RWANDA: Lacunes et travers de l'historiographie rwandaise

de Alex Robin, Radio Zinzine, 9 mars 2022, publié à Archipel 312

La reconnaissance officielle du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 est largement répercutée au niveau international par l’intermédiaire de toutes sortes d’instances, ce dont on peut se féliciter, même si certains éléments d’explication peuvent encore faire débat. Cependant, quid de la reconnaissance des autres crimes commis dans le même contexte, contre des milliers de civils hutus. Et ce tabou entretenu par le pouvoir rwandais post-génocide handicape l’avenir de la région des Grands Lacs.

Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), créé par le Conseil de sécurité le 8 novembre 1994 a établi la réalité du génocide des Tutsis le 16 juin 2006 tel «un fait incontestable». Peu de voix le contestent en tant que tel, mais certains idéologues ont tendance à le réduire à une réaction populaire spontanée contre les Tutsis face à l’assassinat du président hutu Habyarimana le 6 avril 1994, attribué alors à la guérilla tutsie. Or les jours suivant cet attentat, qui reste énigmatique, l’appareil d’État a mobilisé la population contre le FPR et ses «infiltré·es» tutsis, ce qui revenait à montrer du doigt tous·tes les Tutsis.

D’autres relativisent la spécificité du génocide contre les Tutsis en parlant de «génocide rwan-dais» ou de «double génocide» puisqu’il y eut des morts hutus dans le même temps. Mais ces deux réalités ne sont pas du même ordre, du moins pour la période 1990-1995. Dans un article impor-tant le chercheur américain Scott Straus estime que «dans un cas on a voulu supprimer une population entière, dans l’autre durant cette période, au Rwanda, je n’ai pas constaté la volonté de détruire la population hutue rwandaise mais celle de recourir à des violences massives pour contrôler cette population et la punir. En termes légaux, ces dernières constituent des crimes contre l’humanité.1» Quelle que soit leur définition, ces crimes ne sont toujours pas reconnus. Ce qui engendre de nouvelles rancœurs comme le souligne également Straus: «l’occultation des crimes non-génocidaires a ouvert la voie à un récit conspirationniste [...] ce qui renforce le négationnisme».

Effectivement alors que l’on sait que des massacres de Tutsis ont précédé le génocide, les crimes qui ont été perpétrés par la guérilla tutsii visant des Hutus dans la même période, notamment lors de l’attaque de Ruhengeri en 1991 ou de Byumba, en 1993, puis après le génocide contre le camp de réfugié·es de Kibeho en 1995, voire dans le nord-ouest du pays en 1997-98, sont occultés. Et durant le génocide des Tutsis, des milliers de civil·es hutus ont été tué·es, en partie par les extré-mistes hutus les accusant d’être complices, mais aussi par le FPR, soit lors de représailles aveugles, soit «pour faire de la place». Le rapport de l’Américain Gersony qui a enquêté partiel-lement sur ces crimes pour le HCR est resté confidentiel, suite à un arrangement entre les USA et le régime de Kagame (2).

Le drame congolais

C’est surtout après le génocide de 1994 dans les années qui suivirent, quand des centaines de milliers de Hutus ont fuit au Congo, que des crimes de masse ont eu lieu. Certains auteurs en phase avec le gouvernement Kagame les estiment exagérés ou les justifient, arguant qu’une partie de ces réfugié·es étaient des génocidaires, le reste des meurtres étant de l’ordre de la «bavure» (3). Or de nombreux témoins et plusieurs rapports internationaux attestent de la gravité de ces crimes commis par le FPR contre ces réfugié·es hutus. L’immense majorité d’entre eux n’était pas impli-quée dans le génocide et une telle ampleur ne peut se résumer à de simples représailles, comme le confirme le rapport Mapping de l’ONU, consultable en ligne: «La nature systématique, méthodologique et préméditée des attaques répertoriées contre les Hutus ressort également: ces attaques se sont déroulées dans chaque localité où des réfugié·es ont été dépisté·es par l’AFDL/APR (4) sur une très vaste étendue du territoire. La poursuite a duré des mois, et à l’occasion, l’aide humanitaire qui leur était destinée a été sciemment bloquée [...]. Ainsi les at-taques systématiques et généralisées décrites dans le présent rapport révèlent plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide.» Le rapport ne tranche pas sur l’éventualité d’un génocide au Congo contre les Hutus du fait qu’un des buts de l’armée rwandaise était le rapatriement des réfugié·es. Mais comme le précise Straus: «Durant la poursuite des réfugié·es hutus à l’intérieur du Zaïre, la stratégie dominante de l’Armée patriotique rwandaise et de ses alliés fut une logique de massacre. Donc après le rapatriement de 1996, soit durant plusieurs mois en 1997, il est pensable qu’au Zaïre, il s’agisse d’un cas de génocide.» (5) Dès lors il appartient à un tribunal international de trancher.

Et maintenant?

