ESPAGNE:Les ouvriers agricoles se révoltent

de Dito Behr FCE Autriche, 28 juil. 2011, publié à Archipel 195

En mai dernier, une délégation de syndicalistes autrichiens, accompagnés d'une journaliste de la radio autrichienne, s'est rendue dans la région d'Almeria dans le sud de l'Espagne pour s'informer des conditions de travail dans l'agriculture industrielle et nouer des contacts avec le SOC (Syndicat des ouvriers agricoles andalous).

On a beaucoup parlé, ces dernières années, des conditions de travail misérables dans le secteur industriel de la production européenne de fruits et légumes, aussi bien dans la grande presse que dans des journaux critiques et indépendants ou sur des blogs. Des films documentaires largement diffusés comme «We feed the word» ou «Notre pain quotidien» montrent clairement que la production de fruits et légumes bon marché est impossible sans l’existence d’une armée de réserve d’ouvriers agricoles en situation précaire, souvent illégaux. Cependant on a très peu évoqué certains secteurs de l’agriculture biologique dans de grandes entreprises produisant pour l’exportation, fonctionnant selon la même logique.
La venue de la délégation fut d'abord l'occasion d'un échange de savoir-faire entre syndicalistes autrichiens et andalous, ce qui, dans la situation de crise actuelle est non négligeable. La problématique du combat syndical contre le racisme était l'une des préoccupations majeure de la rencontre. Enfin, ce fut l'occasion d'envisager des solidarités concrêtes.
Depuis plus de dix ans, le SOC, dont les militants et les membres sont majoritairement des migrants, se bat dans la province d’Almeria pour les droits des ouvriers du secteur agricole. La campagne d’Almeria est recouverte de plus de 35.000 hectares de serres en plastique. Une grande partie des légumes vendus en Europe pendant les mois d’hiver en provient. La critique des dégâts écologiques et de l’exploitation des 120.000 migrants présents sur place ne s’étant pas tarie, il fallait faire quelque chose pour l’image de la région. Les nombreuses interventions publiques du SOC, le grand intérêt manifesté par des journalistes, syndicalistes et activistes internationaux rendaient impossible la poursuite du business ordinaire. A cela s’est ajoutée une crise de surproduction entraînant une chute des prix, exacerbée par l’autorisation d’importer les produits bio du Maroc. En bref: de nombreuses exploitations se sont converties au bio. Ce changement a apporté des améliorations sur certains points: les plantes et les nappes phréatiques absorbent moins de produits toxiques, les ouvriers agricoles ne doivent plus les manipuler car ils sont extrêmement dangereux pour la santé, occasionnant parfois de graves lésions. Le hic: la réglementation de l’agriculture biologique ne comporte aucune contrainte au sujet des droits des salariés. On trouve des «codes de conduite» réglementant cet aspect dans des initiatives telles que «globalgap»1 mais ils ne font l’objet d’aucun contrôle public et sont édictés par les patrons eux-mêmes. Ce n’est que la réponse stratégique des chaînes de supermarchés aux grèves et à la résistance dans l’agriculture industrielle ainsi qu’aux campagnes menées contre les pratiques d’achat des grands distributeurs – pas beaucoup plus qu’une feuille de vigne, en quelque sorte.
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’une lutte ait éclaté dans une grande entreprise bio d’Almeria où des ouvrières marocaines et roumaines réclament leur réembauche, de meilleures conditions de travail et une augmentation de salaire.
Biosol
L’entreprise Biosol2 est l’une des plus importantes de la région à commercialiser des légumes produits biologiquement. Présente sur le marché depuis 1993, Biosol fait partie des pionniers du bio à Almeria. Depuis 11 ans, tomates, poivrons, concombres, courgettes, pastèques et melons sont aussi produits pour l’exportation. Cette diversité de produits permet à l’entreprise de cultiver et récolter toute l’année. Biosol possède une usine de conditionnement où ses fruits et légumes ainsi que ceux de quinze autres entreprises sont préparés pour l’exportation, représentant 98% de la production. En tout l’entreprise traite une production de 7.000 tonnes sur une surface de 100 hectares.
En tout Biosol, emploie 200 personnes, dont 80 dans la halle de conditionnement. Le partage du travail est classique: les hommes sont surtout dans les serres, les femmes sont plus nombreuses au tapis roulant et à l’emballage. La plupart viennent du Maroc, mais aussi de Roumanie.
En octobre dernier, pour la première fois, la résistance des ouvrières éclatait au grand jour: une dizaine de femmes du conditionnement, surtout des Marocaines, étaient licenciées sans explications. La raison de cette mesure s’est rapidement clarifiée: les employées de longue date (pour les licenciées en question de cinq à dix ans) sont remplacées par des nouvelles au statut précaire. En effet, seules les personnes ayant travaillé suffisamment longtemps dans l’entreprise reçoivent une indemnité de licenciement. Biosol s’appuie sur un principe qui a fait ses preuves: ne pas en arriver là. Ce n’est pas tout: ces employées, qui effectuent le même travail depuis des années sur la même machine et dans la même halle de conditionnement, recevaient un avis officiel de rupture de contrat de la part de trois différentes entreprises appartenant à Biosol.
Mais, comme c’est souvent le cas, il s’agit seulement de la pointe de l’iceberg; les employées ont rapporté au SOC toute une série d’infractions: non respect de la convention collective sur les salaires, horaires de travail de neuf heures à une heure du matin, sans prime pour les heures supplémentaires, retrait automatique d’une demi-heure si une pause dépasse cinq minutes; travail à la tâche dans la halle de conditionnement avec la menace d’être licencié si une certaine quantité n’est pas atteinte; agressions verbales des contremaîtres; même les femmes enceintes doivent soulever des caisses de vingt kilos. L’une d’elles s’est plainte d’un accouchement pénible suite à ce genre de travail, mais il est difficile de prouver qu’il est dû aux conditions de travail chez Biosol.

