RUSSIE - Du nouveau dans les mobilisations sociales

de Carine Clément, 14 mars 2006, publié à Archipel 136

RUSSIE - Du nouveau dans les mobilisations sociales Non, il n'y a pas lieu de se désoler de la passivité russe légendaire. Depuis déjà un an désormais des transformations interviennent dans la société russe, qui annoncent une rentrée politique chaude. En pariant un peu sur l'avenir, on pourrait parler de l'émergence de nouveaux mouvements sociaux, qui touchent des pans de plus en plus larges de la population, et surtout, opèrent selon les modes nouveaux du réseau, de l'auto-organisation et des campagnes unitaires. C'est la réaction de la société face à un pouvoir menant une politique frontalement antisociale et monopolisant le système politique institutionnel. Cette remontée de la mobilisation a surtout été visible l'hiver dernier, alors que des milliers de personnes descendaient presque quotidiennement dans la rue, dans presque toutes les villes de Russie, pour protester contre une nouvelle loi qui venait de remettre en cause les droits sociaux (dits «avantages sociaux») de catégories sociales les plus diverses (des retraités aux étudiants en passant par les invalides et les instituteurs). A cette offensive sur tous les fronts, la population a répondu par une résistance de tous les fronts. La dynamique de rassemblement et de coordination a bénéficié d'un coup d'accélérateur. Cet article se propose d'évoquer brièvement les principaux mouvements sociaux en cours de formation.

Réalignements politiques et sociaux

Quelques mots pour commencer sur le contexte plus général. Entièrement contrôlé par le Kremlin (barrières bureaucratiques lourdes pour les manifs, suppression des élections directes des gouverneurs de région et des maires, impossibilité pratique du référendum, abolition du scrutin uninominal, élévation du seuil d'éligibilité de 5 à 7% pour les partis, normes insurmontables d'enregistrement d'un nouveau parti, répressions policières, etc.), le système politique institutionnel est bloqué. Pour espérer faire partie de l'opposition institutionnelle, il faut accepter, au moins en partie, les règles du jeu du Kremlin. Les acteurs les plus importants de cette opposition, le PC de Ziouganov et «La Patrie» (Rodina) de Rogozine jouent sur le même terrain social patriotique, mais attirent des publics différents, plus conservateur traditionnel pour le PC, plus jeune et carriériste pour «Rodina». Tous deux tentent d'avantage d'instrumentaliser les luttes sociales à des fins électorales, voire de les neutraliser (quand il y va du maintien des «bonnes relations» avec le pouvoir local), que de les soutenir.

Autre élément clé pour saisir la nouvelle donne, le pouvoir mène une politique de réformes sociales brutales depuis la réélection de Poutine (remise en cause des «avantages sociaux» ou, plus correctement, des garanties sociales catégorielles, privatisation des services publics, libéralisation des prix des services sociaux, éducatifs et médicaux) qui soulève le mécontentement de la population.

Enfin, la mise en place d'une «société civile» d'opérette (avec création d'organes officiels de la société civile désignés et contrôlés par le pouvoir) rétrécit encore davantage les possibilités institutionnelles de pression ou de contrôle de la société civile sur le pouvoir politique. Cependant ce rétrécissement entraîne une clarification salutaire du champ politico-associatif. Les associations, syndicats, partis politiques, sont amenés à faire clairement leur choix: soit poursuite de la stratégie traditionnelle du lobbying loyal au pouvoir, soit opposition nette (et risquée), qui permet un basculement du côté des luttes sociales.

Les Soviets régionaux de coordination des luttes

Des Soviets (Conseils) régionaux sont apparus sur la vague des mobilisations de l'hiver 2005, pour coordonner les luttes de catégories sociales diverses contre l'offensive anti-sociale. Très vite, ces coordinations régionales ont ressenti le besoin d'établir des liens horizontaux entre elles. Lors du Forum social de Russie en avril 2005, les représentants de ces soviets régionaux ont fondé un nouveau réseau interrégional, l'Union des Soviets de Coordination (SKS) de Russie.

Dans chaque région, les Soviets de coordination des luttes regroupent des associations diverses, syndicats, organisations politiques et individus. Unissant au départ 9 coalitions régionales (parmi les plus actives, citons Ijevsk et Perm dans l'Oural, Saint-Pétersbourg, Tomsk et Omsk en Sibérie), ce réseau relie aujourd'hui une vingtaine de régions. Et il a élargi sa sphère d'intervention bien au-delà du seul problème de suppression des «avantages sociaux», agissant désormais sur le terrain des droits du travail, du logement, de l'écologie, etc.

