RUSSIE: Entreprise collective et /ou exploitation familiale

de Alexandre Nikulin, 6 nov. 2004, publié à Archipel 119

Durant un an, des étudiants de l’école des Sciences économiques et sociales de Moscou ont effectué des enquêtes sur le budget de 17 exploitations agricoles dans la région de Krasnodarsk. Ils ont interrogé un grand nombre de personnes et travaillé à partir des statistiques locales. Ce type d’étude de longue durée dans les villages a débuté dès 1995 et 1996, et comportait également l’examen des budgets familiaux. Ces enquêtes ont été répétées en 2001 afin de comparer les changements survenus en cinq ans dans le budget familial.

Il y a une anecdote russe vieille de 200 ans. Un poète russe vivant à Paris, ami de l’historien Karamsin, demandait à celui-ci de lui décrire ce qui se passait en Russie. Karamsin répondit: «c’est très simple, tout le monde fauche» . En règle générale cette vision est aujourd’hui encore très répandue parmi les Russes. Mais personne ne s’interroge sur sa véritable signification.

La tâche de l’enquêteur consiste à décrire précisément où se situe cette «fauche», comment elle est pratiquée. Une famille du village de Kuban est censée vivre avec 600 ou 1000 roubles (autour de 30 dollars), alors que ses revenus réels – ceux de la famille combinés à ceux du kolkhoze – s’élèvent à 200 ou 300 dollars. Il s’agit de revenus informels, habituellement non déclarés.

Quelle agriculture pour la Russie

En Russie, le débat porte actuellement sur la meilleure forme d’agriculture: petites ou grandes exploitations, c’est-à-dire fermes familiales et paysannes, ou bien kolkhozes et sovkhozes. Les enquêtes révèlent qu’il existe dans le monde paysan une symbiose entre les deux, un mélange confus entre exploitation familiale et grande structure. Il s’agit donc de décrire la véritable fonction de ces modèles. Privilégier une des ces formes d’exploitation la met en crise et provoque sa dégradation. En Russie aujourd’hui, elles coexistent harmonieusement, manifestant des formes remarquables d’échanges: puisque les membres du kolkhoze ne sont pas payés, ils vont profiter illégalement des ressources de celui-ci, en produits et en matériel. Mais il faut trouver un équilibre: si les membres du kolkhoze fauchent trop, le potentiel de production est détruit et les ressources disparaissent. S’ils ne prennent rien, les familles sont dans la misère.

On observe ainsi dans le secteur agricole une sorte d’économie informelle, qui se maintient grâce au «vol». Mais qu’est-ce que le «vol»? Dans les kolkhozes, il est plutôt bien vu puisque si le peuple russe ne volait plus, il mourrait de faim. Il a aussi sa réciproque, puisque les kolkhozes volent les paysans en ne payant pas les salaires pendant des mois.

C’est ainsi que le système se reproduit, et même évolue, avec toute une série d’aspects positifs. L’enquêteur remplace le vol et sa connotation négative par «revenus informels» . Un kolkhozien à qui on rappelait le commandement «tu ne voleras point» répondit: «mais à l’époque il n’y avait pas de kolkhoze» . Ce vol est tout simplement un acte informel destiné à établir un équilibre entre économie familiale et grandes structures industrielles.

Il est presque impossible de trouver une terminologie équivalente dans l’agriculture de l’Ouest. Par exemple en Russie on trouve litchnoïe podsobnoïe khoziaystvo (LPKHA) – l’économie familiale complémentaire (potager, verger, quelques animaux) qui sert à nourrir les familles, à pourvoir aux besoins du ménage. C’est aussi la fonction de la datcha . D’autre part, on trouve agrarni promiscliny komplex (APK) – le complexe agro-industriel.

Ces deux formes d’agriculture sont partout présentes et en interaction. Malheureusement, on les étudie séparément. Les spécialistes des APK – gros combinats d’élevage de porcs, grandes laiteries – ne prennent pas en compte l’économie familiale. Et de leur côté, les spécialistes de LPKHA évaluent la quantité de tomates et de pommes de terre cultivées dans les potagers.

Dans ce contexte, il existe une différence fondamentale entre la Russie et les pays occidentaux. On peut rappeler ici les travaux de Max Weber pour qui le capitalisme actuel débute à la séparation entre famille et entreprise. En Russie, elles sont aujourd’hui encore intimement liées. Elles constituent une sorte d’ensemble qui produit un flot énorme et informel d’échanges de ressources, non seulement dans l’agriculture mais aussi dans l’industrie.

Le kolkhoze, une protection sociale

Ce système était déjà caractéristique de l’époque féodale, avec d’un côté la ferme du grand propriétaire, de l’autre celle du paysan, avec des échanges comparables. Bien sûr tout a changé, les conditions aussi, mais ce modèle patrimonial s’est maintenu sous bien des aspects.

