AUTRICHE: Occupation de terre dans la capitale

de Bernhard Antensteiner, Wien, 8 août 2012, publié à Archipel 206

Le 17 avril dernier, Journée Internationale des Luttes Paysannes, une centaine de personnes ont occupé 3,6 hectares de terres arables dans la ville de Vienne, en Autriche. Un projet agricole concret passant par la solidarité, le respect et la bienveillance, en opposition au virus néolibéral qui infeste nos esprits. Ce projet a pris le nom de SoliLa.

Qui aurait cru possible une occupation de terre en Autriche? Dans une ville qui peu à peu semble assurer l’intangibilité des biens et de la propriété privée, une ville où les signes de richesse sont dissimulés comme nulle part ailleurs pour suggérer le bien-fondé de la politique de marchandisation néolibérale et de ses paradigmes (depuis la constante aggravation de la crise financière globale, l’Autriche grimpe toujours plus haut dans les classements internationaux, pour son PIB ou son chômage).
Pourtant un petit groupe de jeunes gens l’ont crue possible, eux qui trouvaient trop idiot d’être trimbalés d’une institution à l’autre pour s’entendre dire combien leurs idées étaient belles mais pour, au final, ne jamais recevoir la terre qui leur permettrait de mettre leur vision en pratique. Et, ce 17 avril, près de cinquante personnes ont convergé à vélo, depuis le centre ville, vers les jardins de l’Université pour les Ressources naturelles et les Sciences Vivantes (BOKU) à Jedlersdorf, un quartier du nord de Vienne. Elles étaient escortées de voitures de polices et motivées par l’idée d’utiliser une parcelle agricole à l’abandon dans ces jardins consacrés à la recherche, afin d’en faire un espace agricole collectif. Arrivées à destination, elles ont été accueillies par d’autres activistes, mais aussi par un véritable déploiement de police et la menace d’une plainte pour atteinte à la propriété privée de la part de l’Université. Après une courte concertation, la cinquantaine de personnes a malgré tout franchi la clôture pour poser le pied dans son jardin de Cocagne. En l’espace de quelques heures, une cuisine populaire équipée et bien approvisionnée et une toilette sèche ont été installées, plusieurs centaines de jeunes plants apportés, des tentes montées, la serre spéciale consacrée aux recherches OGM clôturée, un magasin gratuit, une bourse aux semences et une bibliothèque mis en place. La seule serre de plastique disponible a été pour moitié mise en culture. Rejoints par une centaine d’autres personnes, dont de nombreux voisins, les occupants ont commencé les plantations, freiné les élans destructeurs des vigiles de l’Université et tenu une réunion de coordination afin de définir la marche à suivre.
Après cette phase d’installation, un processus ouvert s’est mis en place, visant à bâtir une relation respectueuse entre les être humains et la nature, travailler collectivement sans violences ni hiérarchies, organiser en commun le maraîchage et les ateliers solidaires, élaborer des projets éducatifs pour l’émancipation...
Parallèlement, les occupants ont dû résister au danger quotidien d’expulsion. Dans les jours suivants, les infrastructures et le ravitaillement de base ont été constamment améliorés, les parcelles cultivées agrandies, le café partagé avec les voisins. Les médias ont été contactés, la situation négociée avec les autorités universitaires, les ateliers de théâtre et de clown poursuivis, avec beaucoup de musique, de discussions et de joie de vivre.
Un groupe de soutien a été constitué, qui pouvait être contacté à tout moment en cas de conflits ou d’exactions, pour aider à leur résolution ou leur désamorçage. Des personnes d’autres quartiers de la ville ont encouragé, visité et participé activement à l’occupation de la terre. En l’espace de cinq jours, pas loin d’un millier de personnes ont signé la déclaration de soutien à cette action.
L’occupation a non seulement exalté la motivation, la joie et l’optimisme de tous, mais il était clair que ce lieu pouvait devenir un point de départ pour porter des sujets politiques brûlants sur la place publique. Par exemple, pour SoliLa, ville et souveraineté alimentaire ne doivent pas être en contradiction mais plutôt se répondre. Qu’y a-t-il derrière le concept de villes émancipatrices? Comment réduire les trajets en vue d’une réduction drastique et nécessaire des gaz à effets de serre tout en soutenant une «globalisation solidaire» humaine? En quoi consiste la contradiction entre ville et campagne, est-elle inévitable? Est-ce qu’on veut de l’immobilier toujours orienté vers le profit et la spéculation? Qu’est-ce qu’on choisit: les contraintes du capital ou des espaces libres et collectifs en autodétermination? Quelle signification donner à la démocratie dans le contexte de la propriété terrienne, de l’utilisation de la terre et du développement urbain? Qui a, et pourquoi, le pouvoir sur les terres fertiles et leur utilisation? Toutes ces questions et beaucoup d’autres, dans la dynamique de la terre occupée, font merveilleusement éclater les paradigmes.
Les réactions de l’université et de l’Office des propriétés publiques (Bundesimmobiliengesellschaft, BIK) nous montrent dans quelle mesure le néolibéralisme en Autriche s’est renforcé depuis une dizaine d’année. Car qu’est-ce qu’une Université qui fait démolir une structure collective élaborée parfois depuis des années, ainsi qu’une grande quantité de matériel sur place, du plus petit outil jusqu’aux machines, dans le seul but de faire exister un projet d’OGM absurde et dévoreurs d’impôts, ce qui s’est passé lors de l’expulsion inopinée de SoliLa et du projet participatif déjà existant de «Légumes Urbains» le 26 avril? C’est de même une question presque superflue que de se demander ce qu’on peut attendre d’un Office qui a pour seule mission de gérer des biens communs tout en étant, paradoxalement, rentable.
Après l’expulsion, des négociations ont été entreprises pour l’utilisation future du lieu entre la commune de Vienne, l’Office des propriétés publiques, l’Université et des délégués tournants de SoliLa. Il est possible que SoliLa puisse, pour une période de 3 à 5 ans, utiliser officiellement ce jardin de Cocagne (la situation en était à ce point le 13 mai). Il est clair que l’initiative a encore besoin d’un grand soutien bienveillant, motivé et actif, et qu’il reste encore beaucoup à réaliser pour faire du jardin de Cocagne, à Jedlersdorf, une presqu’île bien ancrée au milieu de la soupe instantanée néolibérale.

Pour plus d’informations (malheu-reusement presque exclusivement en allemand): www.17april.blogspot.eu ou www.social-innovation.org/?p=4036.