AGRICULTURE / ANTIPATRIARCAT: Résistance au plat du jour, une perspective féministe

de Johanna Herrigel, WIDE (women in development europe), 10 mars 2020, publié à Archipel 290

Les perspectives féministes sont la plupart du temps absentes dans la critique du système alimentaire actuel ainsi que dans les débats sur les projets alternatifs qui visent un changement social et écologique dans l’agriculture. Tel ne fut pas le cas lors des Rencontres pour une agriculture solidaire, Résistance au plat du jour. Ce sont surtout les travailleur·euses migrant·es qui sont concerné·es par l’exploitation et les conditions de travail indignes. Cela a été explicitement thématisé lors de la réunion d’ouverture du vendredi soir. La condition spécifique des ouvrières agricoles a également été abordée. Telle que la perspective féministe intersectionnelle le met en avant, c’est un ensemble de facteurs socio-économiques de différences et d’inégalités d’origine, de genre, de revenus et d’âge qui mène à des conditions de vie et de travail précaire dans l’agriculture. Dans le cadre d’accords bilatéraux, par exemple entre l’Espagne et d’autres Etats, ce sont avant tout des femmes étrangères qui sont recrutées pour les travaux des champs, et plus particulièrement des jeunes femmes marocaines mariées et avec des enfants de moins de 14 ans, afin d’assurer un taux de retour au pays le plus élevé possible à la fin de la saison (Coordination européenne Via Campesina 2019). Comme l’a rapporté Laura Gongora Perez du syndicat SOC SAT Almeria, les conditions dans l’agriculture y sont extrêmement rudes, et tout particulièrement pour les femmes. Les syndicats ont dû se battre et porter plainte pour obtenir l’égalité des salaires (jusque-là, les salaires des femmes étaient plus bas que ceux des hommes pour le même travail). De plus, les femmes sont spécifiquement touchées par le manque d’infrastructures sanitaires, par exemple l’absence de toilettes proches, qui sont cruciales pendant les menstruations pour ne pas mettre encore plus en danger la santé de ces ouvrières agricoles. En outre, elles sont victimes de harcèlement et d’agressions à caractère sexuel. Papa Latyr Faye von Casa Sankara dans le sud de l’Italie rapporte comment le «caporalato», le système informel de répartition du travail intérimaire, assigne les hommes aux travaux des champs tandis que les femmes doivent se prostituer pour les ouvriers dans des bordels organisés par les «caporalato».

Une approche féministe

La perspective féministe a été approfondie essentiellement samedi lors du workshop «approche féministe pour dépasser la précarité des femmes dans l’agriculture suisse». Cet échange a montré que l’égalité entre les sexes ainsi que l’abolition des discriminations sont les conditions sine qua non pour voir advenir une réelle transformation socio-écologique de l’agriculture. Notre discussion complexe et variée peut être répartie en différents domaines dans lesquels il serait nécessaire d’opérer des changements, et où l’on peut déjà identifier concrètement les prochaines étapes à suivre. Bien sûr ces domaines sont intimement liés et forment un tout, ils doivent être pensés et abordés parallèlement.