Les paysans dépendant du kolkhoze affirment en plaisantant qu’ils seraient d’accord pour que le directeur ait le statut d’un grand propriétaire, à condition qu’il nourrisse la communauté paysanne.

Dans les années 90, les kolkhozes et les sovkhozes ont prouvé de manière étonnante leur capacité de survie. Les réformes, telle que celle de Gaidar qui devait permettre l’émergence d’une classe de paysans privés, n’ont pas abouti, et l’agriculture russe continue de dépendre des grandes entreprises. Les kolkhozes et les sovkhozes ont changé de nom, ce sont désormais des «sociétés par actions». Ca ne change rien. Les gens disent: «c’est un kolkhoze, nous sommes kolkhoziens comme avant, et chez nous la règle est celle d’un kolkhoze» . Il est surprenant de voir à quel point l’ancien système se reproduit, malgré les actions, les parts, les nouvelles appellations. L’une des raisons est que le kolkhoze assure une protection sociale importante pour la population rurale. Avant, il était déterminant pour régler des problèmes d’ordre juridique ou économique, au même titre qu’autrefois la obschtschina – la vieille communauté villageoise. Celui qui quitte le kolkhoze s’expose à affronter seul la cruauté du monde post-soviétique, alors il préfère rester. Le kolkhoze est souvent la forme la plus rationnelle d’entreprise dans le sens moderne du terme.

Pendant toute la durée de l’enquête, on a observé de nombreux kolkhozes en faillite qui ne pouvaient plus payer un seul rouble de salaire à leurs membres. Mais ils restaient en mesure de venir en aide à ceux qui en avaient besoin, à l’occasion d’un mariage, d’un enterrement, pour réparer la maison, ou lorsqu’un fils est appelé sous les drapeaux. C’est aussi un des paradoxes. Pour le chercheur, il ressort que la voie principale du développement de l’agriculture dans la Russie d’aujourd’hui consiste en la réorganisation interne de la symbiose entre petit et grand. Dans la situation actuelle, les entreprises qui s’efforcent d’encourager cette symbiose – la symbiose organique entre famille et entreprise – obtiennent davantage de succès que les autres.

Un collectivisme traditionnel

Le collectivisme est ici une tradition, et dans une certaine mesure, ceci explique les échecs de la Perestroïka lors de la crise du collectivisme russe. Kropotkine, le grand révolutionnaire anarchiste, l’avait prédit. A son retour en Russie après la révolution de 1917, il critiqua les bolcheviks, surtout Lénine, à qui il écrivit: «Vous réalisez une construction sociale inefficace, mais dans quelques générations, tout va finir par s’écrouler. Par ce collectivisme d’Etat de caserne, vous détruisez l’aptitude spontanée des hommes à l’entraide et au libre collectivisme, et c’est un grand malheur et une grande tragédie pour cette société. Les gens seront tellement intimidés, ils en auront tellement assez de votre encasernement, que le jour où votre société se désagrégera, tous ces gens deviendront d’affreux individualistes. Ils ne seront plus capables de s’unir» .

C’est ce qui se passe aujourd’hui en Russie. Si le chercheur entend bien parler de l’extraordinaire obchtchinost (l’esprit communautaire) et de sobornost (la communauté spirituelle), il n’en voit rien. Il observe plutôt que les Russes ne sont plus unis, ni dans une structure collective, ni dans l’obchtchina (la communauté sociale), ni dans une association… Ils l’ont désappris, ils n’ont plus confiance, ils ont peur. Si quelqu’un leur dit: «venez, faisons quelque chose ensemble collectivement» , la réponse est immédiate: «ah, mais c’est le socialisme, nous allons encore être trahis, il y en aura encore un qui voudra commander» .

Dans les années 90, (…) on a pu souvent observer comment des associations de paysans se créaient pour se désintégrer aussitôt. Généralement, le paysan qui avait incité au regroupement en devenait le chef pour s’accaparer tous les biens et partir avec. En Russie il est urgent de créer des coopératives. Mais les gens ne sont pas capables de le faire, parce que la société précédente leur a désappris un collectivisme libre et créatif.

Cependant, ce problème a des limites, après une étape déterminée le développement reprendra une autre direction. La Russie des années 90 a plus souffert de l’absence de collectivisme que de l’excès. Elle a pratiqué une forme primitive de collectivisme «des liens de sang»: seules des petites unités rassemblant des proches, parents ou amis, ont essayé de surmonter la crise.

Les dangers de la bureaucratie

Pour la société russe, comme pour l’auto-organisation de communautés locales, la bureaucratie représente le principal danger. Les bureaucrates ont plus ou moins bien supporté le changement des dix dernières années. Poutine s’occupe maintenant de restaurer et de renforcer cette bureaucratie de triste mémoire, sans opérer de changements de fond. C’est très dangereux.

