QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Good bye Gorbatchev

de Jean-Marie Chauvier, 4 juin 2005, publié à Archipel 128

Vingt ans après 1985 et les débuts de la Perestroïka 1 , la Russie, les Russes, les habitants de l’ex-URSS, après un siècle d’expériences révolutionnaires et soviétiques, se cherchent des identités et leur place dans leur «transition» singulière vers un monde global.

Le nouvel ordre globalitaire la leur cherche aussi, l’Occident étant spécialement intéressé à identifier cet ex-Empire du Mal: hélas mal désoviétisé, il a pourtant vocation, depuis la fin de l’URSS en 1991, à devenir partenaire, nouveau marché, réserve de matières premières et d’énergie.

C’est en 1985 que cette recherche a commencé, avec l’arrivée au pouvoir de l’homme qui a défait le système dit du «socialisme réel» 2, Mikhaïl Gorbatchev 3. Ou plus précisément en février/mars 1986, lorsque ce nouveau et dernier secrétaire général du Parti Communiste de l’Union Soviétique aux rênes du pouvoir lança son action de glasnost 4, ou mise à jour et prise de parole populaire sur les «tabous», ponctuée le 26 avril par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Déballage torrentueux de vérités amères sur le présent, le passé stalinien, quoique, «tabous des tabous» Lénine et la Révolution de 1917 restaient encore, jusqu’en 1988, intouchables. L’URSS, promise à une quasi-éternité par ses thuriféraires autant que par la plupart de ses adversaires, n’en avait plus que pour quelques années à vivre. L’URSS, que les médias occidentaux pourtant presque unanimes présentaient encore, en 1984, 1985, 1986, comme hyper puissante, menaçante, totalitaire, figée dans les glaces éternelles du communisme. Pour qui savait observer cette «planète glaciaire» , il ne faisait aucun doute qu’elle était érodée par ses contradictions internes et tenue en échec par la seule hyper puissance qu’étaient déjà les Etats-Unis, que la société soviétique était en pleine mutation, confrontée à la crise du travail et de la ville en crue, aux tiraillements d’intérêts sociaux divergents, d’idées, d’esthétiques, de sensibilités centrifuges. Un lourd conformisme, en Occident, interdisait donc la reconnaissance de ces réalités d’une société en mouvement, que refusaient aussi de voir certains dissidents, convaincus d’incarner à eux seuls, dans leurs courageuses mais marginales oppositions, le seul «mouvement» concevable à leurs yeux. Vingt ans plus tard, selon le lapsus comique de Gorbatchev, «le processus est passé» (protsess pochol ), autrement dit le mouvement n’a plus pu être stoppé. Prévisible à nos yeux, ce mouvement de réformes était incertain, chargé de potentialités multiples: qui eût pu imaginer, à ses débuts en 1986, qu’il allait déboucher, en quelques années, sur le démantèlement du système et de l’Union, l’émergence d’une nouvelle classe possédante du sein même de la nomenklatura dirigeante autant que du «milieu» affairiste, et qu’ensemble ces forces peu visibles au début de la Perestroïka allaient opérer, sous la conduite de Boris Eltsine, communiste réputé contestataire «de gauche» , le choix d’un libéralisme musclé, générant un capitalisme essentiellement financier, passablement prédateur et mafieux?

La Russie sera la locomotive d’une transformation, plus avancée dans les pays baltes, retardée en Ukraine où elle paraît galvanisée par la Révolution orange de 2004, compliquée par des régimes claniques autoritaires dans les régions plus brutalement «tiers-mondisées» d’Asie centrale musulmane, le tout convoité et pénétré par la puissance américaine et euro-atlantique: qui aurait imaginé de tels bouleversements en 1985, lorsque émerge Gorbatchev?

Ce serait le propos d’une «Histoire de la Perestroïka » que de mettre en lumière ce processus: en quoi la société soviétique était-elle grosse d’un tel basculement, dans quelle mesure les réformes «socialistes démocratiques» de Gorbatchev l’ont-elles précipité, quelles furent les parts – dans l’issue parfois dite fatale – des facteurs endogènes et des pressions extérieures, des mouvements sociaux et nationaux internes à l’URSS et du Fonds Monétaire International, des pesanteurs matérielles et des inspirations idéologiques des réformateurs, de leurs décisions politiques en 1989-91?

