QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Les malentendus d'Octobre

9 mai 2010, publié à Archipel 159

Jean-Marie Chauvier clôt aujourd’hui son tour d’horizon des différents sujets qui ont suscité des polémiques à propos de la Révolution d’Octobre, en commençant par la question «Pouvoir des soviets» ou dictature d’un parti?

En Octobre, dans l’esprit de la majorité populaire (y compris bolchevique) qui soutient la révolution, c’est bien du «pouvoir des Soviets» qu’il s’agit. Et pendant longtemps, c’est ce pouvoir des assemblées, cette démocratie directe ou représentative de la «dictature des ouvriers et des paysans» que des millions de gens s’efforceront de faire vivre. Mais pour Lénine et Trotski, les soviets ne sont que des auxiliaires du parti. Dans un premier temps, il faut y conquérir l’hégémonie. Le comportement des bolcheviks n’est pas foncièrement différent de celui des autres partis: chacun s’efforce de dominer les soviets. La logique «partidaire» l’emporte toujours sur la logique du «pouvoir populaire». Comme dans la démocratie parlementaire, il y a «substitution» des partis aux populations qu’ils sont censés représenter. Ce «substitutisme», très caractéristique de l’intelligentsia russe, des élites qui veulent «éduquer» le peuple, le sortir de la misère et de l’ignorance, est au coeur du léninisme. Les circonstances de la guerre civile vont d’ailleurs charger le parti communiste russe d’organiser une armée, un Etat, de reconstruire une économie, et même de «recoller quelques morceaux» de l’Empire éclaté. Ce dont lui sauront gré des nationalistes hostiles au communisme mais reconnaissant «le mérite des bolcheviks d’avoir sauvé la Russie de l’effondrement total» .1

Au lendemain d’Octobre, on est encore loin de cette édification d’un «parti-Etat». Le pouvoir des soviets n’est pas une fiction. Leur bolchevisation est encore à venir. Elle se fera à la faveur de la guerre civile et internationale où chacun se voit obligé de choisir son camp, au détriment de tout pluralisme. L’hostilité du monde extérieur et le cordon sanitaire organisé autour de l’URSS vont évidemment favoriser la paranoïa de la «citadelle assiégée».

Très rapidement, d’ailleurs, le «bolchevisme» servira à désigner un pouvoir et une idéologie bureaucratiques, et plus tard une dictature personnelle terroriste qu’il est plus juste de qualifier de «stalinienne». La mort de Lénine en 1924, le succès des positions de Staline en faveur d’une URSS centralisée et, après 1927, d’une collectivisation forcée, de même que les couches sociales sur lesquelles il s’appuie nous éloignent peu à peu du bolchevisme originel et a fortiori de Lénine, qui avait ses idées propres (contraires à celles de Staline et différentes de celles de Trotski) sur la coopération volontaire à la campagne, le caractère fédéral de l’Union, la condamnation répétée, quelques mois avant sa paralysie en 1923, du bureaucratisme, du «chauvinisme grand-russien » ou de la «morgue communiste» .

Une révolution «prématurée»? La critique d’Octobre la plus fondamentale émane des marxistes classiques: la Russie sous-développée n’étant pas «mûre» pour le socialisme. Octobre fut «prématuré», et Lénine commit une erreur fondamentale de perspective, tant sur les potentialités de la société russe que sur les chances d’une révolution mondiale.

L’erreur de perspective est indéniable, pour autant que Lénine ait espéré cette révolution – ce qui fut le cas – et qu’il ait cru au socialisme en Russie – ce qui ne fut pas le cas en Octobre, mais bien un peu plus tard, en promulguant le «communisme de guerre» , une politique militaire d’urgence que les «gauchistes» du parti interpréteront comme «le passage immédiat au communisme» , avec abolition de l’argent et du marché.

