Les percées de l’extrême droite en milieu rural

de Herma Ebinger, FCE, 1 juin 2019, publié à Archipel 282

En janvier 2019, un séminaire intitulé «Des écolos racistes? Pas chez nous! Reconnaître. Analyser. Objecter» a eu lieu en Carinthie1. En Allemagne, l’implantation depuis le début des années 1990 d’écologistes d’extrême droite dans les Land de l’est du pays est un exemple actuel des percées de l’extrême droite dans le milieu paysan.

Dans le Mecklembourg-Poméranie occidentale, entre Teterow et Guestrow, plusieurs familles de nouveaux «colons» vivent dans les villages de Koppolow, Lalendorf et Klaber. En 1992, des jeunes des «colonies de peuplement» et de diverses organisations de jeunesses de la nouvelle droite telles que le Deutsch-Wandervogel, les Fahrenden Gesellen, le Freibund et le Niedersaechichen Volkstumsjugend se sont tournés vers le «Cercle d’amis des Artamans», un groupe dépassé et vieillissant et y ont présenté, lors d’une réunion fédérale un «Concept Koppolow».

La ligue d’Artam a été fondée à Munich en 1926, issue de la branche völkisch2 du mouvement allemand de la jeunesse. Elle défendait l’idéologie nationale, agraire et romantique du Blut und Boden3 et appelait à travailler bénévolement sur les grands domaines à l’Est. En 1926, 650 Artamans travaillaient déjà sur 65 domaines et fermes. En 1929, ils sont environ 2000 sur 300 domaines. Etant mal payés par les grands propriétaires fonciers de l’Est, ils décident de mettre en place une caisse commune. A partir de là, des domaines laissés à l’abandon furent achetés et rendus productifs pendant une période de transition. Ils ont par la suite été divisés en exploitations individuelles de 15 ha en moyenne. 38 familles se sont ainsi implantées à Koppolow.

La «Société des Amis du Mouvement Artaman» a été fondée en 1927 pour recevoir le soutien de cercles financièrement puissants. Parmi les membres éminents de la société y figuraient entre autres Richard Walter Darré, qui deviendra plus tard le ministre de l’Alimentation et de l’Agriculture du Troisième Reich, le commandant d’Auschwitz Rudolf Höss, et le chef des SS Heinrich Himmler.

Après la dissolution et l’interdiction de toutes les autres organisations de jeunesse au cours de la Gleichschaltung4, la fédération Artam, unique exception, a été intégrée aux jeunesses hitlériennes en octobre 1934 et a formé plus tard le noyau dur de la section rurale des jeunesses hitlériennes. De 1933 à 1945, entre 25.000 et 30.000 jeunes ont été actifs dans le mouvement Artaman. La plupart des familles de «colons» ont quitté l’Allemagne de l’Est pour l’Ouest après 1945.

Après une pause, une circulaire Artam parue en 1966 fut diffusée par et pour les anciens Artamans. De là sont issus les «dépliants Artam» publiés par la suite par le «Cercle d’amis des Artamans». Ce cercle d’amis a tenu des réunions fédérales régulières à Oberwesel en Rhénanie-Palatinat. Il a été dissous en 2001 et intégré au «cercle supra-fédéral».

Des idées toujours vivantes

Les «colons» d’aujourd’hui viennent de groupes hétérogènes tels que les Freien Kameradschaften (les camaraderies libres), le NPD (le Parti national-démocrate d’Allemagne), les Identitaires ou des organisations ésotérico-religieuses. Il s’agit pour ces nouveaux colons de s’implanter dans certaines régions afin d’y établir une culture de droite.

Les chercheur·euses qui travaillent sur ce milieu supposent qu’il y a environ 1000 «colons» aujourd’hui en Allemagne. Il y a cinq ans, des colonies ont été identifiées dans neuf des 16 Länder: dans dix villages au Mecklembourg-Poméranie occidentale, quatre dans le Brandebourg, trois en Saxe-Anhalt, une dans la Thuringe et une en Saxe.

Le Schleswig-Holstein, la Basse-Saxe, la Hesse et la Bavière comptent également des «colons» völkisch. Les implantations à l’Est sont plus récentes, contrairement aux villages ouest-allemands où des «clans» se sont établis sur plusieurs générations. Depuis l’époque du national-socialisme, ils vivent les idéaux de l’idéologie du Blut und Boden: des familles «de race pure» avec beaucoup d’enfants, de l’artisanat et souvent des pratiques agricoles ancestrales pour l’autosubsistance. A cela s’ajoute la place prépondérante accordée aux coutumes fondées sur des croyances préchrétiennes, nordiques et germaniques, ainsi que l’application des rôles traditionnels des femmes et des hommes dans la famille. Les enfants s’adressent à leurs parents avec «madame mère», «monsieur père» et les vouvoient. Ils sont envoyés dans des camps d’été organisés par l’extrême droite pour parfaire leur entraînement physique et spirituel.

Les jeunes sont amenés à des «danses de printemps», comme en mai 2017 à Kirchmoeser, un quartier de la ville de Brandebourg, où 150 personnes du Mecklembourg-Poméranie occidentale, de Basse-Saxe, de Saxe-Anhalt, de Rhénanie-Palatinat, d’Hambourg et de Berlin se sont réunies sur la ferme Maerkische Heide pour une sorte de «spectacle d’accouplement» en l’honneur de la relève völkisch. Le site sur lequel a eu lieu cet évènement appartient au Bund für Gotterkenntnis (la ligue pour la connaissance de Dieu), fondée en 1937. Les fondateurs étaient Mathilde Ludendorff et le général Erich Ludendorff, qui a participé au putsch de Kapp en 1920 et à celui d’Hitler en 1923. Les membres et sympathisants de cette ligue se nomment aussi les «Ludendorffer».