Toutes ces questions concernent une période de courte durée, extrêmement dense en événements visibles et invisibles - de quoi nous informer sur ce qui peut, soudainement, former la substance d’un tournant historique. Les mêmes questions nous renvoient également en amont, jusqu’à la première guerre mondiale au moins, la crise du tsarisme et la révolution de 1917, aux sources des années vingt et de la formation, dans les années trente, du système stalinien, aux réformes et modernisations qui l’ont transformé dans les années 50-80 du vingtième siècle, jusqu’au démantèlement total des années 1989-91, à la fois rupture avec le système et métamorphose d’une partie de ses élites en classe possédante.

Que fut réellement l’Histoire du système soviétique? Pendant des décennies, on l’a surtout abordé à travers les filtres des idéologies. On était «pour», on était «contre», on le baptisait «socialisme» ou «capitalisme d’Etat» , «Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré» ou «totalitarisme» , mais au fond, qu’en savait-on vraiment? S’agissait-il de connaître l’URSS ou de lui conférer un statut dans les batailles d’idées? La gauche spécialement, sympathisante de la révolution russe, était-elle soucieuse d’en étudier l’héritage, ou plutôt de s’identifier, d’adhérer, de cultiver espoirs et illusions, ou au contraire de se démarquer, de «dénoncer» la «révolution trahie»? Les polémiques passionnées qu’inspirait l’expérience soviétique, tellement inédite et surprenante, étaient moins orientées vers la connaissance que soucieuses de nourrir un débat occidental: quel avenir pour le communisme? Lorsque «l’avenir» bascula dans le passé, avec la chute du Mur, la droite fut rassurée… et continua la guerre froide rétrospective (les crimes du communisme, l’Empire du Mal), la gauche fut partagée entre la poursuite des vieux débats (qui avait raison?) et l’amnésie: tournons la page, oublions ce passé «qui n’est pas le nôtre», passons à de nouvelles utopies. A moins qu’elle ne soit tentée, à la suite de nombreux intellectuels post-gauchistes par le reniement, la diabolisation du passé soviétique, la négation du rôle joué par l’URSS dans les progrès sociaux en Occident ou la victoire sur le nazisme. Un retournement impliquant, le plus souvent, le ralliement au libéralisme, aux valeurs démocratiques occidentales, éventuellement aux guerres de l’OTAN en Yougoslavie, des Anglo-Américains en Irak et, plus généralement, en faveur de la croisade des Etats-Unis «pour la démocratie» dans l’espace ex-soviétique.

Relectures de l’Histoire Les relectures de l’Histoire ont lieu dans un climat qui n’a pas cessé d’être passionnel, très idéologisé, chaque tendance allant puiser dans les archives nouvellement ouvertes ce qui sert à ses vieilles affirmations. Les relectures nous maintiennent dans le monde des idées, des représentations. Il est important de ne pas les oublier – le «rêve soviétique», les mythes et les contre-mythes – mais il faut mettre en rapport «pouvoir des mots» et «force du réel». Il faut quitter les «idées sur l’Histoire» et même l’»histoire des Idées» pour celle de la société, où le rôle des idées, des mythes doit être repensé dans leurs cadres sociaux.

En Russie, l’Histoire et la Mémoire, longtemps balisées, ligotées par le dogmatisme officiel, ont été prétendument retrouvées, un peu comme la Belle au bois dormant fut réveillée par un prince charmant. C’est du moins l’image qu’on s’en fait, généralement, dans les milieux démocrates libéraux à Moscou: le temps se serait arrêté en 1917, la Russie et l’URSS étant figées dans le mensonge communiste dont aurait finalement triomphé «la Vérité», réintégrant du même coup ce pays à la civilisation mondiale dont il s’était écarté. L’»Histoire et la Mémoire retrouvées» restituent aux rues et autres lieux publics leurs «noms historiques»…, de fait ceux de l’époque tsariste (c’est quand qu’elle finissait l’Histoire?) même lorsqu’il s’agit de stations de métro construites sous Staline dans les années trente. C’est ainsi que la station de l’avenue Marx est devenue celle de l’Allée des Chasseurs. La rage de la «décommunisation» toponymique n’a pas épargné le seul penseur anarchiste honoré, grâce à l’estime que lui vouait Lénine, Piotr Kropotkine 5. Elle devra s’arrêter en chemin, tant est considérable l’empreinte soviétique dans la toponymie, comme dans l’aménagement du territoire ou l’architecture.