Cette erreur, Lénine devait la reconnaître implicitement en 1921, au moment de lancer la NEP, la nouvelle politique économique, ce deuxième régime soviétique qui ne misait plus sur le socialisme à court terme, ni sur la révolution mondiale manifestement «postposée», et restaurait les libertés marchandes en même temps qu’un capitalisme sous surveillance. En cela, les bolcheviks réalisaient les revendications des paysans rebelles et de la révolte de Kronstadt, sauf sur un point: la dictature du parti unique, qui allait au contraire se renforcer jusqu’au sein même du parti, où furent supprimés les fractions et le droit de tendance.

Mais la question, finalement, est de savoir de quel «Octobre» et de quelle «révolution» l’on parle: celle qu’ont imaginée, très contradictoirement, les communistes, les anarchistes, les paysans communautaires… ou celle qui s’accomplit réellement, dans la contradiction et l’interaction de multiples facteurs matériels, sociaux, internes et internationaux? Comment pouvait-on rêver de communisme, de société fraternelle, de partage équitable dans un pays exsangue, affamé, épuisé et détruit par les guerres, où la réaction de chacun est avant tout de survivre et de s’emparer du moindre bout de pain? Il est sans doute difficile de séparer la révolution «idéale» de l’autre. L’une se dit, se chante, se joue sur les tréteaux, s’élabore dans l’art ou dans les théories utopistes, l’autre se fait dans la boue et le sang. L’une et l’autre sont «réelles», mais l’une est idéelle, l’autre matérielle.

Quant aux projets les plus libertaires, ils seront radicalement et violemment déçus lors de la répression de l’insurrection de Kronstadt en 1921. C’est là que, pour de bon, se séparent le rêve anarchiste (les soviets sans la dictature du parti) et la révolution telle qu’elle se développe réellement sous la conduite des bolcheviks. Les anarchistes diront désormais: la «contre-révolution». Mais la réalité est qu’une AUTRE révolution que celle rêvée a bien lieu – «révolution» au sens de changement radical du système social avec tout ce que cela comporte: dictature bolchevique et capitalisme d’Etat (selon les termes de Lénine en 1921), mais aussi ébauches de collectivisme, alphabétisation, émancipation féminine, création artistique, luttes sociales et culturelles des années vingt, avant le tournant stalinien de 1927 qui va structurer un régime très différent de celui qui s’est jusque-là esquissé. On peut bien sûr estimer qu’Octobre, Lénine et Trotski ont semé «les germes» du stalinisme – mais c’est un autre débat, qui déborde notre propos.

Avec des si... La révolution qui se produit effectivement en Russie tout au long de l’année 1917 et au-delà – avec ou sans la permission et le «coup de pouce» décisif de Lénine – est le fruit de la société en crise, d’une guerre mondiale de destruction massive et d’une irruption des masses sur la scène politique. Du vide politique aussi, formé après l’été par la débâcle du gouvernement provisoire. Ce fruit était-il trop mûr ou trop vert? Si Lénine s’était abstenu de le «cueillir», est-on sûr que les fruits du désespoir social et de la révolte n’auraient pas continué à mûrir, que les mouvements populaires se seraient arrêtés? Et si Lénine, au lieu de tenter l’aventure, avait conseillé au peuple révolutionnaire de rentrer chez lui – celui-ci aurait-il obéi, baissé les bras, bravement attendu le retour des seigneurs, des grands patrons, des Kornilov? Sans doute était-il souhaitable que l’épreuve ne débouche pas sur une dictature et une guerre civile. Mais la bourgeoisie était-elle disposée aux concessions indispensables? Les généraux, les hobereaux, la droite libérale et les alliés occidentaux n’étaient-ils pas déterminés à faire marcher l’Histoire à reculons? Et si la contre-révolution avait précédé «l’Octobre rouge», avec les réactions qu’on peut imaginer dans les usines, les casernes, les communes rurales – n’aurait-on pu reprocher à Lénine et aux bolcheviks leur imprévoyance, leur pacifisme irresponsable, leur faillite historique? Un succès de la contre-révolution aurait-il permis d’éviter la guerre civile... ou l’aurait-il accélérée d’une autre façon? Et puis, la terreur rouge a-t-elle suscité la blanche ou l’inverse? On peut allonger la série de questions, porter de multiples jugements politiques et moraux, très confortables en ces débuts de XXIème siècle. Au moins faut-il se souvenir que les acteurs de la révolution russe n’étaient pas des dames d’œuvre des beaux quartiers, ni des militants d’Amnesty International… et qu’ils n’avaient pas derrière eux les expériences du «socialisme réel» . Pas même ces avancées fulgurantes de la «modernité» que furent Auschwitz et Hiroshima…

