LETTRES DE LECTEURS: La Syrie qui déchire

de Alex Robin FCE - Radio Zinzine, 22 déc. 2013, publié à Archipel 221

A propos de l’article d’Irène Labeyrie sur la Syrie nous avons reçu deux lettres de lecteurs. Alex Robin, qui suit les questions concernant le continent africain, tant pour Radio Zinzine que pour le FCE, répond à un certain nombre de points soulevés plus particulièrement dans la lettre de Marcus Heinzmann qui lui a paru inacceptable, tant sur la forme que sur le fond. Nous publions ici des extraits de ces lettres.

Lettre de lecteur N°1 Si j’avais lu ce témoignage dans la Welt Spinger, je n’aurais pas cherché qui l’a écrit. Mais je l’ai lu dans Archipel et je suis étonné: pendant la destruction de la Libye, les positions d’Archipel étaient encore un peu vaseuses, avec une légère tendance de type Adapt the révolution, comme celle de Médico International (zone d’interdiction de survol, soutien de «résistants» qui se sont avérés être les monarchistes séparatistes racistes du prince Idriss, lui-même guidé par la CIA avec des bandes terroristes Al «Cia-da» [sic]). Mais si on fait une recherche dans Google sur Irène Labeyrie et son organisation Ila Souria, et si on étudie un peu la home page de Ila, on atterrit dans la France officieuse qui a de vieux intérêts coloniaux dans ses anciens terrains de domination et qui opère avec des unités spéciales en Syrie, de même que la Grande Bretagne, les USA et l’Allemagne. Cela ne m’étonne pas que des institutions étatiques françaises guident l’opposition syrienne et soutiennent les séminaires pour la reconstruction de la Syrie d’après Assad. (...)
Si on va sur les pages Internet de ceux qui soutiennent Ila Souria, tout devient évident: c’est une couveuse de collaborateurs pour l’administration néocoloniale franco-européenne de la Syrie. (...)
Irène Labeyrie demande sans vergogne une intervention militaire qui, à son grand regret, ne marche pas «à cause du système de véto de l’ONU qui protège les dictateurs». Elle doit cependant s’entendre demander où et comment un véto au Conseil de sécurité protège la dictature du capital financier ou celle du roi Faysal, ou celle de Netanyou, ou celle du Qatar, au Barhein, au Maroc ou en Jordanie?
Elle émet aussi ses revendications d’intervention pour des raisons écologiques, climatiques et énergétiques. C’est ainsi que les Etats-Unis avaient tenté de prendre à bord de la même canonnière les écologistes, pendant la deuxième guerre du golfe, quand ils avaient déclaré que Saddam Hussein – ce «second Hitler» – aurait ouvert les pipelines du pétrole et fait tirer sur des pétroliers pour polluer la mer .
Assad est donc maintenant le cinquième ou sixième?
(...) L’OTAN ne cherche pas plus la chute d’Assad au motif des Droits humains, qu’elle ne cherchait à instaurer une démocratie en Lybie; elle n’est pas non plus intervenue pour des questions de pétrole ou d’eau. Il s’agissait d’éliminer à coup de bombes la Lybie comme alternative de développement pour l’Afrique du Nord et de la catapulter dans l’âge de pierre islamiste, dans l’insécurité permanente et ainsi dans la nécessité d’une présence militaire permanente de l’OTAN.
En Syrie, il ne s’agit pas non plus prioritairement de ressources naturelles, encore moins de Droits humains, (...) il s’agit de construire un pare-feu autour de la Russie et de la Chine, de la dernière base de la Russie en Méditerranée. Pour cela la Syrie doit tomber et le prochain sera l’Iran. (...)
Hartmuth Barth-Engelbart

