QUESTIONSD 'HIER ET DE DEMAIN: Vous avez dit autonomie Une ébauche de composition?

de M. Chameau (Etudiant, Paris), 21 janv. 2006, publié à Archipel 132

Les acceptions qu’Illich et Castoriadis donnent de l’autonomie sont bien différentes. Schématiquement, pour le premier, la question de l’origine des institutions sociales est fondamentale, tandis que pour le second, l’autonomie d’une institution est lié au processus décisionnel qui lui a donné naissance. Dans le numéro précédent, nous avons évoqué des problématiques que cela suscite, notamment d’un point de vue éthique. Il s’agit, cette fois, de voir ce qui peut aussi rassembler ces deux types d’autonomie.

Ce sont, me semble-t-il, des questions fondamentales aujourd’hui pour pouvoir nous orienter, juger des alliances possibles, élaborer des tactiques, réfléchir sur nos propres pratiques. J’ai bien du mal, en ce qui me concerne, à trancher, à choisir une conception plutôt que l’autre, en espérant trouver, pourquoi pas, dans la pratique, la fine ligne dans laquelle peuvent se composer ces deux types d’autonomie, «locale» et «politique». Castoriadis et Illich peuvent aussi nous aider à entrevoir théoriquement à quoi cela pourrait ressembler. Il faut pour cela aller plus avant dans leur pensée.

Des projets de mondes différents?

Tels que je les ai jusqu’à maintenant présentés, ces deux types d’autonomie représentent aussi des projets de mondes différents. Avec Illich, on est en droit d’imaginer un monde foisonnant de pratiques et de croyances locales, un patchwork de petits savoirs dans un monde sans centre ou sans authentique polarisation. Avec Castoriadis on est jusqu’à présent convié à concevoir un monde en perpétuel bouleversement dans lequel joue à plus ou moins grande échelle la matrice de la forme-assemblée, productrice d’une autonomie politique (si tant est qu’elle offre à toutes et tous, de manière équitable, la parole). Et, si nos pratiques politiques s’orientaient suivant l’un ou l’autre de ces projets de mondes (succinctement décrits), il faudrait peut-être soit aider, autant qu’il est possible, les communautés qui résistent à des projets qui pourraient les faire éclater; soit contribuer à la construction, partout où c’est possible, d’assemblées qui permettraient véritablement à celles et ceux qui le souhaitent d’instituer leur propre société de manière explicite. Mais à partir de là, ne risquons-nous pas de nous retrouver face à de nouveaux problèmes? Quelles communautés locales soutenir, jusqu’où peut aller notre «tolérance» de leurs particularismes hétéronomes (au sens de Castoriadis)? A l’inverse, jusqu’où peut-on aller dans la volonté assembléiste, sans tomber dans un simple citoyennisme qui ferait de la participation le nec plus ultra de l’autonomie, lors même que nous sentons bien qu’à assembler des gens au hasard, on tombe dans des errances qui ne font souvent qu’accentuer l’isolement?

Certaines et certains jugeront sûrement, avec raison, que ce dilemme se résoudra dans la pratique. Nous préférerons souvent accorder soutien et temps à une communauté qui a aussi des pratiques qui vont dans le sens d’une démocratie radicale. De même, je pense que nous sentons bien grâce à l’expérience qu’une communauté de vie et de pratiques est un pendant nécessaire à l’instauration d’une forme-assemblée qui soit véritablement susceptible d’interroger les représentations, les pratiques, les techniques, etc. Enfin, et surtout, le plus souvent il n’est pas question d’interventionnisme: nous chercherons avant tout à protéger, à conserver nos propres pratiques, nos propres savoirs, celles et ceux que nous nous sommes donné-e-s réflexivement. Nous pourrions donc en rester là, en affirmant que nos sensibilités et notre lucidité nous permettent et nous permettront de nous guider à l’intérieur de ce dilemme théorique.

L’autonomie comme contenu et comme fin d’un projet

révolutionnaire

J’aimerais pourtant continuer un peu pour voir vers quels autres types de luttes les conceptions de l’autonomie d’Illich et de Castoriadis peuvent nous emmener. Car il me semble qu’elles vont finalement au-delà de la question de l’autonomie des communautés et des modalités de cette auto-construction, qu’elles indiquent aussi des luttes qui sont à mener vers l’extérieur afin de rendre l’autonomie possible et surtout tangible. Castoriadis surtout, mais aussi Illich à sa façon, n’oublient jamais que l’autonomie n’est pas possible sous la forme d’enclaves (autonomie opposée à l’autarcie), qu’il y a bien des choses à abattre pour qu’elle advienne à une large échelle. Il n’est pas question de leur côté de produire de simples «alternatives» mais bien d’avancer vers un mouvement révolutionnaire dont la pratique et la fin doit être l’autonomie.

