QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Elèves modèles et apprentis sorciers

de Thomas Bauer*, 24 sept. 2011, publié à Archipel 196

Quelle est la part d’Occident dans l’islam moderne?

Dans le débat actuel sur l’islam, on parle souvent d’une identité qui serait incompatible avec les valeurs occidentales. Thomas Bauer montre ici que l’islam moderne, qu’il soit radical ou modéré, ne peut pas être considéré comme une continuation de l’islam traditionnel, qu’il doit plus aux valeurs imposées par la colonisation qu’à ses sources historiques. Dans la première partie de cet article, l’auteur développait cette thèse en évoquant l’exemple d’un politicien égyptien laïc vilipendé suite à son divorce. (Deuxième partie)

On peut énumérer indéfiniment des exemples de ce genre1. J’en citerai juste quelques-uns:

des intellectuels islamiques et en particulier des théoriciens islamistes, reprennent des idées d’auteurs occidentaux. Par la suite, les observateurs occidentaux analysent ces idées comme étant typiquement islamiques. Sayyid Qutb, le «père» de l’islamisme arabe en fournit un bon exemple. Il ne comprenait pas grand-chose à la théorie de l’islam. Ce sont plutôt deux auteurs européens qui ont forgé sa manière de voir le monde. Le premier était Leopold Weiss, auteur du best-seller «L’islam à la croisée des chemins», l’autre était un auteur catholique fondamentaliste, Alexis Carrel (1873 - 1944), prix Nobel de médecine en 1912 pour ses travaux de chirurgie vasculaire. Dans ses écrits, il mêle catholicisme fondamentaliste et biologisme2 en une idéologie qui veut recréer un monde selon «les lois de la vie». Aujourd’hui, en Occident, l’ouvrage principal de Carrel «L’homme, cet inconnu» (1935) est heureusement largement oublié. Mais là où ses idées continuent d’inspirer l’islamisme, on les prend toujours pour authentiquement locales.
La manière dont le monde islamique traite de l’homosexualité fournit un autre exemple3, particulièrement dramatique. Comme on le sait, le droit classique islamique interdit les rapports sexuels entre hommes. Mais de toute évidence, pendant plus de mille ans, les peines prévues n’ont pas été appliquées une seule fois et du IXème au XIXème siècles, les poètes arabes et même les juristes religieux ont écrit des centaines de milliers de poèmes d’amour érotique décrivant des relations hommes-hommes. Cette poésie constitue une partie importante de la diversité de la littérature arabe, perse et ottomane. Mais soudainement, dans les décennies post 1830, la poésie homo érotique disparaît complètement. Ce n’est pas dans l’islam qu’il faut en chercher la raison mais dans l’adoption des valeurs morales de l’Occident victorien. Aujourd’hui, les valeurs sexuelles victoriennes sont encore profondément enracinées dans une grande partie du monde islamique. C’est pour cette raison que nombre de musulmans ont un rapport ambivalent avec leur propre tradition littéraire qui est à leurs yeux entachée par une décadence morale et donc finalement responsable du déclin de l’islam. Ce qu’un Occidental considère aujourd’hui comme un signe de progrès et de modernité, c’est-à-dire une approche décrispée de l’érotisme homme-homme, était pendant plus de mille ans vu comme une caractéristique du monde islamique. Au cours du XIXème siècle, les musulmans ont commencé à intégrer des valeurs occidentales entraînant une condamnation draconienne des pratiques et des sentiments homosexuels. Ils ont commencé à croire que c’était en raison des mœurs apparemment trop «légères» de leurs ancêtres que le monde islamique ne parvenait pas à suivre le développement de la modernité occidentale. Aujourd’hui, le monde occidental réclame avec raison la reconnaissance des droits des homosexuels dans les pays islamiques, mais il se trompe quand il considère l’homophobie dans ces pays comme quelque chose de typiquement local. (…) D’ailleurs, dans la majorité des pays arabes, les pratiques homosexuelles ne sont toujours pas poursuivies. Là où des peines sont prévues, elles ne découlent en général pas de la sharia mais du droit britannique. Evidemment, elles ont aujourd’hui disparu de ce droit et, dans les pays islamiques, il y a bien longtemps qu’on a oublié leur origine. Là-bas et en Occident, on considère cette attitude comme typiquement islamique, c’est un cas frappant d’asynchronité.
Il en va de même aujourd’hui pour la pruderie si frappante dans de nombreux pays islamiques. Cette pruderie ne frappe pas uniquement des publications occidentales, elle s’étend tout autant aux textes classiques – de la poésie d’Abu Nuwas du VIIIème siècle au recueil des Mille et une Nuits. L’œuvre poétique de «l’architecte» al-Mi’mar est sur le point d’être publiée en Allemagne. Les écrits de ce poète populaire sont insolents, frivoles et explicites au niveau sexuel. La moquerie s’étend également aux questions religieuses. Au XIVème siècle, al-Mi’mar était vénéré non seulement par ses contemporains mais également par les érudits religieux. Aujourd’hui son recueil de poèmes aurait peu de chance d’être publié dans un pays arabe. Si des textes érotiques de toutes tendances étaient appréciés et respectés pendant plus de mille ans dans le monde islamique, la pruderie ne peut pas faire partie de l’essence de l’islam, même si aujourd’hui, autant en Occident que dans le monde islamique, nombreux sont ceux qui tentent de nous le faire croire. C’est encore une fois le reflet de sa propre image que l’Occident aperçoit dans l’islam sans vouloir ou sans pouvoir le reconnaître.
