QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Mali, depuis la région de Kayes

de Siete Nubes, 30 nov. 2017, publié à Archipel 264

U ka kéné? Bon, ça fait un bon moment que j’ai changé de pays, alors que j’étais encore rivé sur l’histoire du Sénégal1. Première partie .

Toujours compliqué d’écrire en voyage ou sur la route, rarement le temps ou les conditions appropriées pour le faire. Surtout ici, surtout avec la chaleur, surtout immergé dans le quotidien, dans les amitiés, dans d’autres langues… Difficile d’écrire, et en même temps, bien des fois, je sens bien que si je ne note rien, les réflexions vont disparaître, prises dans l’accoutumance (et c’est déjà le cas…). Et puis, ces notes, c’est aussi l’envie de partager un certain regard rétrospectif sur les relations historiques entre la France et l’Afrique de l’Ouest. L’histoire dont on parle si peu, malgré les quotidiens mêlés désormais, au fil des générations... Une histoire coloniale, ultra méconnue de nos jours en «métropole», alors même que le retour impérialiste de la France se fait chaque jour plus sensible.
Souvenir d’un de ces soirs à Dakar, passé à prendre le thé et à palabrer autour de la télé, dans la petite cour de la famille qui m’hébergeait à Guediawaye. Les présentateurs de la chaîne nationale sénégalaise s’y réjouissaient de l’arrivée en grande pompe du seigneur de guerre Jean- Yves Le Drian, ministre français des Affaires Etrangères, venu signer des accords sur la future exploitation par la France des gisements de gaz et de pétrole découverts au large du Sénégal. Aucune illusion évidemment parmi la famille qui m’accueillait, devant ce nouveau pillage des ressources de leur pays par le gouvernement français… Juste la colère, et l’impuissance. La même qu’ici, au Mali, où tout le monde sait bien que derrière les écrans de fumée et tout le show médiatique autour de la guerre au terrorisme, les investisseurs n’ont jamais été aussi nombreux à se bousculer au portillon pour venir exploiter les mines d’or ou d’uranium du pays, dont le nombre de concessions octroyées explose depuis le début des années 2000. Je ne vais pas développer ici, Camille de Vitry en parle de manière bien plus documentée que je ne pourrais le faire dans L’or nègre (éditions Tahin Party) et dans son documentaire Le prix de l’or, pourtant déjà bien daté. Mais il y aurait tellement à en dire...
En route pour le Mali
Bref, donc pour en revenir à mes tribulations, j’ai enfin quitté Dakar pour le Mali, au terme d’un trajet de nuit «mémorable» dans un bus rempli de gens et de marchandises en partance vers toute l’Afrique de l’Ouest, avec le confort de retrouver dans la ville de Kayes, limitrophe avec le Sénégal, un ami proche et une langue, le bambara, dans laquelle j’arrive un petit peu à comprendre le minimum vital. La région de Kayes, à part ses mines, est aussi connue pour être la principale zone d’origine de la migration malienne en France. Pas mal de proches viennent de villages de la région, ou bien leur famille. «Kirané-sur-Seine», destination de ce voyage… Mais pour l’instant, ici, à Kayes, c’est encore l’interrogation sur la colonisation française qui guide mon regard sur cette ville, son énorme gare désaffectée et ses anciennes bâtisses coloniales.
Je savais déjà, avant de venir, que Kayes avait été l’ancienne capitale administrative et militaire du «Soudan français». Mais sans réaliser à quel point elle devait son existence à la colonisation française. C’est en farfouillant dans la petite bibliothèque de Kayes que j’ai appris, en parcourant la thèse d’un géographe malien2, que Kayes (la ville, pas le petit village qui lui préexistait) avait en fait été fondée suite aux recommandations militaires faites par Gallieni.
Oui, le monsieur du fameux rond-point de l’est de Paris… Gallieni, station terminus de la ligne 3 du métro parisien, centre commercial et énorme échangeur autoroutier; là où, depuis quelques semaines, se dresse un campement de fortune improvisé par la centaine d’expulsés du collectif des Baras, la plupart maliens, qui depuis plusieurs années galèrent de squats en squats, d’expulsions en expulsions, depuis leur arrivée en France, peu de temps après l’opération militaire Barkhane au Mali et le carnage lybien3. Bon et bien il y a 100 ans, avec Faidherbe, Gallieni était le plus célèbre général de l’infanterie de marine, nom originel donné aux troupes de l’armée coloniale.