Or la Belle, qui n’a pas vraiment dormi, ne se réveille pas dans un bois inchangé. Il ne suffit pas de rebaptiser les lieux pour leur restituer une hypothétique pureté originelle. Les tsars, l’Eglise, le Marché et ses «lois naturelles» ne sont plus ce qu’ils étaient à la veille de 1917, n’en déplaise au discours sur la «parenthèse» communiste, les Princes charmeurs sont des héros d’un type nouveau, oligarques financiers, patrons de grandes entreprises ex-soviétiques privatisées, nouveaux locataires du Kremlin.

En d’autres termes, le rapport des ex-Soviétiques à leur passé est au coeur des enjeux politiques et sociétaux, d’une redéfinition de leur identité, hier liée au communisme et à l’internationalisme socialiste, aujourd’hui vouée à la renaissance nationale et au mondialisme capitaliste. L’Histoire est nécessairement et comme toujours réécrite dans des buts de légitimation du pouvoir au présent. Dans ce contexte, les «dénonciations du communisme» ne sont pas innocentes: d’où parlent leurs instigateurs, dirigeants politiques et financiers, idéologues, journalistes, historiens, qui paie qui pour dire quoi? Ces questions ne sont pas indécentes, et même seraient élémentaires si l’on ne s’appliquait pas à les tabouiser au nom d’une soi-disant objectivité scientifique qui serait au-dessus de la mêlée.

Lorsque la majorité des livres d’histoire et manuels scolaires choisissent de répudier les approches socio-économiques «marxistes» caduques au profit d’une approche dite «civilisationnelle», ils font d’emblée un choix politique et non seulement scientifique: celui de considérer tantôt «la civilisation mondiale», tantôt la «civilisation russe», comme des concepts plus appropriés à l’intelligence de l’Histoire que ceux de formations sociales, de classes et de lutte de classes qui avaient été privilégiés, quoique désincarnés et détournés aux fins du Pouvoir par les idéologues officiels de l’URSS. Ce choix n’est pas à récuser d’emblée, mais tout préalable à une discussion féconde est d’admettre qu’un choix est fait, qu’il est en partie idéologique, et non seulement scientifique.

Autre chose est de savoir si, à l’intérieur ou en marge de ce choix, la connaissance du passé, et de la présence de ce passé, peut effectuer une réelle avancée. Il est indéniable que les possibilités de recherche, d’expression se sont immensément élargies en ex-URSS depuis l’ouverture des années glasnost , sous Gorbatchev. Est-ce à dire que ces possibilités sont exploitées au mieux de la connaissance? Ce n’est pas toujours évident.

«Notre passé est imprévisible» La vulgate 6 médiatique qui s’est substituée à l’ancienne propagande suggère plutôt le contraire: des débats qui promettaient d’être féconds à la fin des années 80 se sont transformés en réquisitoires compulsifs du passé soviétique. Ceux-ci relèvent davantage de la pensée magique, ou religieuse, que du travail scientifique. Au risque de choquer, on pourrait dire que même la censure avait du bon: elle obligeait les chercheurs honnêtes à affiner leurs argumentations, à ne pas avancer d’hypothèses qui ne soient sérieusement fondées. La nouvelle liberté, en même temps qu’elle balaie des interdits d’un autre âge, autorise toutes les témérités. Les «lois du Marché» exigent, de surcroît, d’aller au plus vite dans les «révélations» et de livrer au public assoiffé de sensations les livres qui se vendront le plus aisément. Les commanditaires, politiques, médias, mécènes privés ou fondations made in USA ont en outre tendance à appliquer le bon vieux précepte selon lequel «celui qui paie commande la musique» . Il est donc bien «naturel» que la production historique en nouvelle Russie aille, depuis 1991 surtout, dans le sens d’une dénonciation du passé soviétique, parfois très radicale, heurtant même la sensibilité d’une grande partie de la population dont la majorité – maintes enquêtes d’opinion l’ont mis en évidence – ne partage pas le point de vue dominant sur ce que fut l’URSS.

Faut-il être surpris, d’ailleurs, des nostalgies soviétiques qui s’expriment à une si vaste échelle, en réaction au dénigrement du passé mais peut-être surtout en fonction du sentiment de perte éprouvé par une population appauvrie et stigmatisée par les «gagnants» de l’ère nouvelle qui lui font reproche de rester trop «soviétique»? Peut-être ne s’agit-il pas que de nostalgie, mais d’une réévaluation du passé relativement autonome, fondée sur l’expérience personnelle vécue et des réflexions mûries, ce qui ne concerne, en gros, que les générations âgées.