Dictature du «prolétariat» L’Octobre rouge ne fut certes pas complètement un mythe ou une utopie: «la terre aux paysans» et l’abolition de leurs dettes, c’était réel, «les fabriques aux ouvriers» c’était l’expérience en cours, «la paix aux peuples» , on allait l’essayer, «le pouvoir des soviets» s’installait. Et puis, en principe tout au moins, les femmes allaient pouvoir choisir leurs maris, les enfants et les adultes s’asseoir sur les bancs de l’école. Une vie nouvelle commençait. Rien moins que confortable, mais nouvelle. Et pour les enfants de serfs et d’ouvriers qui allaient bientôt voir s’ouvrir à eux les «rabfak», les facultés ouvrières, les discriminations positives dans l’accès aux études, les responsabilités à tous les niveaux c’était une formidable promotion sociale. Cette montée de la «plèbe» est peut-être ce qui reste de plus épouvantable dans la mémoire collective de l’intelligentsia, des élites bourgeoises.

Un fruit d’Octobre plus amer pour les masses révolutionnaires, et qui n’était pas visible au premier coup d’oeil, ni même très réel, c’était le pouvoir d’un seul parti, la dictature, que dénonçaient tant les sociaux-démocrates modérés que les anarchistes et les soulèvements paysans des années 1918-20.

La «dictature du prolétariat» , donc, bientôt exercée en son nom par «l’avant-garde» bolchevique elle-même supplantée après la guerre civile par une caste dirigeante, en l’occurrence une jeune bureaucratie de souche populaire, rejointe par d’anciens fonctionnaires tsaristes, allait bientôt recruter dans le prolétariat et la paysannerie le personnel du nouvel «Etat prolétarien» , bâti dans les années vingt et lui-même capté, colonisé et supplanté par la caste stalinienne et sa super police «au-dessus du Parti» .

L’Etat reconstruit, au-delà d’une guerre civile ravageuse, allait s’occuper bien moins du communisme que de relever le pays de ses ruines, de le moderniser selon les modèles du «monde civilisé» euro-américain tout en recourant à des méthodes «asiatiques» effroyables – tel l’esclavagisme du Goulag – de construire une puissance militaire et de la préparer à une guerre inévitable avec le monde extérieur.2 Mais qui pouvait imaginer ce proche avenir au lendemain d’Octobre 1917, voire au début des années vingt, alors que tant de possibilités s’ouvraient à l’émancipation sociale, à l’éducation et à la culture, aux mouvements de libération sociale et nationale à travers le monde?

Le stalinisme, la guerre et le génocide nazi, le socialisme «réel» et le dénouement du XXème siècle n’étaient pas à l’ordre du jour des vainqueurs, ni des vaincus ou des dissidents d’Octobre.

Selon l’adage bien connu, les hommes faisaient l’Histoire, mais ne savaient pas l’Histoire qu’ils faisaient.

  1. Dès 1919-20, des milieux blancs et plus tard le courant «eurasien» de l’émigration se rallieront, pour cette raison, au régime soviétique. Actuellement, des nationalistes russes tiennent le même discours, et les nationaux-communistes du P.C. de Guennadi Ziouganov vont dans le même sens: la révolution a eu des aspects gauchistes destructeurs, mais elle a permis de sauver et de reconstruire la Russie.

  2. Qui prendra la forme de l’invasion nazie de juin 1941