ANDALOUSIE: Nouvelles du SOC/SAT

de Jacques Berguerand membre FCE France, 24 févr. 2018, publié à Archipel 267

Une délégation du Forum Civique Européen s'est rendue en Andalousie à la demande du SOC (Syndicat des Ouvriers de la Campagne), afin de découvrir la réalité de la lutte des travailleurs et travailleuses saisonnier·es, pour la plupart espagnol·es mais aussi marocain·nes et d'Afrique subsaharienne.

Pays d'à peu près 500.000km², et d'une cinquantaine de millions d'habitants, l'Espagne a aujour-d'hui un taux de natalité très bas qui ne lui permet plus, depuis les années 2010, de renouveler sa population active. Après une très longue période d'émigration, l'Espagne se voit obligée d'ouvrir ses frontières à l'immigration, cela même dans un contexte de chômage massif, surtout chez les jeunes, et de façon très inégale selon les régions.
A la fin du XVe siècle, qui vit l'expulsion d'Andalousie du dernier Royaume arabe par la Monarchie catholique espagnole, de grosses propriétés foncières furent le prix à payer aux nobles et seigneurs de guerre qui l'aidèrent dans cette tâche. Une structure foncière très inégalitaire de gros propriétaires terriens a subsisté en Andalousie et en Estrémadure jusqu'à la victoire du Front Populaire en 1936.

Retour sur le SOC
Une réforme agraire a alors commencé sous la pression des très nombreux paysans sans terre et ouvriers des gros domaines agricoles. Un million d'hectares ont été redistribués à plusieurs centaines de milliers de familles. C'est une des mesures qui a justifié le putsch militaire fasciste de Franco, afin de restituer leur bien aux gros propriétaires expropriés, souvent membres influents de l'Opus Dei.
Jusqu'à la mort de Franco en 1975, la lutte organisée des travailleurs agricoles andalous s'est poursuivie dans la clandestinité à travers les «comisiones jornaleras» (commissions de journaliers), et le SOC s'est créé officiellement dès 1976, en relançant le mouvement d'occupation des terres. Son mot d'ordre: «terre et liberté».
Depuis cette époque, l'Espagne vit sous le régime d'une «monarchie constitutionnelle», compromis postfranquiste.
Dès le début des années 1980, des contacts sont établis entre le Forum Civique Européen et les journaliers andalous du SOC, seuls en Europe à poser le problème social de la terre, à revendiquer une vraie réforme agraire, et à le payer cher en mois de prison et en amendes. Une brochure est éditée en 1985: Terre et Liberté, la lutte des ouvriers agricoles en Andalousie, très informative et encore d'actualité. C'est l'époque de l'occupation de 2000 hectares d'une grosse finca1, et le début de la coopérative de Marinaleda, petite commune de 2500 habitants dont un militant du SOC deviendra maire.