Les «lieux d’où l’on parle» sont différents et très évolutifs: les médias et les centres idéologiques qui réécrivent l’Histoire dans les années 90 relèvent d’un monde intellectuel gagné aux idées libérales et à l’anticommunisme radical, lié aux nouveaux groupes financiers et aux fondations occidentales (américaines surtout, de Ford à Soros) qui favorisent la décommunisation. Le pouvoir en est proche, sous Boris Eltsine, alors qu’il s’en distancie après 1999, sous Vladimir Poutine. Les objectifs «identitaires» du pouvoir évoluent: le passé est en devenir. La vieille boutade de l’époque soviétique est toujours d’actualité: «On ne sait jamais ce qui peut arriver hier.»

Les nouveaux manuels scolaires tentent d’occuper une ligne «médiane», à mi-chemin entre les exigences de la décommunisation des esprits et le souci de ne pas «recommencer la guerre civile» . Cette attitude correspond à une évolution politique: l’ère démocrate, sous Boris Eltsine, de la prise de pouvoir en 1991 au krach financier de 1998, en passant par la «lutte armée» avec le parlement fin 1993 et l’extrême tension des présidentielles de 1996, est celle de la «thérapie de choc» et des confrontations réelles ou simulées avec «les communistes». Les années Poutine semblent gouvernées par le souci de restaurer un consensus national tout en confirmant les choix libéraux, de reconstruire une puissance russe tout en ménageant les Etats-Unis qui lui taillent des croupières.

Les enjeux sont évidemment considérables: propriété et pouvoir dans ce continent eurasien «ouvert» au changement, maîtrise des ressources, notamment pétrolières, de la Caspienne et de Sibérie. La Russie est encerclée par les récentes «révolutions» pro-occidentales.

Quant à la population, beaucoup dépend de sa situation matérielle et psychologique, de son âge, de son expérience réelle du passé soviétique (la nouvelle génération née dans les années 1980-2000, soit les moins de trente ans, n’en a pratiquement aucune, ceux qui ont vingt ans aujourd’hui sont nés…en 1985!), des héritages qui se perpétuent ou se refigurent dans les politiques et les comportements. Peut-être surtout: l’image du passé est d’autant plus auréolée de tendresse que celle du présent est évocatrice de dureté, et inversement. Il n’empêche que la plupart des Russes, des anciens Soviétiques, quels qu’ils soient, ont été confrontés à l’épreuve morale d’une formidable «perte de repères», c’est un truisme, mais il faut le rappeler. On a cité l’exemple de ce cosmonaute envoyé d’URSS dans l’espace et qui, revenu, n’a pas retrouvé son pays. Beaucoup n’ont pas encore quitté l’état d’apesanteur qui a résulté de l’effondrement des bases anciennes de la vie et de ses représentations, alors que les plus jeunes, en Ukraine, en Asie-Centrale, en Russie, vivent déjà sur une autre (d’autres) planète(s).

Vingt ans après 1985 et les débuts de la Perestroïka 1 , la Russie, les Russes, les habitants de l’ex-URSS, après un siècle d’expériences révolutionnaires et soviétiques, se cherchent des identités et leur place dans leur «transition» singulière vers un monde global.

Le nouvel ordre globalitaire la leur cherche aussi, l’Occident étant spécialement intéressé à identifier cet ex-Empire du Mal: hélas mal désoviétisé, il a pourtant vocation, depuis la fin de l’URSS en 1991, à devenir partenaire, nouveau marché, réserve de matières premières et d’énergie.