Journalisme critique et campagnes

Les ouvrières s’étaient déjà adressées au SOC en octobre 2010 pour chercher ensemble une issue à leur situation. L’affaire a pris de l’ampleur à la parution d’un article de la journaliste de Hambourg Shelina Islam sur les conditions de travail chez Biosol. Sous le titre «le monde du bio est loin d’être sain», des témoignages d’ouvrières étaient publiés dans le quotidien suisse «Tagesanzeiger», ainsi qu’une citation de Laura Gongora, syndicaliste et juriste du travail: «Le bio est sûrement bon pour le consommateur, mais rien ne change pour les ouvriers. Les infractions au droit du travail ne diminuent pas. Les légumes ainsi produits sont tout simplement appelés bio».
Après la sortie de l’article, la chaîne de distribution suisse Coop (la plus importante avec Migros) a annoncé qu’elle arrêterait ses achats à Biosol si le conflit n’était pas résolu le 28 avril de cette année. Des représentants de Coop, de BioSuisse (union des producteurs bio) et de Rewe (coopérative allemande de grande distribution alimentaire) se sont rendus à Almeria pour prendre contact avec les ouvrières et le SOC. En plus de la réembauche des licenciés et le respect des conventions collectives, les ouvrières et le SOC ont exigé la présence d’un représentant syndical permanent dans l’entreprise. Coop a soutenu cette exigence.
Au premier abord tout ceci paraît invraisemblable: depuis quand les chaînes de supermarchés (à quelques exceptions près) se préoccupent-elles des conditions de travail chez leurs fournisseurs?
Cependant, les pertes causées aux supermarchés par «une mauvaise image sociale» sont ponctuellement assez importantes pour déclencher ce type de comportement. La réaction de Coop n’a rien de spontané: dans le cas des légumes d’Almeria, elle découle du fait que depuis dix ans, des organisations sont restées en contact permanent avec le SOC et mènent des campagnes pour dénoncer publiquement les mauvaises conditions de travail et le racisme à Almeria. Les pratiques d’achat des chaînes de supermarchés sont ouvertement critiquées.
Le 6 avril une manifestation de protestation des ouvrières concernées et du SOC s’est tenue devant le siège de l’Union du patronat Asepal et devant le Tribunal du travail d’Almeria. Plusieurs plaintes sont portées contre Biosol pour falsification de documents.

Un succès ponctuel

Grâce aux actions conjuguées de différents organes de presse et de syndicats, de consommateurs critiques et d’ONG, le conflit à Biosol a été résolu début mai au profit des ouvrières: Biosol a cédé, sans doute à cause de la menace de Coop de rompre ses contrats; six d’entre elles ont été réembauchées, six autres ont reçu leurs indemnités de licenciement, d’un montant de plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Le vent contraire qui souffle actuellement concernant le conflit du travail chez Biosol est certainement un succès de la coopération internationale syndicale et antiraciste entre des initiatives à Almeria – le SOC en première ligne – et d’autres dans les pays consommateurs des fruits et légumes. Dans son communiqué de presse du 13 avril dernier, la plate-forme suisse «Pour une agriculture socialement et écologiquement durable» encourageait les consommateurs à soutenir le SOC et la lutte des ouvrières de Biosol.
La prochaine étape est importante: le SOC doit réussir à s’implanter dans l’entreprise et à employer une conseillère d’entreprise, ce qui n’est pas évident, malgré le succès remporté: un travail syndical continu dans une entreprise telle que Biosol implique d’avoir affaire jour après jour aux contremaîtres et autres supérieurs. Dans les prochains mois, il sera particulièrement important de suivre de près l’évolution de l’entreprise et de poursuivre les actions de soutien au SOC.
A long terme, évidemment, on veut bien plus: imposer le respect du principe «égalité de salaires et de droits pour un même travail» pour tous les travailleurs migrants d’Almeria et une abolition de toutes les formes de capitalisme agricole,

Pour plus d’informations: www.forumcivique.org
1. http://www.globalgap.org/ est un organisme privé qui établit des normes volontaires à travers lesquelles on peut labelliser des produits agricoles partout dans le monde. Il s’est établi dans le marché global comme une référence en ce qui concerne les Bonnes Pratiques Agricoles (BPA). Il est impliqué actuellement dans plus de 80 pays.

  1. Voir Archipel No 194, juin 2011,
    «Exploitation biologique»