Tous deux ont en horreur la gestion bureaucratique qui a su s’imposer avec la modernité: c’est aussi elle qu’il s’agira de détruire. Leurs écrits participent, pour l’un comme pour l’autre, d’un travail de sape de cette forme sociale. Ils dénoncent les dépossessions que cette forme nouvelle du pouvoir engendre, l’aliénation renouvelée qui l’accompagne, sous la houlette des divers experts – d’Etat ou non – qui pensent la politique comme une technique, la population comme un cheptel, la nature comme un simple espace à exploiter. Ils critiqueront également la production en masse d’individu-e-s délié-e-s des autres et dépossédé-e-s des moyens de leur propre survie, le développement autonomisé de la technoscience, la naissance progressive d’un monde et surtout la visée d’un monde dans lequel plus rien n’arriverait. Ce travail critique a, selon eux, un caractère plus que jamais nécessaire aujourd’hui, ne serait-ce que pour secouer les fausses évidences: il est presque évident qu’à les suivre, il faut le continuer; aiguiser donc et diffuser nos critiques. Par ailleurs, ceci valant avant tout pour Illich, il semble stratégique de décloisonner les imaginaires, de montrer que d’autres types d’éducation, de médecine, de technologie ont existé, existent déjà ou pourraient être inventés, qu’en somme ce type de mondes et ses institutions ne sont en rien inévitables et correspondent à des choix. Il y a un petit peu, chez l’un comme chez l’autre une volonté de faire rêver, de faire désirer ce qui existe encore dans les trous qui ont su se creuser malgré et à l’écart du monde marchand. Chez Illich surtout, avec ces descriptions minutieuses de modèles éducatifs «conviviaux» ou encore de transport, cette volonté est prédominante. Nous faudrait-il, nous aussi, savoir jouer là-dessus, à l’heure où l’on s’aperçoit de la facticité du grand show citoyenniste de «l’autre monde possible» ?

Comment y arriver?

Au-delà de la parole

Mais ils savent aussi que les mots ne suffisent pas et qu’ils n’ont pas, en eux-mêmes, de puissance magique. Illich a imaginé trois moyens pour parvenir à la réalisation de ce qu’il énonce. Tout d’abord, la voie du conseiller du Prince, en proposant ses idées aux gouvernants – tentative qui s’est évidemment révélée vaine et qui peut à juste titre paraître absurde. La seconde fut la tentative de s’associer aux «élites révolutionnaires» d’Amérique Latine, tentative qui se solda en expérimentations tronquées qui retombèrent vite. La troisième et dernière voie qu’il imagine pour qu’enfin puisse émerger l’autonomie conviviale qu’il souhaite sera celle d’une situation post-Catastrophe, dans laquelle la masse suivra celles et ceux qui, anticipant la catastrophe, avaient su construire autre chose: «Prévisible et inattendue, la catastrophe ne sera crisis, au sens propre du mot, que si, au moment où elle frappe, les prisonniers du progrès demandent à s’échapper du paradis industriel et qu’une porte s’ouvre dans l’enceinte de la prison dorée.» Chacun jugera de ces stratégies – et surtout de cette dernière attente stérile de la Catastrophe – mais Castoriadis me semble de ce point de vue bien plus intéressant.