Par exemple le Kuban, une des provinces les plus riches, peuplée de gens capables, possède une puissante couche sociale de fonctionnaires agricoles qui contrôlent la situation et s’en sortent très bien.

Un autre exemple, celui de la stanitza , au village de Novaïa Deriviankovskaïa. Le directeur de l’école, qui connaît bien le pays et enseigne son histoire à l’école, était très inquiet. Il a raconté qu’une stanitza comprend deux kolkhozes. Dans ce village, l’un s’en sortait à peu près bien, l’autre était complètement délabré. Un an auparavant, un nouveau directeur avait été élu à la tête du kolkhoze le plus pauvre. Et, comme c’est souvent le cas en Russie, où presque tout dépend du propriétaire ou du directeur, celui-ci avait réussi à améliorer la situation de façon notable. L’axe central de ses réformes était justement de tenir compte de la relation de symbiose entre la grande structure du kolkhoze et l’intérêt des familles pour l’économie privée. Le salaire n’était pas payé en argent, mais en nature. La motivation au travail s’est accrue, les marges de production ont augmenté et les gens ont réalisé en l’espace d’une année qu’ils vivaient mieux.

Dans le même temps des paysans privés s’étaient associés, des «vrais» paysans auto-proclamés, en fait des patrons-paysans. L’un d’entre eux était le chef du district, l’autre son procureur. Formellement ils étaient paysans, mais en réalité c’est le kolkhoze qui devait cultiver leurs terres. Le nouveau directeur du kolkhoze a alors déclaré que les terres ne seraient plus travaillées pour ces chefs-là. Deux mois après ce refus, les patrons-paysans engageaient contre lui des poursuites judiciaires pour non-paiement d’impôts, le menaçant d’un procès et de prison. Ce qui s’est passé alors n’arrive pas souvent: les villageois se sont solidarisés massivement avec lui et ont manifesté devant les bâtiments du district en affirmant qu’ils ne le laisseraient pas tomber.

La recherche empirique révèle d’autres événements provoquant des réactions ou des formes spontanées d’auto-organisation. Depuis 1990, la population russe est complètement désorientée. Il n’y a aucune résistance: on ne paie pas de salaire aux gens, on les vole, on se moque d’eux, mais ils supportent tout ça patiemment. Pourtant, en 1995, deux petits villages de l’Oblast d’Omsk en Sibérie ont tenté de résister par les armes au régime de Eltsine. Ils ont préparé la révolte. Ils ont par la suite abandonné le projet mais le seul fait qu’ils l’aient envisagé est remarquable.

L’enseignement dans les villages

Les difficultés dans les villages sont énormes. L’indice le plus important de la capacité de survie d’un village est donné par l’état de son école. Avant 1990, la gestion scolaire était étatique. Dans les années 90, la situation a beaucoup changé, en particulier pour ce qui concerne les traitements et les salaires. La réforme de l’agriculture ne commence pas par l’économie mais par l’enseignement, par l’école du village. Lorsqu’elles traversent une crise, les communautés rurales abandonnent leurs positions l’une après l’autre, telle une petite forteresse qui se rend. La dernière barricade, c’est l’école. On ferme l’hôpital, la bibliothèque, la maison de la culture, la production chute, mais si l’école ferme, c’est toute la commune qui s’effondre.

La quantité de réserves mobilisables quand il s’agit de l’enseignement est toujours impressionnante. Naturellement, les familles sont mises à contribution, et surtout le kolkhoze. Puisque l’Etat a renoncé à financer l’éducation, les familles et les kolkhozes trouvent les ressources nécessaires pour que les écoles continuent à fonctionner. Mais le plus grand danger, dans le domaine de l’éducation comme dans celui de la santé, est la corruption. En théorie, l’éducation et la santé sont gratuites, mais en réalité il faut payer pour l’école, et donner des vsatki – des cadeaux – pour une admission. L’examen du budget des familles révèle à quel point la caisse familiale est mise à contribution pour que les enfants soient admis dans une institution et puissent y rester pendant cinq ans.

Nomadisme ville-campagne

Le lien entre village et ville est très fort en Russie, dans la mesure où la plupart des citadins sont encore des ruraux de première ou deuxième génération. L’industrialisation forcée stalinienne les a forcés à rejoindre les villes, mais leur mentalité reste paysanne. L’enquête s’intéresse particulièrement aux relations très étroites entre les citadins et leurs proches parents et amis à la campagne qui se rencontrent au moins deux fois par an. En effet, on assiste dans les villages comme dans les villes à une renaissance de fêtes telles que Pâques et roditelski dien – le jour des parents. En principe ce sont des fêtes religieuses, mais leur importance est plutôt d’ordre social. L’enquête n’a d’ailleurs constaté aucune montée de la religiosité en Russie. Ces jours-là, les gens de la ville s’efforcent de regagner leur village d’origine, et c’est au cimetière que tout le monde se retrouve. La moitié de la ville est là, on se salue avec émotion, on s’échange des paquets, des objets, de l’argent, des coups de mains. C’est l’occasion de nouer de nouvelles relations d’ordre social et économique, c’est la matérialisation de cet échange naturel entre la ville et le village ou la datcha . Paradoxalement, ces liens très étroits se sont renforcés ces dernières années quand une partie de la population, anciennement paysanne, a eu, grâce aux réformes, la possibilité d’avoir une petite parcelle de terrain. Tout le pays s’est alors consacré à cette petite exploitation personnelle et familiale, indispensable à la création de cette symbiose entre ville et campagne, entre l’appartement et la datcha .