Agriculture
1985 est aussi la date d'entrée de l'Espagne dans le «Marché Commun» et d'un profond bouleversement pour son agriculture et les hommes qui en vivent. Après la première phase d'après-guerre, qui avait consisté à assurer l'autonomie alimentaire de l'Europe, la deuxième phase a consisté à «moderniser» l'agriculture à marche forcée pour la rendre compétitive sur le marché mondial. Son moyen: faire disparaître le maximum de petits paysans pas «rentables», spécialiser et concentrer les productions sur de grosses exploitations dans certaines régions d'Europe, en accompagnant cette restructuration par un budget énorme. Cette spécialisation est assez visible en traversant l'Espagne du Nord au Sud, comme nous l'avons fait. Riches régions industrielles au Nord, Catalogne et Pays Basque, concentration des agrumes dans la région de Valencia, grands plateaux céréaliers de la Castille, de la Mancha et de Madrid au cœur de l'Espagne, collines d'oliviers à l'infini en Andalousie à partir de Jaen, mer de serres en plastique pour la culture des primeurs plus à l'est autour d'Almería. D'autres régions se sont spécialisées dans la fraise, l'amande, la vigne et l'arboriculture fruitière exotique, mangue, avocat. Pour l'Andalousie, le moindre des paradoxes n'est pas de développer ces cultures très exigeantes en eau dans une région semi-aride où il tombe à peine 300 mm d'eau chaque année. Ces cultures se font au prix d'un assèchement dramatique des nappes phréatiques et le mode industriel de culture y favorise une érosion énorme, de l'ordre de 200 tonnes de terre perdues annuellement par hectare dans les oliveraies. L'utilisation systématique de désherbants pour faciliter la mécanisation de la récolte, d'engrais et de pesticides provoque une pollution irrémédiable des nappes phréatiques et des eaux de surface. Ce modèle agricole n'est pas viable à long terme.
Le territoire a aussi subi une énorme déforestation et seules les régions de montagne ont encore de belles forêts souvent remplacées par des plantations de pins à partir des années 1960. Période durant laquelle une partie de la population a quitté la terre, favorisant aussi le développement de gros troupeaux extensifs. Dans d'autres régions, en Galice par exemple, l'Europe a financé la plantation d'essences à croissance rapide comme l'eucalyptus. Ce sont ces régions qui ont brûlé cet automne, faisant, comme le Portugal et la Californie, la «une» des quotidiens européens.
Cerro Libertad
Le 1er avril 2017, une ferme abandonnée de 65 hectares d'oliviers a été occupée par 200 militants du SOC/SAT en soutien d'un de leurs militants qui est en prison à Jaen depuis un an. Car en 30 ans, la situation n'a guère changé pour les travailleurs agricoles andalous. La répression est toujours aussi dure. Nous avons décidé de nous rendre sur place à la mi-novembre pour les connaître, les aider à récolter les olives et mieux comprendre la situation actuelle.
Nous avons été accueillis par une quinzaine de personnes qui restaurent lentement les bâtiments afin de loger les bénévoles, d'avoir un espace collectif pour se réunir et prendre les repas et un lieu où presser les olives. Maria, Curro et quelques autres nous ont fait visiter le lieu et expliqué son histoire. Ils ont quelques chèvres, deux cochons, un jardin dont ils se sont nourris tout l'été et dont ils ont pu vendre quelques légumes à Jaen, grande ville la plus proche, capitale de l'olive. Un gros travail de nettoyage des oliviers, abandonnés depuis 5 ans, est entrepris pour la récolte d'automne, qui ne sera pas très grosse, faute d'entretien, d'arrosage et de pluie depuis 8 mois. Cette ferme appartient à BBVA, une grosse banque espagnole, qui l'a récupérée d'un propriétaire exproprié, entrepreneur immobilier en faillite après la crise du bâtiment des années 2008. La banque touche depuis 5 ans les aides de la Politique Agricole Commune2 sans exploiter les terres, entre 20.000 et 30.000€ par an.
Actuellement, le SOC est en pourparlers avec la banque et cette situation précaire les empêche de faire de gros investissements sur le lieu. Dans cette région, la densité d'oliviers à l'hectare est traditionnellement d'une centaine d'arbres, un tous les 10 mètres.
Mais l'arrosage systématique au goutte-à-goutte ou à l'aide de petits bassins au pied de chaque arbre permet des rendements énormes, tant qu'il y a de l'eau. Sur les meilleures terres, la densité d'oliviers est doublée ou triplée, la taille et la récolte sont mécanisées. Le projet du SOC est de faire une coopérative avec une dizaine de familles, d'abandonner les grandes monocultures et de diversifier les productions en agro- écologie, maraîchage, vigne, céréales, pois chiche, huile d'olive et cultures vivrières comme de tradition autrefois.
Crise sociale en Andalousie
Jusqu'au début des années 1970, plus d'1,3 million d'Andalous ont émigré vers la Catalogne, Madrid, Valence, le Pays basque, les Baléares mais aussi vers d'autres pays européens ou en Amérique hispanique et aux Etats-Unis. En 2016, plus de 120.000 Andalous ont émigré. Dans cette région de monoculture de l'olive, pratiquée sur 1,5 million d'hectares, la culture a été mécanisée à outrance. Il n'y a plus besoin de main-d'œuvre. Beaucoup de journaliers sont partis à la ville où le chômage est massif ou dépendent complètement des mesures sociales mises en place par Franco d'abord puis par les socialistes dans les années 80 afin de leur faire abandonner les revendications sur la terre. Jusqu'en 2008, beaucoup sont partis travailler dans le bâtiment à l'occasion du boom immobilier. Après la crise immobilière de 2008, beaucoup de jeunes sont retournés à la campagne et ont recommencé à lutter pour la terre qui seule peut leur permettre de manger et de vivre. C'est de cette époque, 2007 exactement, que date l'extension du SOC au SOC/SAT, Syndicat Andalou des Travailleurs.
Cette «Communauté Autonome» de 87.000 km2 et plus de 9 millions d'habitants est la deuxième en superficie et la plus peuplée d'Espagne. Elle comptait 30% de chômage en 2017, le taux le plus élevé d'Europe, jusqu'à 40% dans la «Province» de Jaen, soit plus de 600.000 personnes. Ce taux peut monter à 70 voire 80% en milieu rural, comme dans la petite ville de Jodar, à 45 km de Jaen, qui compte 12.000 habitants et 4000 travailleurs saisonniers. De même dans certains quartiers de Jaen dont l'augmentation de la population est alimentée par l'exode rural.
41% de la population vit sur le seuil de pauvreté avec 2 euros par jour en 2017. 3,5 millions de personnes (1 sur 2) sont en risque d'exclusion sociale. 800.000 à 1 million n'ont pas de travail salarié et il n'est pas exagéré de faire la comparaison avec de nombreux pays d'Afrique, d'Amérique du Sud ou d'Asie. Il n'y a pas «qu'ailleurs» qu'il y a de la misère sociale.