Le négationniste suisse Bernhard Schaub, installé à Nossendorf dans le Mecklenbourg-Poméranie-Occidentale a également accompagné ses enfants à cette danse. C’est une des figures importantes du réseau européen des extrémistes de droite.

Une résonnance dans certains Länder

Les fermes des «colons» trouvent une résonnance dans la région, ce sont les écologistes du coin. Ils participent aux conseils des parents d’élèves, à la préparation des fêtes de l’école, organisent des covoiturages et proposent des gardes d’enfants. Les hommes dirigent des exploitations agricoles et/ou artisanales exemplaires et offrent leur aide au voisinage. Certains ouvrent leur commerce pendant la Pentecôte et exposent des œuvres d’art et de l’artisanat. D’autres participent à des projets d’agriculture solidaire, comme ce fut le cas à Rostock. Lorsque les exploitations locales ont réalisé qu’un des exploitants diffusait des positions völkisch, elles ont discuté avec les consommateurs et consommatrices pour décider ensemble comment réagir. Les agriculteurs ont pris leur distance avec la ferme, mais certains consommateurs et consommatrices l’ont soutenue.

Cet exploitant, Jens Bauer, s’est installé dans la petite ville de Bornitz en Saxe-Anhalt. Depuis 2015, l’ancien chef du NPD de Magdebourg dirige la Artgemeinschaft -Germanische Glaubensgemeinschaft wesengemäesser Lebensgestaltung. Ralf Wohlleben et sa famille, reconnu·es coupables d’avoir aidé le NSU (Nationalsozialistischer Untergrund, groupe terroriste allemand d’extrême droite), ont trouvé refuge sur sa ferme.

Dans un autre petit village de Saxe-Anhalt, Schnellroda, dans la commune de Steigra, vivent Ellen Kositza et Goetz Kubitschek avec leurs enfants, des chevaux et des chèvres. C’est aussi là que sont domiciliés l’Institut für Staatpolitique (l’Institut pour la politique d’Etat) et la maison d’édition Antaios. Ce laboratoire d’idées de la Nouvelle Droite organise des universités d’été et d’hiver sur place et dirige depuis trois ans une université d’automne à Semriach, près de Graz. Kubitschek est l’un des dirigeants de la Nouvelle Droite et est sollicité comme orateur et conseiller dans toutes les organisations, y compris l’AfD (Alternative für Deutschland, parti politique eurosceptique et nationaliste allemand).

Lors de l’université d’été de 2018, j’ai passé la nuit dans une petite maison d’hôtes à Steigra. La clientèle était composée de couples mariés avec de jeunes enfants qui portaient des vêtements spécifiques, leurs coiffures rappelant les années 1930. Dans l’auberge d’en face, ils ont rencontré des gens habillés de la même façon. Ils étaient reconnaissables en tant que participant·es à l’université. Quand j’ai demandé aux propriétaires de la maison d’hôtes s’ils savaient qui logeait chez eux, ils m’ont répondu: «Oui, des jeunes gens gentils et intelligents qui étudient dans le village voisin avec M. Kubitschek».

Le mouvement Anastasia

Un autre mouvement qui n’a pas encore été repéré dans le Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, mais est présent à Grabow dans le Brandenbourg est le Mouvement Anastasia, du nom des neuf livres de l’auteur russe Vladimir Merge. En 2012, Laura Kirsch, étudiante à l’Université de sciences appliquées pour le développement durable à Eberswalde a rédigé un travail de licence intitulé «Village de Domaines Familiaux: les communautés comme concept de développement durable, du point de vue de l’agriculture et du cycle de la matière» qui vise à établir une base scientifique aux principes du mouvement Anastasia.

En septembre 2018, près de 500 personnes se sont rendues au 4ème Festival Anastasia sur les terres de la Communauté Windberg en Thuringe, en quête d’une vie «en harmonie avec la nature», à l’instar d’Anastasia en Sibérie lointaine… Herma Ebinger, membre du FCE Allemagne

  1. Voir Archipel No 281, mai 2019: «Des écolos, racistes? Pas chez nous!».

  2. La pensée völkisch (Volk signifie le peuple), populisme de droite imprégné de racisme, qui naît en Allemagne à la fin du 19e siè-cle. Puisant dans le romantisme et l’exaltation d’un passé glorieux, ses leaders se sont acharnés à sonder les mystères de la race, de la nature et de l’identité.

  3. L’idéologie Blut und Boden («le sang et le sol») considère l’ascendance (Blut, le sang) et le sol (en tant que source de nourriture par l’agriculture et en tant qu’habitat naturel), et par extension la paysannerie comme origine raciale essentielle du peuple allemand.

  4. Ce qui signifie littéralement mise au pas: processus mis en œuvre par Adolf Hitler et le parti nazi de 1933 à août 1934 pour imposer leur pouvoir total sur l’Allemagne et mettre la société au pas. Ce processus vise toutes les sphères de la société (politique, économique, religieuse et culturelle) et concerne l’ensemble de la population.