Le travail

Le premier et le point central dans les débats féministes est le travail, qu’il soit payé, sous-payé ou impayé. Sur les exploitations agricoles, des biens agricoles sont produits dans le but de les vendre sur le marché et d’en tirer un profit. Ce qui au-delà de ça et d’un point de vue féministe est central, c’est que sur les exploitations agricoles une partie de la communauté de vie effectue un énorme travail du «care». Cela comprend autant un travail non rémunéré dans le foyer (tâches domestiques et soin de la famille, soins et accompagnement par et pour les personnes qui vivent et/ou travaillent sur la ferme) qu’un travail rémunéré de service à la personne en dehors de la maison dans les secteurs de la santé, du social et de l’éducation. Officiellement en Suisse, le travail de la femme dans l’agriculture est appréhendé et subdivisé ainsi: les membres de la famille qui travaillent sur l’exploitation (avec ou sans salaire), la gestion indépendante d’une branche de l’exploitation (avec salaire) et le travail en dehors de l’exploitation (avec salaire). Les données actuelles à ce sujet (recensement des exploitations agricoles, complément d’enquête 2013) montrent que «95 % des partenaires d’exploitants agricoles participent aux travaux agricoles, dont 56 % ne sont pas rémunérées, 15 % reçoivent un salaire et 16 % sont actives indépendantes sur l’exploitation. Pour les 8 % restantes, le mode de rémunération n’est pas connu». (Conseil fédéral 2016, p. 21). En 2013, le travail non rémunéré sur les fermes concerne environ 30.000 femmes et cela est problématique, car le travail non rémunéré ou sous rémunéré signifie que ces femmes ne bénéficient pas d’une couverture sociale, c’est-à-dire qu’elles ne bénéficient ni de l’assurance maladie et accident, ni des indemnités journalières, ni de l’assurance maternité, ni du chômage, ni de la retraite. Les femmes fournissent un gros travail non rémunéré sur les exploitations agricoles et les fermes, ce qui les met dans une situation précaire au regard des prestations sociales. On peut considérer qu’à travers ce travail non rémunéré les femmes subventionnent l’agriculture, car leur force de travail n’est pas prise en compte dans la valeur d’échange du produit, car non payée. L’Union Suisse des Paysannes et des Femmes Rurales mobilise depuis un moment déjà sur ce sujet, et demande des cotisations de sécurité sociale pour le travail effectué par les femmes sur les exploitations. Cela a porté ses fruits et fait l’objet actuellement d’une discussion au Parlement dans le cadre du PA22+ sur la future politique agricole à partir de 2022. La couverture sociale des conjointes travaillant sur une exploitation doit devenir une condition pour les paiements directs. Au moins, le travail des femmes se trouvera ainsi mesurable et visible.

Cheffes d’exploitation?

Tandis que les femmes fournissent un travail non rémunéré sur les exploitations, seulement 5 % d’entre elles en sont cheffes. Il y a respectivement 54.903 exploitants agricoles contre seulement 2734 femmes, cependant l’exploitation n’est l’activité principale que de deux tiers des hommes et d’un tiers des femmes environ. (Rossier & Reissig 2015, p. 1). Comme le montre cette étude sur les exploitantes agricoles en Suisse, les femmes s’occupent beaucoup plus des tâches ménagères et de la famille que leurs homologues masculins, cela représente la moitié de leur temps, pour un tiers de leur temps dans les activités purement agricoles, alors que les hommes eux passent les trois quarts de leur temps de travail sur l’exploitation. Même dans les rares cas où elles sont cheffes d’exploitation, c’est aux femmes que revient le travail du care et la distribution des rôles homme/femme reste fondamentalement inchangée. Pendant le work-shop, on a discuté longuement et de manière critique ces aspects du travail du care non payé dans les fermes, la distribution traditionnelle du rôle de l’homme et de la femme dans l’agriculture, ainsi que l’image hétéronormative de la famille et de la ferme. D’un côté, le travail impayé des femmes, aussi bien les tâches agricoles que le travail du care à la maison, doit être visibilisé, recensé et payé. Par exemple, le travail de soin apporté aux personnes adultes sur une ferme pourrait être officialisé à travers un contrat. Il existe d’ores et déjà des outils tels que l’application web Labourscope, qui permet aux exploitant·es de comptabiliser plus facilement le travail effectué sur la ferme ainsi que les tâches domestiques, afin de pouvoir faire un devis, et de prendre en compte le planning de l’année. Une personne présente au workshop a expliqué que ce calcul du travail domestique n’était pour l’instant enseigné qu’en Suisse alémanique, dans le reste du pays, cela n’est pas présent et il faudrait que cela devienne partie intégrante du programme de formation. De l’autre côté, cette visibilité donnée au travail du care grâce à un calcul des tâches comporte aussi des aspects contestables, car cela enferme ce travail dans une logique capitaliste où le calcul n’est basé que sur la «valeur» et le «travail» dont on pourra tirer une rentabilité.