Mesures sociales
Dès 1970, sous la pression sociale, Franco avait été obligé de mettre en place «l'emploi communautaire» pour les journaliers espagnols au chômage, travaux publics souvent inutiles et temporaires. En 1982, cet «emploi communautaire» a été supprimé par les socialistes au pouvoir. Trois nouvelles mesures l'ont remplacé.
Des «allocations chômage», de l'ordre de 430 euros par mois pendant 6 mois, sont distribuées selon l'âge et le nombre de «jornadas», journées de travail réalisées dans l'année. Paradoxalement, cette mesure, par la signature des attestations de travail délivrées par les patrons, a rétabli certains privilèges latifundistes et a divisé et isolé les journaliers.
La deuxième mesure est le «PER», Plan d'Emploi Rural. Il s'agit de subventions de l'Etat destinées à la réalisation d'infrastructures rurales. Pour en bénéficier, une municipalité doit présenter un dossier. Les journées de travail dans le cadre d'un PER s'ajoutent aux «jornadas» pour l'obtention de l'allocation chômage. En principe, les emplois créés par le PER sont réservés à ceux qui n'ont pas réuni le nombre de «jornadas» requises ou qui n'ont pas perçu d'allocations chômage depuis un certain temps.
La coopérative du SOC de Marinaleda a pu bénéficier de ces mesures pour se développer. Mais elles ont été fortement critiquées car elles ont généré beaucoup de clientélisme politique et de corruption.
La dernière mesure consiste en «formations professionnelles» sans réelle perspective d'emploi.
Partage inégal
A cette situation explosive, s'ajoute une répartition des terres très inégalitaire. En Andalousie, 66% des terres appartiennent à 6% de gros propriétaires. A Jaen, 20% de propriétaires cumulent 70% des terres. A Jodar, à 45 kilomètres de Jaen, 70% des terres sont dans les mains de gros propriétaires membres de l'Opus Dei et un seul gros propriétaire possède 350.000 oliviers soit à peu près 3500 hectares. La Duchesse d'Alva, près de Séville, possède 35.000 ha de terres, et touche 3 millions d'euros de PAC.
A quoi ont donc servi les 1,6 milliards d'euros d'aide directe européenne versés à l'Andalousie en 1998? Combien ont été versés en 2017, vingt ans après? A qui?
En agriculture, ces aides directes sont distribuées aux groupements de propriétaires, aux infrastructures et aux investissements productifs. Sans limitation de surface, ces aides sont distribuées de façon très inégalitaire à ceux qui ont le plus de surface. Elles poussent à l'agrandissement des structures, à la mécanisation, à l'industrialisation de la production et à la disparition de l'emploi agricole, la mise en concurrence des journaliers avec les petits paysans pourtant très proches dans leurs conditions de vie et leur soumission aux structures agricoles féodales encore actuelles. Les producteurs qui ne sont pas dans ces groupements ou qui font de la vente directe sont exclus de ces aides.
Répression sociale, syndicale et politique
Après ce sombre tableau, qui n'a fait qu'empirer ces trente dernières années suite à l'entrée de l'Espagne dans le Marché commun en 1985, comment s'étonner que la résistance s'organise et que les luttes perdurent? Comment comprendre qu'une telle richesse agricole soit aussi mal répartie et engendre tant de pauvreté?
Où est passée la belle idée contenue dans la «loi de réforme agraire andalouse» de 1984 sur «l'accomplissement de la fonction sociale de la propriété rurale», timide réforme héritée du franquisme, qui favorise surtout la privatisation des terres encore dans les mains de l'Etat? Elle va moins loin que la réforme agraire proposée par le SOC à Marinaleda en 1983: «cultures sociales» qui emploient beaucoup de main-d'œuvre, expropriation des gros propriétaires sans indemnisation, création de coopératives, installation de petites industries de transformation, commercialisation directe.
Lors de notre voyage, nous avons fait connaissance avec Andrés Bodalo, militant du SOC condamné le 1er avril 2016 à 3 ans et demi de prison, libéré début septembre 2017, après 538 jours de peine effectués à Jaen, sous bracelet électronique qu'il doit garder jusqu'en 2019. Andrés est assigné à résidence dans la ville de Jaen de
