Questions d'hier et de demain: Les Luddites, une tentative de réappropriation

de Bertrand Louart, Rédacteur de "Notes et Morceaux choisis", 1 oct. 2003, publié à Archipel 108

Les Luddites étaient des travailleurs et travailleuses anglais-e-s qui menèrent un mouvement insurrectionnel et détruisirent la machinerie industrielle. Ils se donnaient pour nom collectif celui de Général Ludd ou Roi Ludd. Le mouvement, apparu vers la fin de 1811 à Nottingham, s'étendit en Angleterre de comté en comté jusqu'en 1816.

Dans le monde anglosaxon, il est aujourd'hui courant que quelqu'un qui s'oppose au progrès technologique soit péjorativement taxé de luddite, mais nombreux sont ceux qui depuis les années 1980 et 1990 ont arboré le drapeau du luddisme: occupations rurales en Espagne, actions contre les cultures transgéniques en France, Belgique ou Royaume-Uni, mouvements paysans de résistance au Brésil ou en Inde, tous font eux aussi montre d'une rébellion contre le progrès techno-scientifique (1).

Le mouvement insurrectionnel des Luddites s'attaque aux machines et aux usines nouvellement introduites par des entrepreneurs capitalistes. Mais les tisserands, les fileurs et tondeurs de draps et leurs ouvriers qui composent l'essentiel de ce mouvement ne sont pas pour autant technophobes. Par ces actions, ils cherchent à protéger leurs communautés, leur liberté et leur autonomie contre les capitalistes.

A cette époque il n'existe pas de "protection sociale" au sens moderne qui désigne en fait une prise en charge par l'Etat. La seule protection sociale qui existe est celle que ces ouvriers et artisans se sont donnée eux-mêmes à travers leur organisation sociale communautaire, centrée autour d'une économie domestique, la culture familiale d'un lopin de terre et la production de drap à l'aide de machines à tisser ou à carder. Il y a là un ensemble de relations sociales fondées sur le droit coutumier, la réciprocité et l'entraide à l'intérieur du village et dans la corporation. Cet ensemble de conditions économiques et surtout d'institutions et de coutumes sociales leur assurait une certaine indépendance par rapport aux marchands à qui ils vendaient leur production.

On peut donc dire que la révolte des Luddites contre les machines et l'usine était conservatrice, mais elle n'était pas pour autant réactionnaire, car ils s'opposaient en connaissance de cause à ce qui était en réalité une régression humaine et sociale.

Car ce que les entrepreneurs capitalistes voulaient imposer, ce n'est rien d'autre que le salariat, c'est-à-dire des rapports sociaux fondés uniquement sur l'argent et l'échange marchand. Etre salarié, cela signifiait pour ces artisans non seulement être aux ordres d'un patron, être serviteur d'une machine et être à la merci des caprices du marché qui peuvent, d'un jour à l'autre, vous priver de travail et de revenu et vous jeter à la rue – mais c'est entrer aussi dans un état de dénuement, de dépendance et de dépossession général tel que l'on se voit obligé de se vendre pour devoir tout acheter (2). Les entrepreneurs capitalistes qui introduisaient les machines et l'usine n'avaient donc rien d'autre à proposer que l'esclavage, la "guerre de tous contre tous" et la misère: "Le fossé qui séparait un "serviteur", un ouvrier salarié soumis aux ordres et à la discipline du maître, d'un artisan, qui avait le loisir 'd'aller et venir' comme bon lui semblait, était assez profond pour que les gens soient prêts à verser le sang plutôt que d'être contraints à passer d'un bord à l'autre. Et, dans le système de valeurs de la communauté, ceux qui résistaient à la dégradation étaient dans leur droit. […] Ce qui était en jeu, c'était tout un mode de vie pour la communauté, et nous devons donc comprendre que l'opposition des tondeurs à certaines machines allait bien au-delà de la défense de son niveau de vie par un groupe particulier de travailleurs qualifiés. Ces machines étaient le symbole vivant de l'empiétement progressif du système industriel." (3)

Les machines, c'est-à-dire les applications des progrès scientifiques et techniques de cette époque, ont été utilisées comme une arme de guerre contre les populations, leurs communautés et leurs moyens de subsistance autonome. Et cela conjointement avec l'appui du pouvoir politique, de l'Etat, qui priva ces travailleurs de tous leurs droits constitutionnels: non seulement les droits coutumiers et la législation du travail (pourtant tous deux très paternalistes) furent abolis, mais des lois contre les associations (c'est-à-dire contre toute forme d'activité syndicale) furent également votées par le Parlement. Par ces différentes dispositions autant techniques que juridiques, les classes dominantes visaient à réduire les artisans et les travailleurs indépendants à l'état de simples instruments, de main-d'œuvre exploitable à volonté, de rouages dociles pour leurs machines. Les machines ne rapportent des profits qu'à un seul au lieu de faire vivre dignement une communauté et leur production est généralement de bien moindre qualité, mais elles produisent plus, plus rapidement et à moindre coût. A côté des dispositions légales, c'est également grâce à ce dumping que les capitalistes réussirent à imposer le mode de production industriel, le salariat et l'usine.

Il est à noter que ce dumping alors dirigé contre les structures sociales des peuples occidentaux, est toujours employé aujourd'hui pour détruire les économies locales des pays dits "en voie de développement", moins sur les produits manufacturés que sur les denrées alimentaires. Les agricultures des pays industriels, hyper-productives autant qu'ultra-subventionnées, déversent leurs excédents dans les pays du tiers-monde à des prix défiant toute concurrence, et particulièrement celle de la production locale. Ainsi, c'est non seulement la petite paysannerie qui ne peut plus vivre de ses productions (avec pour conséquence des disettes et des famines qui viennent justifier de nouvelles importations à bas prix), mais c'est aussi l'ensemble de la vie sociale, l'indépendance des communautés et par là leurs rapports entre elles qui sont bouleversés (d'où exode rural, misère urbaine, conflits ethniques, etc. qui viennent tous justifier le "développement", c'est-à-dire le pillage des ressources de ces pays).