C’est en 1985 que cette recherche a commencé, avec l’arrivée au pouvoir de l’homme qui a défait le système dit du «socialisme réel» 2, Mikhaïl Gorbatchev 3. Ou plus précisément en février/mars 1986, lorsque ce nouveau et dernier secrétaire général du Parti Communiste de l’Union Soviétique aux rênes du pouvoir lança son action de glasnost 4, ou mise à jour et prise de parole populaire sur les «tabous», ponctuée le 26 avril par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Déballage torrentueux de vérités amères sur le présent, le passé stalinien, quoique, «tabous des tabous» Lénine et la Révolution de 1917 restaient encore, jusqu’en 1988, intouchables. L’URSS, promise à une quasi-éternité par ses thuriféraires autant que par la plupart de ses adversaires, n’en avait plus que pour quelques années à vivre. L’URSS, que les médias occidentaux pourtant presque unanimes présentaient encore, en 1984, 1985, 1986, comme hyper puissante, menaçante, totalitaire, figée dans les glaces éternelles du communisme. Pour qui savait observer cette «planète glaciaire» , il ne faisait aucun doute qu’elle était érodée par ses contradictions internes et tenue en échec par la seule hyper puissance qu’étaient déjà les Etats-Unis, que la société soviétique était en pleine mutation, confrontée à la crise du travail et de la ville en crue, aux tiraillements d’intérêts sociaux divergents, d’idées, d’esthétiques, de sensibilités centrifuges. Un lourd conformisme, en Occident, interdisait donc la reconnaissance de ces réalités d’une société en mouvement, que refusaient aussi de voir certains dissidents, convaincus d’incarner à eux seuls, dans leurs courageuses mais marginales oppositions, le seul «mouvement» concevable à leurs yeux. Vingt ans plus tard, selon le lapsus comique de Gorbatchev, «le processus est passé» (protsess pochol ), autrement dit le mouvement n’a plus pu être stoppé. Prévisible à nos yeux, ce mouvement de réformes était incertain, chargé de potentialités multiples: qui eût pu imaginer, à ses débuts en 1986, qu’il allait déboucher, en quelques années, sur le démantèlement du système et de l’Union, l’émergence d’une nouvelle classe possédante du sein même de la nomenklatura dirigeante autant que du «milieu» affairiste, et qu’ensemble ces forces peu visibles au début de la Perestroïka allaient opérer, sous la conduite de Boris Eltsine, communiste réputé contestataire «de gauche» , le choix d’un libéralisme musclé, générant un capitalisme essentiellement financier, passablement prédateur et mafieux?

La Russie sera la locomotive d’une transformation, plus avancée dans les pays baltes, retardée en Ukraine où elle paraît galvanisée par la Révolution orange de 2004, compliquée par des régimes claniques autoritaires dans les régions plus brutalement «tiers-mondisées» d’Asie centrale musulmane, le tout convoité et pénétré par la puissance américaine et euro-atlantique: qui aurait imaginé de tels bouleversements en 1985, lorsque émerge Gorbatchev?

Ce serait le propos d’une «Histoire de la Perestroïka » que de mettre en lumière ce processus: en quoi la société soviétique était-elle grosse d’un tel basculement, dans quelle mesure les réformes «socialistes démocratiques» de Gorbatchev l’ont-elles précipité, quelles furent les parts – dans l’issue parfois dite fatale – des facteurs endogènes et des pressions extérieures, des mouvements sociaux et nationaux internes à l’URSS et du Fonds Monétaire International, des pesanteurs matérielles et des inspirations idéologiques des réformateurs, de leurs décisions politiques en 1989-91?

Toutes ces questions concernent une période de courte durée, extrêmement dense en événements visibles et invisibles - de quoi nous informer sur ce qui peut, soudainement, former la substance d’un tournant historique. Les mêmes questions nous renvoient également en amont, jusqu’à la première guerre mondiale au moins, la crise du tsarisme et la révolution de 1917, aux sources des années vingt et de la formation, dans les années trente, du système stalinien, aux réformes et modernisations qui l’ont transformé dans les années 50-80 du vingtième siècle, jusqu’au démantèlement total des années 1989-91, à la fois rupture avec le système et métamorphose d’une partie de ses élites en classe possédante.

Que fut réellement l’Histoire du système soviétique? Pendant des décennies, on l’a surtout abordé à travers les filtres des idéologies. On était «pour», on était «contre», on le baptisait «socialisme» ou «capitalisme d’Etat» , «Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré» ou «totalitarisme» , mais au fond, qu’en savait-on vraiment? S’agissait-il de connaître l’URSS ou de lui conférer un statut dans les batailles d’idées? La gauche spécialement, sympathisante de la révolution russe, était-elle soucieuse d’en étudier l’héritage, ou plutôt de s’identifier, d’adhérer, de cultiver espoirs et illusions, ou au contraire de se démarquer, de «dénoncer» la «révolution trahie»? Les polémiques passionnées qu’inspirait l’expérience soviétique, tellement inédite et surprenante, étaient moins orientées vers la connaissance que soucieuses de nourrir un débat occidental: quel avenir pour le communisme? Lorsque «l’avenir» bascula dans le passé, avec la chute du Mur, la droite fut rassurée… et continua la guerre froide rétrospective (les crimes du communisme, l’Empire du Mal), la gauche fut partagée entre la poursuite des vieux débats (qui avait raison?) et l’amnésie: tournons la page, oublions ce passé «qui n’est pas le nôtre», passons à de nouvelles utopies. A moins qu’elle ne soit tentée, à la suite de nombreux intellectuels post-gauchistes par le reniement, la diabolisation du passé soviétique, la négation du rôle joué par l’URSS dans les progrès sociaux en Occident ou la victoire sur le nazisme. Un retournement impliquant, le plus souvent, le ralliement au libéralisme, aux valeurs démocratiques occidentales, éventuellement aux guerres de l’OTAN en Yougoslavie, des Anglo-Américains en Irak et, plus généralement, en faveur de la croisade des Etats-Unis «pour la démocratie» dans l’espace ex-soviétique.