Faidherbe, Gallieni… Ces noms, qui baptisent un nombre incalculable de places et de rues de banlieue, dont on a si vite oublié qu’ils commémorent les militaires ayant dirigé la colonisation française de l’Afrique de l’Ouest. En en reparlant, un ami me rappelle une discussion vieille de dix ans, à la Dou, un squat de l’ancien collectif des sans-papiers de Montreuil en région parisienne. A l’époque, je découvrais à peine toute cette histoire coloniale, et ça faisait rire les potes que ça puisse m’étonner, que dans nos villes de gauche et de gauchistes, on puisse encore avoir à côté de chez nous une rue Faidherbe et un métro Gallieni. Comme si les temps avaient changé, quand chaque jour nous prouve un peu plus le contraire... La réalité crue de la colonisation, si évidente lorsqu’on est né au Sénégal ou au Mali, et si invisible pour tous les «bons Français», capables même d’affirmer que c’est l’Afrique qui les «envahit».
C’est un peu pour rattraper cette ignorance que, dix ans après, j’essaie d’écrire ces lignes. Parce que, même dans les milieux politiques qui se proclament radicaux et qui remplissent leurs bibliothèques de centaines de livres politiques, l’ignorance de cette histoire coloniale n’a, j’ai l’impression, jamais été aussi forte qu’aujourd’hui. On pourrait dire, bien sûr, que c’est du passé... et pourtant. Chez les officiers militaires français déployés aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, tout comme pour toute une partie des élites de la France, Faidherbe et Gallieni restent des maîtres à penser, voire des idoles. De véritables ancêtres mêmes pour les RIMA (Régiment d’Infanterie de MArine), les RPIMA et toutes les autres unités d’infanterie de marine de l’Armée française, dont le slogan reste encore aujourd’hui «Au nom de Dieu, vive la coloniale»4.
Retour en arrière
Bref… Pour comprendre la colonisation et l’impérialisme français, toujours à l’œuvre aujourd’hui en Afrique de l’Ouest, un retour en arrière s’impose… Un retour au XIXe siècle, lorsque la traite négrière française laisse la place à de nouveaux intérêts commerciaux et économiques, tout aussi détestables. A quelques kilomètres de la ville de Kayes et à 50 mètres d’un ancien marché aux esclaves, une forteresse militaire construite par les Français en 1855 en apporte un raccourci saisissant: Médine.
Sur un petit escarpement rocheux dominant le fleuve Sénégal, à quelques kilomètres de l’actuelle ville de Kayes, un ancien fort militaire construit au milieu du XIXe siècle rappelle l’ancienneté de l’intrusion coloniale française en Afrique de l’Ouest. Situé à près d’un millier de kilomètres de l’embouchure du fleuve où, pour venir s’approvisionner en esclaves, les Français avaient fondé deux siècles auparavant la ville de Saint-Louis-du-Sénégal, Médine n’est aujourd’hui qu’un tout petit village. Mais selon l’historien malien Sekene Mody Cissoko, au milieu du XIXe siècle, près de 10.000 personnes vivaient sur place, et la ville constituait alors l’une des principales foires esclavagistes et commerciales d’Afrique de l’Ouest5.
L’histoire de toute cette région, appelée le Khasso6, est riche et complexe, et je n’en saisis qu’à peine quelques fragments. Il faudrait évoquer le Wagadou, Soundjata Keita, l’empire du Mali, l’empire songhaï, les Peuls du Fouta, le royaume bambara du Kaarta… Toute une longue histoire, totalement écartée des livres scolaires occidentaux, et qui fut pourtant marquée par des empires dont la renommée et les titres de gloire étaient alors établis jusqu’à la Mecque. Vu que je n’ai pas la place ni le savoir suffisant pour en faire état, je mentionnerai juste ici qu’au XIXe siècle, au moment de la pénétration coloniale, le Khasso se trouvait divisé en cinq petits royaumes, et que l’un d’entre eux, le Dembaya, avait alors commencé à prédominer sur les autres suite à une alliance établie avec les marchands français. Son roi, Hawa Demba, avait marié l’une de ses filles à un négociant de la Compagnie du Galam, et chaque année, au moment des crues, les Français et leurs supplétifs avaient ainsi pris l’habitude de remonter le fleuve Sénégal jusqu’à sa capitale, Médine. C’est là qu’ils troquaient leurs marchandises (armes, métaux, chevaux et étoffes) contre des esclaves et autres «captifs de guerre», à l’instar du commerce que pratiquaient les Français avec les autres royaumes situés plus en aval.
Dernière région accessible par bateau avant les cascades de Gouïna qui empêchaient de remonter plus loin le fleuve Sénégal, le Khasso présentait pour les Français un intérêt commercial et stratégique énorme, car près des bateaux de marchandises, venaient y commercer des peuples des environs et de contrées situées bien au-delà, au cœur de l’Afrique de l’Ouest, régions auxquelles les Européens n’avaient alors pas encore accès. C’est ce qui explique l’enjeu que va représenter Médine pour les militaires français dans leur conquête progressive de l’Afrique de l’Ouest. Au-delà du trafic d’esclaves, d’autres «ressources» des régions du Sahel attiraient en effet chaque fois davantage la convoitise des Européens.