Ce mode de vie est actuellement en plein épanouissement. Selon les statistiques, les citadins se sont rués vers la campagne au début des années 90, et 1,5% à 2% d’entre eux sont retournés vivre au village. Durant la décennie, l’équilibre ville-campagne est resté stable. (…) 55 à 60% de la population russe, dans les villages comme dans les villes, est une population rurale. En effet, dans les petites villes aussi, on vit essentiellement de l’agriculture.

A cela s’ajoutent les datchniki de Moscou. Dans le district de Mojaysk, situé aux confins de l’Oblast de Moscou, à 100 Km de la ville, on compte environ 200 datchas . Elles occupent 40% du territoire du district. C’est l’existence typique du Russe moyen, à cheval sur deux milieux. Les Russes vivent un peu comme des hippopotames ou des oiseaux migrateurs, ils passent une partie du temps à la ville et l’autre à la campagne, et c’est une méthode de survie. Comme ces animaux, ils vivent à la limite de deux milieux, en séjournant dans l’un ou dans l’autre, exploitant leurs ressources de manière optimale. Ils nomadisent entre ville et campagne, entre campagne et ville, en une migration gigantesque, souvent collective, reconstituant l’obchtchina – la communauté. Il arrive par exemple que des usines ferment au printemps pour permettre à leurs ouvriers d’aller s’occuper de leur potager. Ils sèment, plantent les pommes de terre, ensuite ils retournent à l’usine. Au moment de la récolte, ils repartiront pour deux semaines.

A l’époque soviétique il se passait la même chose, mais de manière centralisée. Les usines continuaient à fonctionner, tandis qu’une partie des effectifs était envoyée travailler aux champs. Aujourd’hui, la direction locale se contente de dire: «le salaire est trop bas, nous sommes dans l’incapacité de vous nourrir avec si peu. Alors vous devez compter sur votre potager. Si nous fermons l’usine, vous verrez vous-mêmes que vous vous débrouillez, et nous pourrons l’ouvrir à nouveau» . Dans les circonstances actuelles, ça marche.

Selon les statistiques, il y aurait en Russie 40 millions de petites exploitations de subsistance qui font vivre en gros les deux tiers de la population. C’est soit la datcha , soit le potager du kolkhozien à la campagne. Un tiers de la population environ vit dans les zones rurales, un tiers dans des petites villes et un tiers dans des grandes villes de plus de 100.000 habitants. Les villes moyennes en comptent de 50.000 à 100.000, les petites moins de 50.000.

Réussir la symbiose individuel/collectif

L’agriculture russe serait en mesure de nourrir la Russie. Pour beaucoup de produits, son auto-suffisance est totale. Le principal problème, c’est la bureaucratie agricole. Pour augmenter la productivité de l’agriculture, il faut avant tout réorganiser et réduire l’appareil des fonctionnaires, et réorganiser aussi les communautés rurales, leur autonomie de gestion et l’économie familiale. L’alternative idéale serait de créer des coopératives, mais malheureusement le mot coopérative est devenu un terme injurieux pour les Russes, depuis que les coopératives créées sous Gorbatchev se sont avérées être les premières petites entreprises capitalistes. (…)

La Russie pourrait aujourd’hui adopter le modèle de Tchaïanov, un grand agronome russe du début du XXème siècle qui a élaboré la théorie de la coopérative rurale. Cette théorie prône la combinaison de l’individuel et du collectif, pour des individus engagés dans des processus collectifs bien définis, qu’ils peuvent maîtriser et rationaliser.

Ce serait une voie riche de perspectives.

Durant un an, des étudiants de l’école des Sciences économiques et sociales de Moscou ont effectué des enquêtes sur le budget de 17 exploitations agricoles dans la région de Krasnodarsk. Ils ont interrogé un grand nombre de personnes et travaillé à partir des statistiques locales. Ce type d’étude de longue durée dans les villages a débuté dès 1995 et 1996, et comportait également l’examen des budgets familiaux. Ces enquêtes ont été répétées en 2001 afin de comparer les changements survenus en cinq ans dans le budget familial.