Relectures de l’Histoire Les relectures de l’Histoire ont lieu dans un climat qui n’a pas cessé d’être passionnel, très idéologisé, chaque tendance allant puiser dans les archives nouvellement ouvertes ce qui sert à ses vieilles affirmations. Les relectures nous maintiennent dans le monde des idées, des représentations. Il est important de ne pas les oublier – le «rêve soviétique», les mythes et les contre-mythes – mais il faut mettre en rapport «pouvoir des mots» et «force du réel». Il faut quitter les «idées sur l’Histoire» et même l’»histoire des Idées» pour celle de la société, où le rôle des idées, des mythes doit être repensé dans leurs cadres sociaux.

En Russie, l’Histoire et la Mémoire, longtemps balisées, ligotées par le dogmatisme officiel, ont été prétendument retrouvées, un peu comme la Belle au bois dormant fut réveillée par un prince charmant. C’est du moins l’image qu’on s’en fait, généralement, dans les milieux démocrates libéraux à Moscou: le temps se serait arrêté en 1917, la Russie et l’URSS étant figées dans le mensonge communiste dont aurait finalement triomphé «la Vérité», réintégrant du même coup ce pays à la civilisation mondiale dont il s’était écarté. L’»Histoire et la Mémoire retrouvées» restituent aux rues et autres lieux publics leurs «noms historiques»…, de fait ceux de l’époque tsariste (c’est quand qu’elle finissait l’Histoire?) même lorsqu’il s’agit de stations de métro construites sous Staline dans les années trente. C’est ainsi que la station de l’avenue Marx est devenue celle de l’Allée des Chasseurs. La rage de la «décommunisation» toponymique n’a pas épargné le seul penseur anarchiste honoré, grâce à l’estime que lui vouait Lénine, Piotr Kropotkine 5. Elle devra s’arrêter en chemin, tant est considérable l’empreinte soviétique dans la toponymie, comme dans l’aménagement du territoire ou l’architecture.

Or la Belle, qui n’a pas vraiment dormi, ne se réveille pas dans un bois inchangé. Il ne suffit pas de rebaptiser les lieux pour leur restituer une hypothétique pureté originelle. Les tsars, l’Eglise, le Marché et ses «lois naturelles» ne sont plus ce qu’ils étaient à la veille de 1917, n’en déplaise au discours sur la «parenthèse» communiste, les Princes charmeurs sont des héros d’un type nouveau, oligarques financiers, patrons de grandes entreprises ex-soviétiques privatisées, nouveaux locataires du Kremlin.

En d’autres termes, le rapport des ex-Soviétiques à leur passé est au coeur des enjeux politiques et sociétaux, d’une redéfinition de leur identité, hier liée au communisme et à l’internationalisme socialiste, aujourd’hui vouée à la renaissance nationale et au mondialisme capitaliste. L’Histoire est nécessairement et comme toujours réécrite dans des buts de légitimation du pouvoir au présent. Dans ce contexte, les «dénonciations du communisme» ne sont pas innocentes: d’où parlent leurs instigateurs, dirigeants politiques et financiers, idéologues, journalistes, historiens, qui paie qui pour dire quoi? Ces questions ne sont pas indécentes, et même seraient élémentaires si l’on ne s’appliquait pas à les tabouiser au nom d’une soi-disant objectivité scientifique qui serait au-dessus de la mêlée.

Lorsque la majorité des livres d’histoire et manuels scolaires choisissent de répudier les approches socio-économiques «marxistes» caduques au profit d’une approche dite «civilisationnelle», ils font d’emblée un choix politique et non seulement scientifique: celui de considérer tantôt «la civilisation mondiale», tantôt la «civilisation russe», comme des concepts plus appropriés à l’intelligence de l’Histoire que ceux de formations sociales, de classes et de lutte de classes qui avaient été privilégiés, quoique désincarnés et détournés aux fins du Pouvoir par les idéologues officiels de l’URSS. Ce choix n’est pas à récuser d’emblée, mais tout préalable à une discussion féconde est d’admettre qu’un choix est fait, qu’il est en partie idéologique, et non seulement scientifique.

