Vicenz Rizzi (1816-1856), champion du Vormärz (1) et précurseur des idées libérales, s'est engagé pour l'égalité des droits de tous les peuples qui composaient l'empire des Habsbourg. Son appel "ne pas opprimer la langue slovène, mais l'enseigner" voulait susciter la création d'une culture du vivre ensemble. Après Peter Handke en 2010, la coopérative Longo maï de Carinthie s'est vue décerner ce prix le 13 décembre dernier par l'union des associations culturelles slovènes de Carinthie.
Cela fait maintenant trois décennies qu'un groupe de jeunes femmes et hommes s'est frayé un chemin vers son utopie de vie, ici, près d'Eisenkappel, à Hof Stopar. Ils faisaient partie d'un mouvement plus large de contestation qui s'était écrié en 1968: "Soyons réalistes, demandons l'impossible". Leur rêve était celui d'une vie commune et libre, d'une vie où ils deviendraient autosuffisants par l'élevage des moutons et la culture d'une parcelle de terre. Ils ont commencé modestement, en rénovant une partie de maison abandonnée. Leurs visions étaient faites de liberté, de solidarité, de pacifisme, reposant sur l'idée d'une communauté d'autogestion. Ils ont revendiqué le retour à la terre. Ils faisaient partie d'un mouvement plus vaste de collectifs de jeunes, Longo maï, cette tentative pionnière de création d'une Europe unie, affranchie de frontières intérieures et de gouvernement étatique. Ces jeunes gens un peu étranges sont arrivés ici, non sans susciter un certain scepticisme chez les voisins. Pendant des décennies, le groupe, connu pour son enthousiasme, sa solidarité, sa liberté, avait beaucoup de choses à donner et à enseigner, non seulement aux voisins les plus proches, mais aussi aux pays des Balkans qui ont traversé une période très dure, émaillée de souffrances et de haine. (...)
Nous, les habitants des pays des Balkans, avons des raisons particulières de les remercier aujourd'hui. La coopérative Hof Stopar a son importance, non seulement pour des raisons de proximité géographique, mais aussi parce que ce fut notre première maison d'accueil en Europe. Pour nous, ce fut une grande école de solidarité, de générosité et de compréhension humaine. (...) Actifs dans des campagnes d'aide aux déserteurs, réfugiés et demandeurs d'asile, c'est sous leur toit que des jeunes gens de Croatie, de Bosnie, de Serbie, formaient de nouvelles amitiés au lieu de se haïr. Pour lutter contre la propagande de guerre, ils ont en 1992, au sein du Forum Civique Européen, participé à la création du réseau alternatif d'informations (AIM), constitué de journalistes venus de différentes républiques et régions de l'ex-Yougoslavie. 120 journalistes ont participé au projet AIM et plus de 12.000 articles ont été publiés. Les journalistes se réunissaient régulièrement à Hof Stopar. Je n'ai pas de mots pour décrire ce que la création d'un réseau d'informations indépendant représentait à l'époque pour les citoyens de l'ex-Yougoslavie qui avaient enfin accès aux événements de "l'autre côté de la barricade". En un mot, c'est grâce à la coopérative Longo maï que le blocage de l'information fut surmonté entre les pays des Balkans en guerre. Peut-on avoir de meilleure preuve que les petites communautés sont capables d'accomplir de grandes choses?
Ils ont appris le slovène, même s'il n'y avait pas de slovènes parmi eux. Ils ont inscrit leurs enfants dans l'enseignement bilingue et c'est pourquoi la petite école bilingue de la vallée proche a survécu.
Hof Stopar était et demeure un véritable laboratoire de langues, on y entend parler l'allemand, le français, le slovène, l'ukrainien, le russe, l'espagnol, certaines langues africaines dont je ne connais malheureusement pas le nom, et même cette langue morte qui est la mienne, le serbo-croate. Ils nous ont tendu la main de l'amitié. Ils ont refusé l'identité ethnique comme marqueur de relations humaines. Ils ont eux-mêmes quitté le ghetto national et ont montré à d'autres la sortie de ce même ghetto, ce qui pour nous, les citoyens des Balkans, continue à être l'unique voie vers une vie plus humaine. Je suis heureux que leur volonté de vivre ensemble avec leurs voisins (interculturellement) et non pas les uns à côté des autres (multiculturellement), soit aujourd'hui récompensée par la Fédération des organisations slovènes.
En dernier lieu, j'ai des raisons tout à fait personnelles de les remercier aujourd'hui. En effet, en période d'isolement total et d'embargo international à l'encontre de la Serbie, j'ai organisé pendant cinq années consécutives des conférences internationales sur des questions d'interculturalité. (...) Ce projet aurait été impossible sans l'aide inconditionnelle des amis de Longo maï, ainsi que des participants à ces colloques. (...)
Je félicite les personnes récompensées et celles qui ont décerné le prix Vincenz-Rizzi en leur adressant la salutation, Longo maï, que ça dure longtemps!
Bozidar Jaksic*
Belgrade
* Professeur d'université en sociologie, il est né en 1937 en Bosnie. Il a étudié la philosophie, l'histoire et la sociologie à Sarajevo. Après son arrestation au début des années 70 alors qu'il donnait un cours à la faculté de philosophie, son contrat avec l'université de Sarajevo fut rompu. Parce qu'il avait publié un article dans la revue critique de philosophie Praxis, et soutenu le mouvement étudiant en 1968, il fut dès lors considéré comme dissident. Il fut membre du groupe Praxis, critique envers le système, conseiller de l'école d'été Korcula, rédacteur en chef de Sociologija, journal de l'union des sociologues de Yougoslavie, et plus tard directeur de l'Institut de philosophie et de théorie sociale de l'université de Belgrade. Bozidar Jaksic a publié neuf livres, dont deux sur la vie des Roms de Serbie, et de nombreux articles. En 2012 paraîtra son nouveau livre sur l'histoire de la revue croate de philosophie Praxis.
- Période allant du Congrès de Vienne (1815) au Printemps des peuples avorté (1848-49), suivi par la révolution de mars 1848 dans les 38 Länder formant l’actuelle Allemagne.