Il y a une anecdote russe vieille de 200 ans. Un poète russe vivant à Paris, ami de l’historien Karamsin, demandait à celui-ci de lui décrire ce qui se passait en Russie. Karamsin répondit: «c’est très simple, tout le monde fauche» . En règle générale cette vision est aujourd’hui encore très répandue parmi les Russes. Mais personne ne s’interroge sur sa véritable signification.

La tâche de l’enquêteur consiste à décrire précisément où se situe cette «fauche», comment elle est pratiquée. Une famille du village de Kuban est censée vivre avec 600 ou 1000 roubles (autour de 30 dollars), alors que ses revenus réels – ceux de la famille combinés à ceux du kolkhoze – s’élèvent à 200 ou 300 dollars. Il s’agit de revenus informels, habituellement non déclarés.

Quelle agriculture pour la Russie

En Russie, le débat porte actuellement sur la meilleure forme d’agriculture: petites ou grandes exploitations, c’est-à-dire fermes familiales et paysannes, ou bien kolkhozes et sovkhozes. Les enquêtes révèlent qu’il existe dans le monde paysan une symbiose entre les deux, un mélange confus entre exploitation familiale et grande structure. Il s’agit donc de décrire la véritable fonction de ces modèles. Privilégier une des ces formes d’exploitation la met en crise et provoque sa dégradation. En Russie aujourd’hui, elles coexistent harmonieusement, manifestant des formes remarquables d’échanges: puisque les membres du kolkhoze ne sont pas payés, ils vont profiter illégalement des ressources de celui-ci, en produits et en matériel. Mais il faut trouver un équilibre: si les membres du kolkhoze fauchent trop, le potentiel de production est détruit et les ressources disparaissent. S’ils ne prennent rien, les familles sont dans la misère.

On observe ainsi dans le secteur agricole une sorte d’économie informelle, qui se maintient grâce au «vol». Mais qu’est-ce que le «vol»? Dans les kolkhozes, il est plutôt bien vu puisque si le peuple russe ne volait plus, il mourrait de faim. Il a aussi sa réciproque, puisque les kolkhozes volent les paysans en ne payant pas les salaires pendant des mois.

C’est ainsi que le système se reproduit, et même évolue, avec toute une série d’aspects positifs. L’enquêteur remplace le vol et sa connotation négative par «revenus informels» . Un kolkhozien à qui on rappelait le commandement «tu ne voleras point» répondit: «mais à l’époque il n’y avait pas de kolkhoze» . Ce vol est tout simplement un acte informel destiné à établir un équilibre entre économie familiale et grandes structures industrielles.

Il est presque impossible de trouver une terminologie équivalente dans l’agriculture de l’Ouest. Par exemple en Russie on trouve litchnoïe podsobnoïe khoziaystvo (LPKHA) – l’économie familiale complémentaire (potager, verger, quelques animaux) qui sert à nourrir les familles, à pourvoir aux besoins du ménage. C’est aussi la fonction de la datcha . D’autre part, on trouve agrarni promiscliny komplex (APK) – le complexe agro-industriel.

Ces deux formes d’agriculture sont partout présentes et en interaction. Malheureusement, on les étudie séparément. Les spécialistes des APK – gros combinats d’élevage de porcs, grandes laiteries – ne prennent pas en compte l’économie familiale. Et de leur côté, les spécialistes de LPKHA évaluent la quantité de tomates et de pommes de terre cultivées dans les potagers.

Dans ce contexte, il existe une différence fondamentale entre la Russie et les pays occidentaux. On peut rappeler ici les travaux de Max Weber pour qui le capitalisme actuel débute à la séparation entre famille et entreprise. En Russie, elles sont aujourd’hui encore intimement liées. Elles constituent une sorte d’ensemble qui produit un flot énorme et informel d’échanges de ressources, non seulement dans l’agriculture mais aussi dans l’industrie.

Le kolkhoze, une protection sociale

Ce système était déjà caractéristique de l’époque féodale, avec d’un côté la ferme du grand propriétaire, de l’autre celle du paysan, avec des échanges comparables. Bien sûr tout a changé, les conditions aussi, mais ce modèle patrimonial s’est maintenu sous bien des aspects.

Les paysans dépendant du kolkhoze affirment en plaisantant qu’ils seraient d’accord pour que le directeur ait le statut d’un grand propriétaire, à condition qu’il nourrisse la communauté paysanne.