Autre chose est de savoir si, à l’intérieur ou en marge de ce choix, la connaissance du passé, et de la présence de ce passé, peut effectuer une réelle avancée. Il est indéniable que les possibilités de recherche, d’expression se sont immensément élargies en ex-URSS depuis l’ouverture des années glasnost , sous Gorbatchev. Est-ce à dire que ces possibilités sont exploitées au mieux de la connaissance? Ce n’est pas toujours évident.

«Notre passé est imprévisible» La vulgate 6 médiatique qui s’est substituée à l’ancienne propagande suggère plutôt le contraire: des débats qui promettaient d’être féconds à la fin des années 80 se sont transformés en réquisitoires compulsifs du passé soviétique. Ceux-ci relèvent davantage de la pensée magique, ou religieuse, que du travail scientifique. Au risque de choquer, on pourrait dire que même la censure avait du bon: elle obligeait les chercheurs honnêtes à affiner leurs argumentations, à ne pas avancer d’hypothèses qui ne soient sérieusement fondées. La nouvelle liberté, en même temps qu’elle balaie des interdits d’un autre âge, autorise toutes les témérités. Les «lois du Marché» exigent, de surcroît, d’aller au plus vite dans les «révélations» et de livrer au public assoiffé de sensations les livres qui se vendront le plus aisément. Les commanditaires, politiques, médias, mécènes privés ou fondations made in USA ont en outre tendance à appliquer le bon vieux précepte selon lequel «celui qui paie commande la musique» . Il est donc bien «naturel» que la production historique en nouvelle Russie aille, depuis 1991 surtout, dans le sens d’une dénonciation du passé soviétique, parfois très radicale, heurtant même la sensibilité d’une grande partie de la population dont la majorité – maintes enquêtes d’opinion l’ont mis en évidence – ne partage pas le point de vue dominant sur ce que fut l’URSS.

Faut-il être surpris, d’ailleurs, des nostalgies soviétiques qui s’expriment à une si vaste échelle, en réaction au dénigrement du passé mais peut-être surtout en fonction du sentiment de perte éprouvé par une population appauvrie et stigmatisée par les «gagnants» de l’ère nouvelle qui lui font reproche de rester trop «soviétique»? Peut-être ne s’agit-il pas que de nostalgie, mais d’une réévaluation du passé relativement autonome, fondée sur l’expérience personnelle vécue et des réflexions mûries, ce qui ne concerne, en gros, que les générations âgées.

Les «lieux d’où l’on parle» sont différents et très évolutifs: les médias et les centres idéologiques qui réécrivent l’Histoire dans les années 90 relèvent d’un monde intellectuel gagné aux idées libérales et à l’anticommunisme radical, lié aux nouveaux groupes financiers et aux fondations occidentales (américaines surtout, de Ford à Soros) qui favorisent la décommunisation. Le pouvoir en est proche, sous Boris Eltsine, alors qu’il s’en distancie après 1999, sous Vladimir Poutine. Les objectifs «identitaires» du pouvoir évoluent: le passé est en devenir. La vieille boutade de l’époque soviétique est toujours d’actualité: «On ne sait jamais ce qui peut arriver hier.»

Les nouveaux manuels scolaires tentent d’occuper une ligne «médiane», à mi-chemin entre les exigences de la décommunisation des esprits et le souci de ne pas «recommencer la guerre civile» . Cette attitude correspond à une évolution politique: l’ère démocrate, sous Boris Eltsine, de la prise de pouvoir en 1991 au krach financier de 1998, en passant par la «lutte armée» avec le parlement fin 1993 et l’extrême tension des présidentielles de 1996, est celle de la «thérapie de choc» et des confrontations réelles ou simulées avec «les communistes». Les années Poutine semblent gouvernées par le souci de restaurer un consensus national tout en confirmant les choix libéraux, de reconstruire une puissance russe tout en ménageant les Etats-Unis qui lui taillent des croupières.

Les enjeux sont évidemment considérables: propriété et pouvoir dans ce continent eurasien «ouvert» au changement, maîtrise des ressources, notamment pétrolières, de la Caspienne et de Sibérie. La Russie est encerclée par les récentes «révolutions» pro-occidentales.