De la traite négrière au commerce de la gomme arabique
Pour comprendre pourquoi s’est opérée la colonisation française en Afrique de l’Ouest, c’est sur ces «nouvelles ressources» commerciales qu’il est nécessaire de se pencher, et notamment sur l’une d’entre elles, méconnue aujourd’hui, la gomme arabique.
Ces boules de sève, formées par l’entaille d’une variété d’acacia endémique dans tout le Sahel, servaient depuis des temps immémoriaux de liant naturel et d’émulsifiant alimentaire avant l’invention de substances synthétiques. Mais les nombreuses vertus de la gomme arabique, notamment pour raffiner le sucre, en avaient également fait une marchandise recherchée par les planteurs de canne esclavagistes des Amériques… Avec la révolution industrielle, la gomme arabique est employée pour de plus en plus de produits (encres, aquarelles, sirops, confiserie…) et la demande explose, ce qui en faisait alors un article de commerce tout aussi rentable, voire plus, que la traite des esclaves. Rien qu’à Médine, au milieu du XIXe siècle, plus de 500 tonnes en étaient échangées et acheminées chaque année vers la côte par les négociants français.
Mais le long du fleuve Sénégal, son commerce était alors contrôlé par les émirats maures du Trarza et du Brakna, situés au nord du fleuve, sur le territoire de l’actuelle Mauritanie. Ceux-ci constituaient des puissances guerrières suffisamment redoutables pour pouvoir traiter d’égal à égal avec les Français, avec qui ils partageaient jusqu’alors la même implication dans la traite négrière et la même pratique de razzias dévastatrices contre les villages et les peuples noirs. Mais, suite à la fragilisation du système négrier français, la gestion du commerce en Afrique de l’Ouest fut brutalement remise en question.
En effet, à la fin du XVIIIe siècle, profitant des remous de la Révolution française, les esclaves s’étaient soulevés en masse dans toutes les Antilles et plus particulièrement à Saint-Domingue, «joyau» esclavagiste de l’empire colonial français, où plus de la moitié du sucre mondial était alors produite. Malgré les tentatives désespérées entreprises par Napoléon pour rétablir l’esclavage, les dizaines de milliers de soldats envoyés sur place avaient échoué à reprendre le contrôle de l’île, et face à cet échec, la plupart des planteurs français avaient dû s’exiler, notamment sur l’île espagnole de Cuba, à la Nouvelle-Orléans et dans les colonies américaines voisines, où l’économie esclavagiste (tabac, sucre, coton) était alors en pleine expansion.
Un véritable rapprochement commercial et diplomatique se dessinait alors entre l’empire napoléonien et les colonies anglo-saxonnes des Amériques, qui venaient à peine de s’émanciper de la tutelle britannique. Celui-ci se basait sur l’importation du tabac et du coton, produits de l’économie esclavagiste, et sur la lutte commune contre la couronne britannique, qui cherchait à reconquérir les colonies américaines ayant déclaré leur indépendance. Mais pour saper les bases économiques de cette alliance, les Anglais décidèrent en 1808 de faire interdire la traite négrière, activité commerciale qui était devenue de plus en plus critiquée dans les milieux protestants. Cette décision, qu’on attribue inlassablement dans les livres d’histoire aux lobbies anti-esclavagistes et à la «grandeur d’âme» anglo-saxonne, était en fait bien plus le résultat d’un calcul stratégique de l’Angleterre dans la guerre menée contre l’empire napoléonien, visant à en bloquer l’afflux de force de travail dans les Amériques et à justifier le patrouillage de l’Océan atlantique par les navires militaires de la Royal Navy.
(à suivre…)

  1. Voir «Bien le bonjour du Sénégal», Archipel No 263, octobre 2017.
  2. Kayes et le Haut Sénégal – les étapes de la croissance urbaine, Rokiatou N’Diaye Keita, Editions populaires, Bamako, 1972.
  3. Voir le reportage de Télébocal:
    telebocal.org/actu/les-baras/ ou mieux, aller les voir et les soutenir...
  4. «Hasard» de l’actualité: Lecointre, nouveau chef des armées françaises, vient lui aussi du 3e RIMA et a, entre autres missions, coordonné la restructuration de l’armée malienne au nom de la France et de l’Union européenne… Parmi les autres légendes des RIMA, on compte Bigeard, Salan, Galula...
  5. Le Khasso face à l’empire toucouleur et à la France dans le Haut-Sénégal, 1854-1889, Sekene Mody Cissoko, L’Harmattan, mars 2004.
  6. Le Khasso serait le nom du boubou en laine que portaient les Peuls établis dans la région au XVIe siècle, qui après une grande révolte contre les élites malinkés de l’époque, établirent le royaume du Khasso qui a donné depuis naissance à des traditions et à une langue particulière, le khassonké.