Pourquoi des années après, deux rapports des Nations unies (Garreton en 1998 et Mapping en 2010) n’ont obtenu aucune suite officielle? L’on sait déjà que pour ce qui concerne les crimes commis au Rwanda le TPIR, après avoir jugé une grande partie de leaders Hutus accusés de génocide s’est abstenu de juger les crimes du FPR suite à un arrangement avec l’administration US (6). Quand le rapport Mapping sur le Congo est sorti, Kagame a laissé entendre que les USA étaient aussi impliqués dans la question congolaise et a menacé de retirer les forces d’interposition rwandaises du Darfour pour faire pression sur les Nations unies7. Un tel rapport de forces freine l’émergence d’un tribunal spécial pour le Congo tant attendu par les rescapés et proches des victimes rwandaises et congolaises des crimes commis dans les années 1996-2002.

Cependant en 2018 la nomination au Prix Nobel du docteur Mukwege, célèbre gynécologue de l’est du Congo, a jeté un pavé dans la mare lorsqu’il déclara qu’il n’y avait pas d’avenir dans la région des Grands Lacs sans que la vérité telle que décrite par Mapping soit reconnue. La vérité historique est le point de départ de la lutte contre l’impunité de crimes qui se reproduisent jusqu’à aujourd’hui dans l’est du Congo. Cette région intéresse le monde entier pour être une des princi-pales productrices de coltan, minerai qui se trouve dans nos téléphones portables, ajoutait-il lors de son intronisation. Il n’eut de cesse de le répéter depuis, quels que soient les risques (8). En cette année 2022 un documentaire bouleversant, «L’empire du silence», du réalisateur belge Thierry Michel, lui fait écho en revenant sur les traces des crimes commis au Congo par le FPR, l’Ouganda et certains chefs congolais ces années-là. Tandis qu’au Rwanda Kizito Mihigo, rescapé tutsi qui fut longtemps le chanteur le plus populaire du pays était retrouvé pendu dans un com-missariat en février 2020. Le régime ne lui a pas pardonné d’avoir écrit en 2014 un requiem présentant ses condoléances aux victimes tutsies du génocide, mais aussi à celles et ceux qui ont été victimes d’un crime «qui n’a pas été qualifié de génocide».

L’histoire est bloquée à ce niveau. Le général Kagame est sacralisé par la Communauté in-ternationale qui le voit tel un rempart contre le génocide des Tutsis et ferme les yeux pour faire oublier son abandon du Rwanda en 1994. Les réseaux internationaux rwandais harcèlent celles et ceux qui ne s’alignent pas sur Kigali, et les dissident·es sont neutralisé·es, voire éliminé·es. Comme le dit Scott Straus il est trop dangereux d’évoquer les tabous pour les Rwandais, c’est à nous étrangers qu’il revient de le faire, sans édulcorer la gravité du génocide des Tutsis pour au-tant. En d’autres temps et d’autres dimensions Staline se prévalait de son rôle contre le nazisme. Il fallut attendre trente ans pour qu’avec la sortie de l’Archipel du Goulag (1975) on commence à reconnaître l’ampleur des crimes soviétiques. Il y a bientôt trente ans que le génocide a eu lieu au Rwanda. Ne serait-il pas temps de sortir du manichéisme historiographique?

Alex Robin, Radio Zinzine

  1. Scott Straus, «Ecrire l’histoire des violences au Rwanda», in Laëticia Atlani-Duault, Jean-Hervé Bradol, Marc Lepape, Claudine Vidal (dr.): Violences extrêmes, enquêter, secourir, juger, République démocratique du Congo, Rwanda, Syrie, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021.
  2. Voir Alison Des Forges, dir. Aucun témoin ne doit survivre, Le génocide au Rwanda, Khartala, 1999, p. 842-848.
  3. Tel est le cas du journaliste Patrick de Saint Exupéry qui se discrédite avec La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique, ed. Les Arènes, 2021. Voire Mego Terzian, «Patrick de Saint Exupéry, un faussaire au Congo», Crash, 27/10/2021. https://msf-crash.org/fr/publications/guerre-et-humanitaire/patrick-de-saint-exupery-un-faussaire-au-congo
  4. L’AFADL/APR est l’association de l’armée du FPR et de Laurent-Désiré Kabila qui a conquis le Congo depuis le Rwanda et l’est du Congo en 1996 et renversé le maréchal Mobutu en 1997 pour installer Laurent-Désiré Kabila
  5. Scott Straus, Ibid.
  6. Voir Florence Hartman, Paix et châtiment, les guerres secrètes de la politique et de la justice internationale, éd. Flammarion, Paris, 2007, p. 266-277.
  7. Voir: «Crimes en RDC: Le chantage émotionnel de Kagame empêche les poursuites selon un ancien avocat du TPIR», JusticeInfo.Net, 19/10/15. https://www.justiceinfo.net/fr/2586-crimes-en-rdc-le-chantage-emotionnel-de-kagame.html
  8. Voir son dernier livre, bouleversant, Denis Mukwege, La Forces des femmes, éd. Gallimard, 2021.