Dans les années 90, les kolkhozes et les sovkhozes ont prouvé de manière étonnante leur capacité de survie. Les réformes, telle que celle de Gaidar qui devait permettre l’émergence d’une classe de paysans privés, n’ont pas abouti, et l’agriculture russe continue de dépendre des grandes entreprises. Les kolkhozes et les sovkhozes ont changé de nom, ce sont désormais des «sociétés par actions». Ca ne change rien. Les gens disent: «c’est un kolkhoze, nous sommes kolkhoziens comme avant, et chez nous la règle est celle d’un kolkhoze» . Il est surprenant de voir à quel point l’ancien système se reproduit, malgré les actions, les parts, les nouvelles appellations. L’une des raisons est que le kolkhoze assure une protection sociale importante pour la population rurale. Avant, il était déterminant pour régler des problèmes d’ordre juridique ou économique, au même titre qu’autrefois la obschtschina – la vieille communauté villageoise. Celui qui quitte le kolkhoze s’expose à affronter seul la cruauté du monde post-soviétique, alors il préfère rester. Le kolkhoze est souvent la forme la plus rationnelle d’entreprise dans le sens moderne du terme.

Pendant toute la durée de l’enquête, on a observé de nombreux kolkhozes en faillite qui ne pouvaient plus payer un seul rouble de salaire à leurs membres. Mais ils restaient en mesure de venir en aide à ceux qui en avaient besoin, à l’occasion d’un mariage, d’un enterrement, pour réparer la maison, ou lorsqu’un fils est appelé sous les drapeaux. C’est aussi un des paradoxes. Pour le chercheur, il ressort que la voie principale du développement de l’agriculture dans la Russie d’aujourd’hui consiste en la réorganisation interne de la symbiose entre petit et grand. Dans la situation actuelle, les entreprises qui s’efforcent d’encourager cette symbiose – la symbiose organique entre famille et entreprise – obtiennent davantage de succès que les autres.

Un collectivisme traditionnel

Le collectivisme est ici une tradition, et dans une certaine mesure, ceci explique les échecs de la Perestroïka lors de la crise du collectivisme russe. Kropotkine, le grand révolutionnaire anarchiste, l’avait prédit. A son retour en Russie après la révolution de 1917, il critiqua les bolcheviks, surtout Lénine, à qui il écrivit: «Vous réalisez une construction sociale inefficace, mais dans quelques générations, tout va finir par s’écrouler. Par ce collectivisme d’Etat de caserne, vous détruisez l’aptitude spontanée des hommes à l’entraide et au libre collectivisme, et c’est un grand malheur et une grande tragédie pour cette société. Les gens seront tellement intimidés, ils en auront tellement assez de votre encasernement, que le jour où votre société se désagrégera, tous ces gens deviendront d’affreux individualistes. Ils ne seront plus capables de s’unir» .

C’est ce qui se passe aujourd’hui en Russie. Si le chercheur entend bien parler de l’extraordinaire obchtchinost (l’esprit communautaire) et de sobornost (la communauté spirituelle), il n’en voit rien. Il observe plutôt que les Russes ne sont plus unis, ni dans une structure collective, ni dans l’obchtchina (la communauté sociale), ni dans une association… Ils l’ont désappris, ils n’ont plus confiance, ils ont peur. Si quelqu’un leur dit: «venez, faisons quelque chose ensemble collectivement» , la réponse est immédiate: «ah, mais c’est le socialisme, nous allons encore être trahis, il y en aura encore un qui voudra commander» .

Dans les années 90, (…) on a pu souvent observer comment des associations de paysans se créaient pour se désintégrer aussitôt. Généralement, le paysan qui avait incité au regroupement en devenait le chef pour s’accaparer tous les biens et partir avec. En Russie il est urgent de créer des coopératives. Mais les gens ne sont pas capables de le faire, parce que la société précédente leur a désappris un collectivisme libre et créatif.

Cependant, ce problème a des limites, après une étape déterminée le développement reprendra une autre direction. La Russie des années 90 a plus souffert de l’absence de collectivisme que de l’excès. Elle a pratiqué une forme primitive de collectivisme «des liens de sang»: seules des petites unités rassemblant des proches, parents ou amis, ont essayé de surmonter la crise.

Les dangers de la bureaucratie

Pour la société russe, comme pour l’auto-organisation de communautés locales, la bureaucratie représente le principal danger. Les bureaucrates ont plus ou moins bien supporté le changement des dix dernières années. Poutine s’occupe maintenant de restaurer et de renforcer cette bureaucratie de triste mémoire, sans opérer de changements de fond. C’est très dangereux.

Par exemple le Kuban, une des provinces les plus riches, peuplée de gens capables, possède une puissante couche sociale de fonctionnaires agricoles qui contrôlent la situation et s’en sortent très bien.

Un autre exemple, celui de la stanitza , au village de Novaïa Deriviankovskaïa. Le directeur de l’école, qui connaît bien le pays et enseigne son histoire à l’école, était très inquiet. Il a raconté qu’une stanitza comprend deux kolkhozes. Dans ce village, l’un s’en sortait à peu près bien, l’autre était complètement délabré. Un an auparavant, un nouveau directeur avait été élu à la tête du kolkhoze le plus pauvre. Et, comme c’est souvent le cas en Russie, où presque tout dépend du propriétaire ou du directeur, celui-ci avait réussi à améliorer la situation de façon notable. L’axe central de ses réformes était justement de tenir compte de la relation de symbiose entre la grande structure du kolkhoze et l’intérêt des familles pour l’économie privée. Le salaire n’était pas payé en argent, mais en nature. La motivation au travail s’est accrue, les marges de production ont augmenté et les gens ont réalisé en l’espace d’une année qu’ils vivaient mieux.