Quant à la population, beaucoup dépend de sa situation matérielle et psychologique, de son âge, de son expérience réelle du passé soviétique (la nouvelle génération née dans les années 1980-2000, soit les moins de trente ans, n’en a pratiquement aucune, ceux qui ont vingt ans aujourd’hui sont nés…en 1985!), des héritages qui se perpétuent ou se refigurent dans les politiques et les comportements. Peut-être surtout: l’image du passé est d’autant plus auréolée de tendresse que celle du présent est évocatrice de dureté, et inversement. Il n’empêche que la plupart des Russes, des anciens Soviétiques, quels qu’ils soient, ont été confrontés à l’épreuve morale d’une formidable «perte de repères», c’est un truisme, mais il faut le rappeler. On a cité l’exemple de ce cosmonaute envoyé d’URSS dans l’espace et qui, revenu, n’a pas retrouvé son pays. Beaucoup n’ont pas encore quitté l’état d’apesanteur qui a résulté de l’effondrement des bases anciennes de la vie et de ses représentations, alors que les plus jeunes, en Ukraine, en Asie-Centrale, en Russie, vivent déjà sur une autre (d’autres) planète(s).

Jean-Marie Chauvier

  1. Théoricien anarchiste, qui tenta en vain de convaincre Lénine. Quand Kropotkine mourut en 1921, le pouvoir voulut lui offrir des funérailles nationales. La famille refusa et suggéra plutôt que les hommes de Lénine libèrent les anarchistes qu’ils avaient emprisonnés. Ce que fit Lénine… juste le temps pour eux d’organiser la cérémonie et sur promesse de réintégrer ensuite leur prison. Et ils le firent! Par ailleurs, si la station de métro, située dans un quartier touristique, a été débaptisée, la rue qui portait son nom dans un quartier populaire s’appelle toujours Kropotkine…

  2. Traduction latine de la Bible, ici synonyme de «parole d’évangile»

  3. Désigne les réformes de l’ère Gorbatchev (1985-1991) et parfois celles qui ont suivi 1991; littéralement «reconstruction» – M. Gorbatchev précise – «de toute la vie économique, sociale et culturelle» . De facto , ce sera une déconstruction (ou Katastroïka , selon les mauvaises langues)

2 «Socialisme réel» ou «réellement existant» , une terminologie inventée en URSS, sous Brejnev, pour distinguer la réalité des socialismes rêvés, a été largement reprise par les chercheurs occidentaux comme simple convention, sans prétention à définir le contenu du système soviétique

  1. Le Monde Diplomatique publie, dans sa livraison de juin 2005, un article de Jean-Marie Chauvier sur les raisons qui ont rendu inévitables la crise et le tournant des années Gorbatchev

  2. De glas (voix, en vieux slave) et glasit (rendre public), traduit par «transparence». De facto une mise au jour des réalités dissimulées et une prise de parole populaire qui furent d’abord limitées, puis de moins en moins contrôlées, enfin réorganisées en «liberté d’expression» dans le nouveau cadre du Marché et des pouvoirs médiatiques

  3. Théoricien anarchiste, qui tenta en vain de convaincre Lénine. Quand Kropotkine mourut en 1921, le pouvoir voulut lui offrir des funérailles nationales. La famille refusa et suggéra plutôt que les hommes de Lénine libèrent les anarchistes qu’ils avaient emprisonnés. Ce que fit Lénine… juste le temps pour eux d’organiser la cérémonie et sur promesse de réintégrer ensuite leur prison. Et ils le firent! Par ailleurs, si la station de métro, située dans un quartier touristique, a été débaptisée, la rue qui portait son nom dans un quartier populaire s’appelle toujours Kropotkine…

  4. Traduction latine de la Bible, ici synonyme de «parole d’évangile»

  5. Désigne les réformes de l’ère Gorbatchev (1985-1991) et parfois celles qui ont suivi 1991; littéralement «reconstruction» – M. Gorbatchev précise – «de toute la vie économique, sociale et culturelle» . De facto , ce sera une déconstruction (ou Katastroïka , selon les mauvaises langues)

2 «Socialisme réel» ou «réellement existant» , une terminologie inventée en URSS, sous Brejnev, pour distinguer la réalité des socialismes rêvés, a été largement reprise par les chercheurs occidentaux comme simple convention, sans prétention à définir le contenu du système soviétique

  1. Le Monde Diplomatique publie, dans sa livraison de juin 2005, un article de Jean-Marie Chauvier sur les raisons qui ont rendu inévitables la crise et le tournant des années Gorbatchev

  2. De glas (voix, en vieux slave) et glasit (rendre public), traduit par «transparence». De facto une mise au jour des réalités dissimulées et une prise de parole populaire qui furent d’abord limitées, puis de moins en moins contrôlées, enfin réorganisées en «liberté d’expression» dans le nouveau cadre du Marché et des pouvoirs médiatiques