeport je pourrais même prendre des vacances en Libye. Là, je n’ai que mon téléphone et mon ordinateur portable comme petits outils de solidarité et j’essaie à nouveau de joindre Malte, en demandant quand ils enverront enfin un bateau adapté pour le sauvetage. Mais je me fais toujours avoir, soit ils disent «Oui, oui, un bateau va venir», soit «Je ne peux pas vous donner d’informations à ce sujet». Cela fait des heures qu’illes le disent, mais rien ne se passe. C’est la quatrième fois que nous demandons au bateau une nouvelle position et ils se sentent progressivement trompé·es. L’homme s’énerve. Nous voulons rester en contact, leur montrer que nous sommes toujours là. Ils ont l’impression d’être retenu·es. Malheureusement, la connexion et la communication sont si précaires qu’il est difficile d’expliquer la situation. Il est maintenant 5 heures du matin. Le navire porte-conteneurs a dessiné à l’écran des motifs de sa trajectoire grotesques. L’homme sur le bateau a encore appelé et a dit que deux personnes étaient passées par-dessus bord. Cela signifie qu’elles sont mortes. Le bateau est un canot pneumatique et avec 78 personnes, il est complètement surchargé. Notre humeur est en dessous de zéro – nous sommes fatiguées, épuisées, désespérées. Lorsque nous passons le relais à l’équipe suivante deux heures plus tard, Malte n’est toujours pas venue à la rescousse. Mais l’Italie affirme que Malte est responsable. Je me traîne au lit et ma tête bourdonne, mais malgré la fatigue plombée, je ne trouve pas le sommeil. J’ai un lit pour m’allonger, eux non. Ils doivent essayer de rester éveillé·es, de ne pas tomber à l’eau, de survivre, de survivre d’une manière ou d’une autre. Je ressens un vide en moi, qui a repoussé le désespoir et il n’y a plus de sentiments forts. Quelque chose en moi m’en protège. Je passe en revue les bribes de conversation de cette nuit encore et encore, en me demandant si nous aurions pu faire mieux et à un moment donné, je tombe dans un sommeil agité. A midi, je me réveille confuse, un message sur mon téléphone portable, c’est Sol: «Illes sont sauvé·es!!!». 20 heures après que nous leur ayons transmis l’appel d’urgence, un bateau de sauvetage en provenance de Malte s’est mis en route. Je suis soulagée. Mais je sais aussi qu’il y en a tant d’autres. Que c’est un «happy end» qui n’est ni une fin, et encore moins heureux, car maintenant la «culture d’accueil» de l’Europe attend les fugitifs. Où sont les ponts sur la mer Bien sûr, il y a de la place pour tout le monde ici, quelle absurdité. Nos capacités sont déterminées par notre volonté et notre ingéniosité. Riace nous a montré le chemin. J’aimerais que les gens se fassent pousser des ailes - certaines sur les bateaux et d’autres dans leur tête…