Dans le même temps des paysans privés s’étaient associés, des «vrais» paysans auto-proclamés, en fait des patrons-paysans. L’un d’entre eux était le chef du district, l’autre son procureur. Formellement ils étaient paysans, mais en réalité c’est le kolkhoze qui devait cultiver leurs terres. Le nouveau directeur du kolkhoze a alors déclaré que les terres ne seraient plus travaillées pour ces chefs-là. Deux mois après ce refus, les patrons-paysans engageaient contre lui des poursuites judiciaires pour non-paiement d’impôts, le menaçant d’un procès et de prison. Ce qui s’est passé alors n’arrive pas souvent: les villageois se sont solidarisés massivement avec lui et ont manifesté devant les bâtiments du district en affirmant qu’ils ne le laisseraient pas tomber.

La recherche empirique révèle d’autres événements provoquant des réactions ou des formes spontanées d’auto-organisation. Depuis 1990, la population russe est complètement désorientée. Il n’y a aucune résistance: on ne paie pas de salaire aux gens, on les vole, on se moque d’eux, mais ils supportent tout ça patiemment. Pourtant, en 1995, deux petits villages de l’Oblast d’Omsk en Sibérie ont tenté de résister par les armes au régime de Eltsine. Ils ont préparé la révolte. Ils ont par la suite abandonné le projet mais le seul fait qu’ils l’aient envisagé est remarquable.

L’enseignement dans les villages

Les difficultés dans les villages sont énormes. L’indice le plus important de la capacité de survie d’un village est donné par l’état de son école. Avant 1990, la gestion scolaire était étatique. Dans les années 90, la situation a beaucoup changé, en particulier pour ce qui concerne les traitements et les salaires. La réforme de l’agriculture ne commence pas par l’économie mais par l’enseignement, par l’école du village. Lorsqu’elles traversent une crise, les communautés rurales abandonnent leurs positions l’une après l’autre, telle une petite forteresse qui se rend. La dernière barricade, c’est l’école. On ferme l’hôpital, la bibliothèque, la maison de la culture, la production chute, mais si l’école ferme, c’est toute la commune qui s’effondre.

La quantité de réserves mobilisables quand il s’agit de l’enseignement est toujours impressionnante. Naturellement, les familles sont mises à contribution, et surtout le kolkhoze. Puisque l’Etat a renoncé à financer l’éducation, les familles et les kolkhozes trouvent les ressources nécessaires pour que les écoles continuent à fonctionner. Mais le plus grand danger, dans le domaine de l’éducation comme dans celui de la santé, est la corruption. En théorie, l’éducation et la santé sont gratuites, mais en réalité il faut payer pour l’école, et donner des vsatki – des cadeaux – pour une admission. L’examen du budget des familles révèle à quel point la caisse familiale est mise à contribution pour que les enfants soient admis dans une institution et puissent y rester pendant cinq ans.

Nomadisme ville-campagne

Le lien entre village et ville est très fort en Russie, dans la mesure où la plupart des citadins sont encore des ruraux de première ou deuxième génération. L’industrialisation forcée stalinienne les a forcés à rejoindre les villes, mais leur mentalité reste paysanne. L’enquête s’intéresse particulièrement aux relations très étroites entre les citadins et leurs proches parents et amis à la campagne qui se rencontrent au moins deux fois par an. En effet, on assiste dans les villages comme dans les villes à une renaissance de fêtes telles que Pâques et roditelski dien – le jour des parents. En principe ce sont des fêtes religieuses, mais leur importance est plutôt d’ordre social. L’enquête n’a d’ailleurs constaté aucune montée de la religiosité en Russie. Ces jours-là, les gens de la ville s’efforcent de regagner leur village d’origine, et c’est au cimetière que tout le monde se retrouve. La moitié de la ville est là, on se salue avec émotion, on s’échange des paquets, des objets, de l’argent, des coups de mains. C’est l’occasion de nouer de nouvelles relations d’ordre social et économique, c’est la matérialisation de cet échange naturel entre la ville et le village ou la datcha . Paradoxalement, ces liens très étroits se sont renforcés ces dernières années quand une partie de la population, anciennement paysanne, a eu, grâce aux réformes, la possibilité d’avoir une petite parcelle de terrain. Tout le pays s’est alors consacré à cette petite exploitation personnelle et familiale, indispensable à la création de cette symbiose entre ville et campagne, entre l’appartement et la datcha .