AllemagneLettre de lecteur N°2 Avec la publication de ce «témoignage de Syrie», Archipel a rejoint le camp des va-t-en-guerre et des démagogues. Sans aucune analyse politique et historique, l’auteure, Irène Labeyrie, répète presque tous les mensonges des promoteurs de guerre de l’Ouest.
Le chapeau de l’article est déjà une impudence: la mention de gaz chimique, les chiffres des victimes, la souffrance. Aucun mot sur le fait qu’il n’y a aucune preuve que le gouvernement syrien en soit responsable. Au contraire, les indices se multiplient qui mettent en cause les escadrons de la mort, qu’Irène Labeyrie appelle d’une manière presque affectueuse: rebelles. Ces propos incendiaires contre un gouvernement séculaire et laïc ne peuvent s’expliquer que par une stupidité profonde et un eurocentrisme écœurant. Quelques faits simples et facilement vérifiables montrent que l’article entier de Mme Labeyrie doit être mis à la poubelle des mensonges des médias:
La Syrie n’a jamais agressé un autre pays. Par contre, ce pays a été tenu par les pouvoirs coloniaux, impérialistes et par Israël dans une situation de guerre permanente. Qu’il ait été possible, malgré les circonstances, de sauvegarder en grande partie la prospérité et le bien-être du peuple syrien mérite le plus grand respect. L’aide médicale, l’éducation et d’autres secteurs de la Syrie sont un exemple unique dans le monde. Au moment où les barbares de l’Ouest, menés par les Etats-Unis, massacraient l’Irak, la Syrie accueillait sans condition des millions de réfugiés irakiens. La même chose s’était passée auparavant pour les réfugiés palestiniens qui s’exilaient à cause de la terreur sioniste. C’est peut-être à cause de cela que la Syrie a été qualifiée d’Etat-voyou par le despote Bush des Etats-Unis?
Quand Mme Labeyrie parle des enfants de Dera, qui auraient été arrêtés et torturés, après avoir écrit le mot «liberté» sur les murs, elle ignore que ce conte d’horreur a déjà été démenti depuis longtemps. La phrase qui aurait été dite aux parents de ces victimes supposées – «si vos enfants vous manquent, faites-en d’autres et si vous ne savez pas le faire, on les fera à vos femmes...», est tirée du mauvais bouquin de Samar Yasbeck: Cri de liberté. Le fait que Labeyrie répète cette phrase est encore plus écœurant, mais ne la rend pas plus vraie.
La Syrie est un pays agressé par l’impérialisme. L’OTAN, les Etats-Unis, l’UE et, avant tout, la France financent via le Katar et l’Arabie Saoudite les bandes meurtrières et les escadrons de la mort. Encore un contexte historique clair, écarté élégamment dans l’article: en 1920, le marché (!) de Damas était bombardé par l’armée française, soutenu par l’aviation britannique. Les Européens n’ont jamais abandonnés leurs prétentions coloniales: voir le Mali, l’Afghanistan, l’Irak et maintenant la Syrie.
Le gouvernement légitime syrien, sous la présidence de Bashar al Assad, fait tout son possible pour éviter la déstabilisation du pays. Ce gouvernement et le peuple qui le soutient, méritent notre appui et notre solidarité. Le cas de la Syrie est devenu un test pour tout progressiste: ces agressions de l’impérialisme ne laissent aucune place à la neutralité ou à une utilisation hypocrite de la démocratie: ou bien je suis contre ces attaques – sans réserve – ou bien je tente de chasser les derniers restes de clarté politique hors des têtes des lecteurs occidentaux. Dans ce cas-là, je me retrouve de l’autre côté de la barricade.
J’ai l’impression que Yasbeck (mentionné plus haut) et Labeyrie agissent délibérément de manière incendiaire, zizanique, impérialiste en prônant la guerre. Que cela puisse être publié dans Archipel est une honte. Un journal bourgeois se serait au moins efforcé de rayer les mensonges les plus grossiers de l’auteure. Archipel, n’a même pas fait ça. Avec une ouverture carrément rafraichissante, vous permettez à Labeyrie d’émettre ses nébulosités, ses contre-vérités et ses mensonges clairement identifiables. Comment cette femme arrive-t-elle à vivre à Damas? A la façon dont elle décrit la situation, cela a dû être l’enfer pour elle. Si c’est l’ignorance qui vous pousse à publier une telle saleté, on peut vous aider. Des informations de et sur la Syrie qui ne sont ni la propagande d’Assad, ni des propos incendiaires comme l’article publié, sont disponibles.
[Suivent plusieurs sites web, le seul mentionné en français: <www.voltairenet.org/fr>]
Quiconque s’intéresse avec les yeux ouverts à ce thème va très vite se rendre compte que la presse mainstream y est mise à mal.
Il en est d’autant plus regrettable qu’un produit de niche tel qu’Archipel frappe dans le même sens et refuse une analyse anti-impérialiste et anticoloniale cohérente. Vous êtes cordialement invités à ouvrir les yeux!
Si vous êtes cependant convaincus de ce que vous avez publié comme «témoignage» dans le N° 219, vous vous trouvez en tout cas de l’autre côté de la barricade.
Mais dans ce cas, vous devriez changer le nom du journal d’Archipel en ArchiBILD*
Markus Heizmann
Suisse
* Le Bild est un tabloïd allemand.