Je ne veux pas pour autant présenter les communautés traditionnelles, dont étaient issus également les Luddites, comme une forme sociale idyllique et parfaite. Mais face au projet politique et social du capitalisme, elles avaient au moins le mérite d'être réellement des organisations sociales à échelle humaine, où chacun pouvait trouver ou créer un équilibre dans ses rapports avec les autres. L'économie et la technique y étaient mises au service des hommes, et non le contraire. Le prix des denrées et la rémunération du travail, par exemple, y étaient régis par un ensemble de coutumes et parfois de lois qui effectuaient une redistribution de la richesse produite collectivement, assurant à chaque membre de la communauté de quoi vivre. Les améliorations techniques étaient étroitement contenues dans certaines limites qui permettaient leur intégration progressive dans les métiers sans bouleverser brutalement les rapports sociaux: il était inacceptable pour les Luddites qu'une machine jette brutalement sur le pavé des travailleurs qualifiés, car le but du travail et de la production n'était pas le salaire ou le profit (au sens où l'entendent les capitalistes) mais bien d'assurer aux personnes les moyens d'une existence digne et indépendante.

On le voit, deux conceptions de la vie humaine et sociale, deux projets politiques se sont affrontés autour de ces machines. Dans l'optique qui est celle des Luddites, l'emploi d'un progrès technique est subordonné à la maîtrise individuelle et collective de l'ensemble du processus ayant trait à sa mise en œuvre à l'intérieur de l'organisation sociale. Ce n'est pas la communauté et les individus qui doivent s'adapter à la machine, mais bien la machine qui doit s'intégrer à l'organisation sociale… Car les machines étaient alors suffisamment simples pour que les Luddites aient également imaginé se les approprier, en acquérir la maîtrise technique, et à partir de là réformer leurs communautés dans le sens d'un plus grand progrès social et humain, d'une plus grande liberté et autonomie pour les personnes. C'est pourquoi il ne détruisirent pas aveuglément toutes les machines, mais seulement celles des employeurs qui bâclaient le travail, payant trop peu leurs ouvriers.

Les Luddites n'attendaient donc pas le progrès de l'Histoire, de l'accroissement des forces productives, des mécanismes du marché ou de l'Etat, mais bien de leur capacité à maîtriser les conditions de leur existence à travers leurs métiers et leurs communautés et surtout de leur propre activité politique, de leur lutte contre le système capitaliste et industriel qui cherchait au contraire à les déposséder de tout pouvoir sur leur existence.

L'insurrection Luddite fut finalement réprimée férocement par la bourgeoisie et la noblesse anglaises, toutes deux alliées par une sainte trouille de voir l'exemple de la Révolution Française franchir la Manche. Elles allèrent jusqu'à instaurer la peine de mort pour"bris de machine" , ce qui signifie que le fonctionnement des machines avait bien plus d'importance à leurs yeux que la vie humaine. L'économie politique capitaliste, dès ses débuts, est donc bien "le reniement achevé de l'homme" (Marx) et tout le processus d'industrialisation au XIXème siècle ne l'illustrera que trop clairement (4).

On voit au passage que ce fameux "marché libre et autorégulateur" – inventé et théorisé par Adam Smith dans son ouvrage "La richesse des nations" , publié en 1776 – que les libéraux prétendent si "naturel" a été en réalité imposé par l'Etat, baïonnette au canon, à des populations qui dans l'ensemble n'en voulaient pas.

L'industrialisation prendra son essor au cours du XIXème siècle en engendrant une désorganisation sociale et un désastre humain sans précédent dans l'histoire, particulièrement en Angleterre: liquidation de l'agriculture, destruction des communautés paysannes et artisanales, paupérisme, exploitation des femmes et des enfants dans les mines et les filatures, colonialisme, etc. Le progrès technique, qui a alors entrainé une indéniable augmentation des rendements et de la production, a été payé par une non moins indéniable régression de la condition des classes populaires.

Bertrand Louart, Rédacteur de "Notes et Morceaux choisis"

  1. Cette introduction est extraite de l’auto-interview de "Los Amigos de Ludd" , bulletin d’information anti-industriel rédigé et publié en Espagne. Traduction en français, et autres articles sur ce thème, sur le site de "Notes et Morceaux choisis", http://netmc.9online.fr

  2. L’opposition populaire à l’introduction du système capitaliste et industriel au XIXème et XXème siècles est généralement ignorée par l’histoire officielle, alors que c’est une constante qui se manifeste à chaque tentative d’implantation d’usine, quel que soit le pays. Voir par exemple "L’anti-machinisme en Espagne" publié dans "Los Amigos de Ludd" no 3, juin 2002 – article en français disponible sur demande à Notes & Morceaux Choi-sis, 52 rue Damrémont, 75018 Paris

  3. E.P. Thompson, "La formation de la classe ouvrière anglaise" , 1969

  4. Voir par exemple l'enquête menée dans les régions minières de l'Angleterre par Georges Orwell, "Le quai de Wigan" , 1937. Le chapitre XII de ce livre est une discussion sur les conséquences du développement complet de l'"industrialisme" et du "machinisme" – on parlerait aujourd'hui d'automatisation – qui est toujours d'actualité: "Seule notre époque, l'époque de la mécanisation triomphante, nous permet d' éprouver réellement la pente naturelle de la machine, qui consiste à rendre impossible toute vie humaine authentique."