Sexisme et rôles hétéronormatifs

Nous avons discuté par ailleurs de la manière dont le sexisme et les rôles hétéronormatifs mènent aux inégalités que l’on observe aujourd’hui dans la division du travail et la gestion d’une exploitation, surtout dans la formation où l’on distingue une formation pour paysannes et une formation d’agriculteurs/trices. La formation de paysanne, qui est suivie presque exclusivement par des femmes (un homme en 2019) et où l’on apprend à effectuer les tâches domestiques cimente une division du travail basée sur une vision conservatrice et patriarcale. Mais dans le même temps, cette formation rend visible le travail du care qui devient reconnu comme un travail qualifié, qui comme toute autre qualification requiert des connaissances spécifiques que l’on peut apprendre. Peut-être cette formation apporte-t-elle une pierre à l’édifice du changement de discours dans la société, même si de toute façon ces qualifications sont déjà de facto considérées comme appartenant intrinsèquement aux femmes. A l’inverse de l’école des paysannes, plus d’hommes effectuent la formation pour devenir gestionnaires d’une exploitation agricole. Le groupe en est venu à conclure, sur la base d’expériences vécues par les participant·es, que la forme ainsi que le contenu de cette formation de gestionnaire agricole sont problématiques et nécessitent des changements. Tout d’abord, la formation est trop courte (trois ans contre quatre ans dans les autres apprentissages) avec une rémunération particulièrement faible, il faut compter un salaire brut de 1500 CHF environ par mois en troisième année d’apprentissage, soit 500 CHF après avoir enlevé le gîte et le couvert. Le personnel éducatif transmet, banalise et renforce des valeurs patriarcales et hétéronormatives. Nous nous sommes mis·es d’accord pour dire qu’il serait nécessaire de sensibiliser le personnel éducatif, cela est valable pareillement pour l’école des paysannes, et de revoir le contenu du programme, également sur d’autres sujets que celui de la répartition des rôles homme/femme. De manière générale, plus d’interdisciplinarité serait souhaitable. Par exemple, différents modèles devraient être présentés: les coopératives agricoles et d’autres méthodes de culture, biologiques, à petite échelle, pluriannuelles, agroécologiques... et pas seulement un modèle traditionnel de ferme. Au regard du faible pourcentage de femmes, il est nécessaire d’adopter à leur égard une politique spécifique de promotion et d’encouragement. Pour un changement significatif des stéréotypes et de la division du travail dans l’agriculture, des alternatives concrètes doivent être développées et vécues. Nous avons notamment parlé des collectifs de femmes, qui interrogent les concepts hétéronormatifs de famille et de travail domestique ainsi que l’économie capitaliste et qui essaient de vivre des alternatives. Un échange critique avec et orienté vers des alternatives existantes, comme Longo maï ou Solawis, peut être d’un grand secours.

Mise en réseau

Il est clair dans la discussion que nous avons besoin d’une meilleure mise en réseau entre nous et de continuer à construire ce genre de collectifs. L’accès à la terre et à des fermes, aux paiements directs et à diverses autres ressources représente déjà un défi pour les projets alternatifs existants, et cela peut être difficile tout spécialement pour les femmes. Car partout dans le monde, les femmes ont un accès plus difficile à la terre, au capital, à l’éducation et sont sous-représentées dans les groupes d’intérêts et les instances décisionnelles. Cela doit être pris en compte et amélioré. La parité dans ces domaines représente un travail intensif d’amélioration des nombreuses zones de problèmes dans l’agriculture: penser et agir fonctionnent ensemble. Sur le fond, et les alternatives existantes en sont la preuve, une transformation est nécessaire vers une tout autre société et économie dans laquelle ni l’être humain ni la nature ne seraient exploités et rentabilisés, mais plutôt renforcés et reproduits de façon durable. Pour un tel changement de paradigme, nous avons besoin de visions et d’utopies. Comment voulons-nous vivre, travailler et nous reproduire? Pour développer cela ensemble, il y a besoin d’espaces d’échange tels que proposés lors de cette rencontre. Le travail d’activistes issues des mouvements féministes et de la grève pour le climat, actuellement en construction en Suisse, nous rend confiant·es pour l’avenir.

Sources

  • Conseil fédéral (2016). Les femmes dans l’agriculture. Rapport du Conseil fédéral du 16 septembre 2016 en réponse à la motion du 14 novembre 2012 de la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des Etats.
  • Rossier, Ruth et Linda Reissig (2015). Entre exploitation et famille: les cheffes d’exploitations agricoles en Suisse. Une enquête budget-temps. Agroscope Transfer No78.