Les deux principaux leaders et animateurs du réseau sont Andreï Konoval (jeune journaliste d'un journal d'opposition à

Ijevsk, de mouvance social-démocrate) et Anastasia Maltseva (jeune trotskiste pasionaria de Perm, appartenant au Parti révolutionnaire ouvrier RRP). Les tâches de secrétariat et de coordination technique sont assumées par les militants de l'Institut de l'action collective (IKD). Une conférence interrégionale a eu lieu en juillet à Perm, qui a réuni une centaine de militants. Il y a été décidé de mettre l'accent, dans le programme d'action à venir, sur la campagne pour la défense des droits liés au logement.

Le Soviet de Solidarité Sociale (SOS)

A la différence du réseau évoqué plus haut, cette coalition regroupe des associations et syndicats panrusses (syndicats alternatifs surtout, défenseurs des droits de l'homme, associations d'invalides, de victimes des radiations de Tchernobyl, organisations de retraités, etc.).

Créée à l'été 2004, contre le projet de loi sur la remise en cause des «avantages sociaux» catégoriels, cette coordination, initiative partie de la capitale, est moins bien ancrée dans les régions que l'Union des soviets régionaux de coordination (SKS). Mais les deux réseaux collaborent entre eux sans problème.

Les leaders animateurs de ce réseau sont Oleg Shein (député de la Douma d'Etat, leader du Parti du travail et du syndicat «Zachita Truda»), Lev Ponomarev (dirigeant du mouvement «Pour la défense des Droits de l'Homme») et Viatcheslav Kitaev (chef de file des «victimes de Tchernobyl» dans l'opposition au pouvoir). Elle a largement contribué à la coordination de la campagne de protestation de l'hiver 2005 et à l'organisation du Forum social de Russie, qui a été un grand succès à l'échelle russe puisque sans moyens ou presque, se sont réunis à Moscou plus de 1000 représentants d'une centaine d'organisations.

SOS a également fourni aux oppositions internes à certaines organisations un espace de solidarité leur permettant de tenir tête à la politique de compromis choisie par la direction d'organisations connues pour leur loyauté à l'égard du pouvoir (notamment l'association panrusse des invalides). Ce conseil, en tant que tel, n'est plus très actif aujourd'hui, mais les relations d'entraide entre organisations se maintiennent, et le réseau pourrait être remobilisé lors d'une prochaine campagne.

Le Front de gauche

Annoncé au Forum social de Russie, le Front de gauche a été lancé en juin par une conférence nationale d'où est sorti un comité d'initiative qui travaille à la préparation d'un Congrès fondateur pour octobre. L'idée est de fonder un large mouvement de gauche à l'idéologie (presque) révolutionnaire (l'appel parle de rupture avec le système capitaliste) et clairement internationaliste qui rassemblerait les organisations de gauche déjà existantes, des militants non affiliés et les Soviets régionaux nouvellement apparus. Les leaders initiateurs de ce projet sont Ilia Ponomarev (membre critique du PC de Ziouganov au passé de businessman) et Boris Kagarlitski (directeur de l'Institut des problèmes de la mondialisation, IPROG). Le projet paraît attractif en ce qu'il répond au besoin de renouveler la gauche russe sur la base d'un net refus du système politique institutionnel, du rejet du système libéral et capitaliste (et donc de la «révolution orange» de type ukrainien) et d'une convergence avec les luttes sociales. Le problème est qu'il vient un peu tôt, les mouvements sociaux ne s'étant pas encore clairement définis politiquement et les grandes organisations politiques de la gauche traditionnelle n'étant pas suffisamment affaiblies pour qu'on puisse assister à des départs massifs de militants vers ce Front de gauche. C'est ce qui explique que, pour l'instant, ce Front rassemble surtout des individus, les Soviets et les partis politiques dans leur ensemble n'y ayant pas adhéré. Mais les efforts d'Ilia Ponomarev, qui a multiplié les séjours dans tous les camps de la jeunesse de gauche de cet été, pour convaincre en premier lieu les jeunesses communistes d'intégrer le mouvement, pourraient porter leurs fruits cet automne.

L'explosion des initiatives de base

On observe également ces derniers temps une multiplication des luttes locales sur des enjeux très concrets et pragmatiques (contre la construction d'un immeuble ou d'un parking dans l'aire de récréation du quartier, contre les expulsions des habitants de foyers de travailleurs, contre des cas concrets de répressions policières, etc.). Souvent intégrées aux Soviets locaux là où ils sont le plus dynamiques, ces initiatives commencent à se coordonner entre elles. Sont en train de se mettre en place, par exemple, des coordinations d'habitants des foyers de travailleurs, d'abord à l'échelle d'une ville (Moscou par exemple), puis entre les villes. Ce travail de mise en réseau est effectué par les habitants eux-mêmes, mais souvent avec l'aide active des militants politiques de gauche ou centre-gauche qui, pour beaucoup d'entre eux (surtout les jeunes) opèrent une nette réorientation d'un militantisme radical purement politique et idéologique à un engagement dans les luttes sociales concrètes.