Ce mode de vie est actuellement en plein épanouissement. Selon les statistiques, les citadins se sont rués vers la campagne au début des années 90, et 1,5% à 2% d’entre eux sont retournés vivre au village. Durant la décennie, l’équilibre ville-campagne est resté stable. (…) 55 à 60% de la population russe, dans les villages comme dans les villes, est une population rurale. En effet, dans les petites villes aussi, on vit essentiellement de l’agriculture.

A cela s’ajoutent les datchniki de Moscou. Dans le district de Mojaysk, situé aux confins de l’Oblast de Moscou, à 100 Km de la ville, on compte environ 200 datchas . Elles occupent 40% du territoire du district. C’est l’existence typique du Russe moyen, à cheval sur deux milieux. Les Russes vivent un peu comme des hippopotames ou des oiseaux migrateurs, ils passent une partie du temps à la ville et l’autre à la campagne, et c’est une méthode de survie. Comme ces animaux, ils vivent à la limite de deux milieux, en séjournant dans l’un ou dans l’autre, exploitant leurs ressources de manière optimale. Ils nomadisent entre ville et campagne, entre campagne et ville, en une migration gigantesque, souvent collective, reconstituant l’obchtchina – la communauté. Il arrive par exemple que des usines ferment au printemps pour permettre à leurs ouvriers d’aller s’occuper de leur potager. Ils sèment, plantent les pommes de terre, ensuite ils retournent à l’usine. Au moment de la récolte, ils repartiront pour deux semaines.

A l’époque soviétique il se passait la même chose, mais de manière centralisée. Les usines continuaient à fonctionner, tandis qu’une partie des effectifs était envoyée travailler aux champs. Aujourd’hui, la direction locale se contente de dire: «le salaire est trop bas, nous sommes dans l’incapacité de vous nourrir avec si peu. Alors vous devez compter sur votre potager. Si nous fermons l’usine, vous verrez vous-mêmes que vous vous débrouillez, et nous pourrons l’ouvrir à nouveau» . Dans les circonstances actuelles, ça marche.

Selon les statistiques, il y aurait en Russie 40 millions de petites exploitations de subsistance qui font vivre en gros les deux tiers de la population. C’est soit la datcha , soit le potager du kolkhozien à la campagne. Un tiers de la population environ vit dans les zones rurales, un tiers dans des petites villes et un tiers dans des grandes villes de plus de 100.000 habitants. Les villes moyennes en comptent de 50.000 à 100.000, les petites moins de 50.000.

Réussir la symbiose individuel/collectif

L’agriculture russe serait en mesure de nourrir la Russie. Pour beaucoup de produits, son auto-suffisance est totale. Le principal problème, c’est la bureaucratie agricole. Pour augmenter la productivité de l’agriculture, il faut avant tout réorganiser et réduire l’appareil des fonctionnaires, et réorganiser aussi les communautés rurales, leur autonomie de gestion et l’économie familiale. L’alternative idéale serait de créer des coopératives, mais malheureusement le mot coopérative est devenu un terme injurieux pour les Russes, depuis que les coopératives créées sous Gorbatchev se sont avérées être les premières petites entreprises capitalistes. (…)

La Russie pourrait aujourd’hui adopter le modèle de Tchaïanov, un grand agronome russe du début du XXème siècle qui a élaboré la théorie de la coopérative rurale. Cette théorie prône la combinaison de l’individuel et du collectif, pour des individus engagés dans des processus collectifs bien définis, qu’ils peuvent maîtriser et rationaliser.

Ce serait une voie riche de perspectives.

Alexandre Nikulin

«Erotik des Informelles»

Cet article résume un entretien entre Kai Ehlers et Alexandre Nikulin, extrait du livre de Kai Ehlers «Erotik des Informelles» (Erotisme de l’informel - De la nécessité de l’auto-subsistance à la vertu de l’auto-organisation), Zürich 2004, paru en allemand.

Alexandre Nikulin est diplômé de l’école des sciences économiques et sociales de Moscou, fondée par Theodor Shanin*. Dans le cadre de ses études il a mené depuis 1993 une série de recherches empiriques dans la région de Nijninovgorod et de Saratov, ainsi que dans le district de Krasnodarsk au sud de la Russie centrale. Selon la convention de l’école, les étudiants doivent passer plusieurs mois sur le lieu de leur enquête avant de commencer à poser des questions. Les rapports d’enquête résultant de cette méthode ne s’appuient pas en premier lieu sur des statistiques locales ou nationales, mais sur des études de cas significatifs, effectuées à partir de l’observation directe sur une longue durée, ce qui permet une estimation qualitative, et non quantitative, de l’objet de la recherche. La comparaison avec les statistiques officielles n’est qu’un contrôle complémentaire.

* voir Archipel No 65, octobre 1999

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