7 heures du matin à 19 heures le soir et astreint à des contrôles obligatoires quotidiens, hebdomadaires ou à l'improviste (contrôle sanguin pour voir s'il n'est pas alcoolique ou drogué). Journalier depuis son plus jeune âge et militant pacifiste de longue date, Andrés nous raconte ce qui l'a mené en prison.
En 2012, l'Espagne comptait 6 millions de chômeurs.
En 2008 déjà, et suite à la crise, le SOC avait fait des actions dans les supermarchés Carrefour et Mercadona pour dénoncer la situation de famine des journaliers, et de nombreux quartiers très pauvres des grandes villes. Ils avaient rempli illégalement des caddies d'alimentation pour les distribuer gratuitement aux gens dans le besoin, et dénoncer le scandale des denrées en date limite de péremption qui étaient détruites par les supermarchés. De nombreux procès s'en étaient suivis, avec 52 inculpations, 400 années de prison requises, de fortes amendes. L'action avait été payante puisque l'Etat espagnol et la «communauté autonome» d'Andalousie avaient été obligés de faire appel au PAM, le Programme Alimentaire Mondial, instance des Nations-Unies, pour acheminer de l'aide alimentaire. Actuellement encore, l'Espagne distribue 45.000 tonnes d'aide annuelle, dont 6000 tonnes pour la seule ville de Jaen. En Andalousie, qui compte 400.000 journaliers, 30 à 40% de la population active est concernée par cette mesure.
En 2012, Andrés et plusieurs familles occupent le Centre Social de Jodar, ville natale d'Andrés, pour dénoncer une situation sociale toujours plus catastrophique. Ils revendiquent un plan d'emploi pour le village et refusent l'assistanat. Après 3 semaines d'occupation sans aucune avancée sociale, la police intervient brutalement à 6 heures du matin pour évacuer le centre. Les militants se retrouvent devant la mairie, dont l'entrée leur est interdite, et une bousculade se produit. Le maire portera plainte par la suite. 18 personnes seront inculpées et condamnées à 100 années de prison. En 2015, après 3 années de procès, 14 personnes seront relaxées et 4 condamnées à de la prison ferme sans recours possible. Andrés n'a pas pu se présenter comme député Podemos et comme maire de sa commune. Une forte pression morale pèse sur sa femme et ses enfants. Un ultime recours en grâce est tenté auprès du Roi pour extraire Andrés des griffes de la justice. Nous vous tiendrons informés.
Actuellement, plus de 600 personnes militantes sont en attente de jugement en Andalousie, 140 années de prison et 1 million d'amende sont requis. Il s'agit là de répressions syndicales et politiques exercées par une justice partiale et un gouvernement apeuré. Cette situation se retrouve dans de nombreux pays d'Europe et d'ailleurs et une riposte internationale devient nécessaire et urgente.
Petit retour sur Marinaleda
Cette coopérative emblématique du SOC est actuellement sous pression. Le gouvernement andalou, propriétaire de la terre, a décidé de vendre. Les 40 coopérateurs officiels avaient jusqu'à fin décembre 2017 pour se décider à acheter chacun un lot d'une trentaine d'hectares à un prix intéressant et avec l'accès à un prêt bancaire à taux réduit. Sans la conclusion d'un accord, les terres devraient être vendues sur le «marché libre». La discussion est âpre à Marinaleda et les «coopérateurs» ne seront pas seuls à prendre la décision: celle-ci doit se prendre avec tout le village. Là encore, nous vous tiendrons informés dans un prochain Archipel.

Dernière minute Cerro Libertad
Cet article a été bouclé ce 13 janvier. Un appel nous a annoncé la veille qu'un tribunal venait de rendre un avis d'expulsion sur plainte de la banque. La Guardia Civile a pour la première fois constaté que les olives étaient ramassées. L'occupation par le SOC/SAT, depuis 10 mois, de cette ferme abandonnée est en péril.
Ceux qui souhaitent soutenir cette lutte en aidant à ramasser des olives, tailler les arbres et empêcher l'expulsion sont les bienvenus.

Contact: cerrolibertad(at)gmail.com

  1. Une finca est une propriété à la campagne.
  2. La PAC est une politique européenne qui attribue des primes agricoles, ici liées au nombre d'hectares d'oliviers.