La constellation syndicale

Les syndicats peinent à intégrer les mouvements sociaux, pour des raisons en grande partie objectives. N'évoquons la Confédération officielle traditionnelle (FNPR) que pour dire que sa direction est entièrement passée dans l'orbite du pouvoir et qu'à l'exception (réelle) du syndicat des enseignants, les autres syndicats FNPR se montrent très passifs. Quant aux syndicats alternatifs, la réforme de la législation du travail accroît la pression patronale et les oblige à se concentrer sur les conflits du travail au sens strict dans le cadre de l'entreprise. Plusieurs syndicats alternatifs ont ainsi engagé un bras de fer avec la direction pour la négociation des accords d'entreprise. Ce fut le cas, par exemple, des contrôleurs aériens, c'est le cas actuellement des dockers de St-Pétersbourg (en grève du zèle depuis début août, passés aujourd'hui en grève partielle) et ce sera bientôt le cas des syndicats autonomes du rail.

Malgré tout, on observe des changements dans ce secteur également. Il y a des rapprochements, par exemple avec la création de la Fédération des syndicats de Russie (FPR), sorte de «Groupe des 10» en version russe. Il y a des tentatives de s'inscrire dans des campagnes communes avec d'autres acteurs sociaux (la campagne sur les «avantages sociaux» par exemple). Il y a une présence, même peu active, dans les coordinations régionales et nationales (les différents soviets).

Il y a des recherches de débouchés politiques. Le projet du Parti du travail, basé essentiellement sur les syndicats alternatifs, a malheureusement tourné court (il s'est vu refuser l'enregistrement officiel), mais le réseau du PT demeure en place et fonctionne comme réseau mobilisable lors d'actions communes. Le problème est que les leaders syndicaux, habitués aux négociations réglées, aux plans d'action procéduriers et à l'organisation très formalisée, restent assez étrangers aux modes de mobilisation moins réglés (désordre chaleureux du Forum social, campagnes coordonnées avec les moyens du bord, etc.). Mais la rencontre entre le mouvement syndical et le mouvement social s'opère déjà avec efficacité dans certaines régions.

Priorité de la cause du logement

Dès à présent se prépare la campagne qui s'impose comme prioritaire à la plupart des réseaux présentés ci-dessus: la défense du droit au logement et des autres droits liés au logement. Ce choix s'explique par la réforme récente du code du logement et par les réformes en cours (selon la logique de la privatisation et de la libération des prix) du système de gestion des habitations ainsi que des services communaux et de leurs tarifs. Les Soviets ou coalitions régionales ont déjà démarré la campagne en organisant des réunions de quartier cet été. Des comités d'habitants se montent et parfois se coordonnent entre eux, avec l'aide de militants. Les comités d'habitants des foyers de travailleurs contre les expulsions ont organisé plusieurs actions et préparent une grande initiative commune à l'automne.

Les centres de ressources de Moscou (IPROG et IKD) fournissent du matériel de formation et d'information à destination de la population et des militants. Un séminaire interrégional sur les problèmes de logement va se tenir début octobre à Ijevsk, pour assurer la formation des militants et fixer les grands rendez-vous des actions communes à mener. Cette campagne n'aboutira peut-être pas à l'explosion sociale de l'hiver 2004-5, mais permettra sûrement d'élargir le réseau.

Parmi les autres thèmes de campagne, il faut citer la réforme de l'éducation, contre laquelle s'organisent une partie des syndicats, recteurs et enseignants (en particulier au travers de la coalition «Education pour tous!» animée par le député communiste Oleg Smolin) et une partie des étudiants (en particulier le «réseau protestataire étudiant» réunissant de nouveaux syndicats étudiants, des groupes de jeunes militants et certains syndicats étudiants traditionnels).

Même si l'efficacité et la pérennité de ces mouvements est loin d'être certaine, une chose est assurée: les acteurs et les modes de mobilisation connaissent une réelle transformation et apparaissent plus adaptés aux conditions nouvelles des luttes sociales, ce qui ne peut aboutir à terme que sur un renforcement des mouvements sociaux.

Carine Clément*

Sociologue et militante à l'Institut de l'action collective

Appel à solidarité Je me permets de lancer un appel aux bonnes volontés. Comme il apparaît relativement clairement de ce tour d'horizon, les réseaux militants souffrent tous du manque de moyens. Ils financent leurs activités et campagnes par des dons individuels ou collectifs irréguliers. J'insiste surtout sur la nécessité d'aider les coalitions régionales de base. Pour toutes propositions ou idées de soutien, écrire à: info@ikd.ru