A vrai dire, il est loin d’être aussi programmatique qu’Illich et il ne se permet pas de donner de «recettes pour les cuisines socialistes de l’avenir» . Mais on comprend vite que, chez lui, tout est affaire de capacité à constituer des mondes dans lesquels l’autonomie puisse se construire. Ce qui signifie, avec lui, qu’au-delà d’un mode de prise de décision collectif et démocratique, il faudra aussi s’être rendu capable de mettre en place de nouvelles pratiques (de don, d’entraide, de partage), de partager une sensibilité commune (notamment une conception de la nature qui tienne compte de sa complexité au-delà du simplisme scientifique positiviste), d’avoir su aussi engendrer d’autres rapports de production (fondés notamment sur des techniques qui n’impliquent pas de spécialisation à outrance) et donc de nouveaux types de relation sociale (horizontale, etc.). Ces mondes autonomes ne pourront et surtout ne devront pas rester à l’écart sans quoi leur autonomie sera toujours incomplète: c’est l’autonomie collective qui est visée, car, sans elle, nulle autonomie ponctuelle véritable n’est possible. Il conviendrait, par conséquent, que ces mondes autonomes tâchent, dans la mesure des moyens qu’ils se donneront, d’attaquer le monde dans lequel autour d’eux – et toujours en partie chez eux – règne la domination industrielle et marchande. Il désigne d’ailleurs les institutions auxquelles il convient particulièrement de nuire: les institutions technoscientifiques qui moderniseront «rationnellement» le monde jusqu’à sa destruction, les institutions politiques technocratiques et spectaculaires qui ne font qu’avaliser le pouvoir d’une oligarchie assise sur ses privilèges, etc. Mais en ce qui concerne les modalités de cette lutte, Castoriadis s’autorisera seulement à souligner ce qui, par le passé, est tombé dans l’impasse: ainsi les formes d’organisation léninistes ou trotskistes qui ont oublié qu’une forme organisationnelle bureaucratique ou spécialisée ne pouvait engendrer qu’un monde sur le même modèle. Les pratiques offensives positives qui découleraient d’une position castoriadienne restent à donc à inventer.

Pour ne pas finir

Je n’ai pas parlé ici de notions fondamentales propres à ces auteurs: la notion de «convivialité» chez Illich, ou les questions de «l’abîme» et de l’imaginaire chez Castoriadis. Je me suis limité à leur conception de l’autonomie. J’aimerais néanmoins exposer quelques problèmes qui sont apparus (à moi et à d’autres) dans l’élaboration de ce texte: quand Illich parle de «communautés» , il pense surtout («paradigmatiquement») aux communautés d’Amérique Latine. Dans quelle mesure cela peut-il être transposé dans une Europe occidentale ravagée par une modernisation techno-marchande qui a réduit considérablement ce type de communauté ou les a conservées dans l’état de reliques folkloriques? La question de la «communauté» ne pourrait-elle pas être avantageusement remplacée par celle des «mondes» dans lesquels nous repérons des savoirs, des pratiques et des sensibilités partagées et singulières?

Nous pourrions nous dire que la question des communautés à tendance religieuse est sans importance, à une heure où peu d’entre elles existent. Tout d’abord, j’aimerais souligner que leur renaissance est aujourd’hui tout à fait possible – sûrement pour le pire. Mais surtout il faut toujours se rappeler que le religieux nous guette (j’ai, dans une première frappe écrit «guide» à la place de «guette»: signe de je ne sais pas quoi). Nos constitutions en monde sont toujours susceptibles de déboucher sur de nouvelles clôtures, de nouvelles pratiques et croyances non questionnées. A titre d’exemple, la valorisation parfois considérable des «affects» peut déboucher sur des dynamiques internes qui jouent sur des «envies» et le désir des autres de ne pas les réprimer/entraver: c’est-à-dire jusqu’à l’oubli de toute discussion réflexive. Bien qu’évidemment, à l’inverse, un démocratisme radical – la constitution d’un espace politique trop séparé – puisse déboucher sur des orientations collectives ne correspondant à personne...

Nous pourrions enfin nous demander pourquoi ces deux pensées qui datent d’il y a maintenant trente ans peuvent encore nous servir et pourquoi, aussi, on les connaît si peu...

Pour lire un peu plus

Je ne sais pas trop quoi conseiller: sûrement «La convivialité» d’Ivan Illich et «L’institution imaginaire de la société» de Cornelius Castoriadis, leurs deux livres majeurs. Je me dis aussi que la récente traduction en français des premiers bulletins de Los amigos de Ludd (Les Amis de Ludd. Bulletin de liaison anti-industriel*) pourrait montrer à quel point ces deux penseurs peuvent encore inspirer tant la critique que la pratique aujourd’hui.

J’ai aussi quelques autres textes d’analyse et de synthèse qui peuvent encore aider (surtout sur Castoriadis). Pour cela, n’hésitez pas à envoyer un mail à

<culcul@no-log.org>

M. Chameau

Etudiant, Paris

* Editions Petite Capitale

127, rue Amelot F-75011 Paris

voir présentation dans Archipel 131, octobre 2005