Là où cela se complique encore plus, c’est quand il ne s’agit plus uniquement de quelques valeurs, ou de quelques idées mais d’un ensemble de grilles de lecture et d’analyses qui sont empruntées à l’Occident. Ceci change le rapport à sa propre tradition. De tels changements de structures à l’intérieur des schémas cognitifs sont par nature difficiles à reconnaître et il faut donc avoir recours au principe philologique selon lequel les textes que les gens d’une culture ont laissé doivent être pris au sérieux et qu’il ne faut pas essayer de les analyser à partir d’un a priori eurocentrique.
On trouve alors un point commun structurel derrière les phénomènes décrits. L’élément qui caractérise le mieux la différence entre l’islam moderne et l’islam pré-moderne, est celui d’avoir repoussé progressivement l’ancienne «tolérance de l’ambiguïté» qui avait marqué l’islam d’une manière très particulière pendant longtemps. A l’époque, dans le monde musulman, on appréciait l’ambiguïté, tout en tentant de garder son application dans certaines limites, sans pour autant vouloir l’éliminer. Contrairement à cela, la modernité occidentale tente de l’éliminer le plus possible. La forme classique de «domptage de l’ambiguïté» dans le monde islamique a été remplacée, au cours de la modernité, par une tentative radicale «d’élimination de l’ambiguïté». Ce n’est que dans l’art et la littérature qu’on a conservé un domaine dans lequel elle peut s’amuser sans faire beaucoup de dégâts.
Voici quelques exemples concernant le texte du Coran: l’école classique, qui connaît différentes manières de lire le Coran, part de l’idée que ce texte a été révélé par Dieu en un grand nombre de lectures différentes. On peut donc dire que le Coran, avec tout son apparat de variantes, est un texte sacré. Afin que cette complexité ne dépasse pas un certain seuil pratique, on s’est mis d’accord, pour le culte et pour des questions juridiques, pour ne faire appel qu’à sept à dix de ces lectures différentes. Elles sont toutes, les unes comme les autres, considérées comme aussi bonnes et valables. Aujourd’hui, cette pluralité de lectures rencontre de l’opposition, autant chez les musulmans modérés que chez les fondamentalistes. Ce sont autant les musulmans réformateurs tels que le Pakistanais Shehzad Saleem que des fondamentalistes tels que al-Maududi qui nient l’existence même de différentes lectures du Coran. Sur Internet, des missionnaires protestants et des défenseurs de l’islam se jettent à la tête les différentes lectures et variantes du Coran et de la Bible pour décrier les textes sacrés de l’autre religion comme étant inexacts. De toute évidence, les variantes ne rentrent pas dans le schéma de religions modernes devenues idéologiquement consistantes.
Il en va de même quand il s’agit de l’interprétation du texte du Coran. Les savants classiques étaient fiers de rassembler le plus grand nombre possible d’interprétations d’un passage précis et chacune en soi pouvait être considérée comme juste, ou même plusieurs simultanément. Pour le savant classique Ibn alJazari (décédé en 1429), la possibilité de différentes interprétations du Coran était une particularité essentielle voulue par Dieu:
«Les savant ont toujours cherché et n’arrêteront jamais de trouver des indications (juridiques) et des arguments dans le Coran que personne jusque-là n’avait encore trouvés sans pour autant l’épuiser pour les générations à venir. Le Coran est comme une immense mer, dont on ne touche jamais le fond et où on n’est jamais arrêté par les rives. C’est pour cela qu’après la venue du prophète, cette communauté n’a plus besoin d’autres prophètes comme c’était le cas pour les peuples précédents.»
Auparavant, les peuples avaient toujours besoin d’une mise à jour du message divin parce que les conditions avaient changé. Selon Ibn alJazari il n’y a plus besoin d’une telle mise à jour parce que chaque génération peut trouver dans le Coran ce dont elle a besoin et ce que les générations précédentes ne pouvaient pas encore y voir. Pour Ibn alJazari c’est justement l’ambiguïté du Coran qui permet d’y trouver des interprétations contemporaines. Cela peut avoir l’air très moderne, mais c’est justement cette ouverture à l’interprétation qui fâche beaucoup de musulmans, tant modérés que fondamentalistes. Ils pensent toujours connaître, pour chaque passage du Coran, la seule interprétation valable pour l’éternité. Mais les commentateurs occidentaux de l’islam ne veulent pas non plus voir un texte ouvert à de différentes interprétations. La citation du journal «Die Zeit»4 prétend savoir exactement ce que veulent dire «en réalité» les passages du Coran. Les ambiguïtés du Coran, vantées et appréciées à l’époque classique, sont aujourd’hui au mieux considérées comme une tare, au pire complètement niées.

* Chercheur sur l’islam et le monde arabe à l’université d’Erlangen en Allemagne

  1. Voir Archipel No 195, Juillet-Août 2011
  2. Dans «L’homme cet inconnu» il écrit que «la sélection naturelle n’a pas joué son rôle depuis longtemps» et que «beaucoup d’individus inférieurs ont été conservés grâce aux efforts de l’hygiène et de la médecine». Il plaide pour un eugénisme incluant l’euthanasie de toute une série d’indésirables et le reconditionnement au fouet des délinquants.
  3. Voir Archipel No 190 et 191, fév. et mars 2011 «Homophobie musulmane, Occident éclairé».
  4. «Il se peut bien qu’autrefois, l’islam représentait une culture de tolérance, mais regarder le passé ne nous sert pas à grand-chose. Comment faut-il comprendre les remarques dans le Coran sur ceux qui ont une croyance différente et sur ceux qui veulent renier leur foi? La sharia est-elle compatible avec notre droit? Insister pour avoir enfin des réponses à ces questions relève de notre droit, je dirais même de notre devoir.»