Et une réponse Sur la forme, son auteur a «bombardé» sa prose à toutes nos adresses, comme si la vérité était proportionnelle à l’insistance. Mais surtout, il tient d’entrée des propos insultants en traitant Archipel de «va-t-en guerre démagogue», alors que cette revue est réalisée par des gens dont les valeurs sont à l’opposé de cela. Il accuse Irène Labeyrie de mentir quand elle critique le régime syrien alors qu’elle sort de l’enfer. Sa famille et elle ont régulièrement risqué leur vie à Damas, et certains de leurs proches ont été tués dans les manifestations. On peut ne pas être d’accord avec tout ce que dit Irène, mais au nom de quoi peut-on se permettre de parler sur ce ton à des personnes ayant subi une guerre quand on est soi-même confortablement installé sur le vieux continent? Au nom de quoi peut-on accuser Irène Labeyrie de parler «de manière incendiaire, zizanique, et impérialiste»? Certains d’entre nous la connaissent bien pour avoir été hébergés chez elle à Damas, du temps de Hafez el Assad. Ceux et celles-là ont une grande confiance en ses qualités humaines. Et quand on la connaît, il est tout simplement risible de penser qu’elle puisse faire le jeu de l’impérialisme, elle qui fut dès sa jeunesse une militante anti-impérialiste... Le côté péremptoire de cette lettre discrédite son auteur. Il rappelle ce passage de L’homme sans qualité1 où Musil raconte que la certitude d’avoir raison est un des principaux ressorts de la guerre...
Quant au fond, il ne pose pas moins de problèmes. D’abord celui des sources: «Si c’est l’ignorance qui vous pousse à publier une telle saleté, on peut vous aider» écrit le lecteur, qui nous recommande différents sites, dont un en français: http://www.voltairenet.org/ Ce monsieur sait-il que le responsable du site en question, Thierry Meyssan, fréquente la Syrie avec Frédéric Chatillon, un militant d’extrême droite française dont l’entreprise de communication est au service du pouvoir syrien, et parfois du Front National en France? Et quant il met en doute ce qu’Irène Labeyrie dit sur Dera, la ville d’où est partie la révolte en 2011, ce lecteur a-t-il une idée de ce qu’ont vécu les parents des enfants de Dera, et les nombreux habitants de ce gouvernorat sur qui on a tiré sans discernement? Cela était non seulement bien connu des Syriens, mais c’est surtout facilement vérifiable en appelant des habitants de cette région, dont certains sont réfugiés en Europe. Nous avons les contacts et pouvons mettre au défi quiconque d’appeler ces gens pour leur expliquer qu’ils n’ont pas vécu ce qu’ils ont vécu.
Tout cela ne nous aurait pas donné envie de répondre s’il n’y avait pas une logique qui correspond à un courant de pensée dans ce qu’a écrit ce lecteur. Cette logique veut qu’au nom d’une géopolitique indépendantiste, on idéalise la politique intérieure syrienne. Cette logique déchire l’opinion internationale et handicape toute solidarité internationale.
Certes, il y a de quoi être contre les interventions des grandes puissances et quand le lecteur dit que la Syrie est dans «une situation de guerre permanente à cause des pouvoirs impérialistes et d’Israël», on peut être d’accord, même si cette situation de guerre est restée dans un cadre limité, dont la stabilité ne déplaisait pas forcément à Israël. On est également d’accord sur le fait que l’interventionnisme des grandes puissances est régulièrement catastrophique.
Mais on ne peut suivre ce lecteur quand il prétend que le régime syrien n’a jamais agressé un autre pays, alors que de nombreux Libanais ont souffert de la «présence syrienne au Liban», ni que le régime syrien ne faisait que du bien au peuple et que ce sont les impérialistes qui sont responsables de tout, avec «les bandes meurtrières» du Quatar et de l’Arabie saoudite, et le soutien de la France. Je me souviens d’avoir entendu le même genre de chose lorsque je faisais des missions de droits humains dans la Tunisie de Ben Ali: la presse officielle nous accusait d’être des agents de la France.
De la même manière, le lecteur accuse l’association d’Irène, Ila Souria, d’être au service de la France, alors qu’Ila Souria a eu de grandes difficultés a obtenir l’autorisation officielle d’utiliser les locaux de l’Institut du Monde Arabe à Paris. Par ailleurs, les membres d’Ila Souria n’hésitent pas à critiquer la France pour son manque de solidarité avec les Syriens, notamment avec celles et ceux à qui ont refuse souvent l’asile. S’il est vrai que certains milieux pro-israéliens, l’entourage de Bernard Henry Lévi notamment, font les yeux doux aux opposants syriens à Paris, cela n’empêche pas ces opposants syriens de garder leur indépendance d’esprit et de rester solidaires avec les Palestiniens. Le lecteur a l’air de justifier la répression du régime syrien au nom de la lutte anti-américaine. Mais il ne suffit pas d’être anti-américain pour être parfait. Pol Pot aussi était anti-américain. Quant à prétendre que le système social syrien était «unique au monde», oui il y avait un certain Etat social, mais il ne prend pas en compte les centres de torture des opposants, par exemple celui qui est à la sortie de Palmyre, qui lui aussi est unique au monde, juste à côté du site touristique que des touristes du monde entier venaient visiter, sans savoir ce qui se passait en secret à côté... Une des meilleures références pour comprendre cela est L’état de barbarie2 du chercheur Michel Seurat, mort en otage dans les années 1980 au Liban. Le lecteur nous vente également l’accueil des réfugiés irakiens et palestiniens en Syrie, oui c’est vrai, mais si on est Palestinien, on n’a pas d’autre choix que de suivre la ligne syrienne, sinon on peut le payer de sa vie... Donc tout cela est pour le moins contradictoire et ne nous permet pas de porter des jugements a priori contre les gens qui se révoltent. Même si des brigades islamistes internationales rendent plus complexe la situation, elles profitent de l’abandon ou de la faible intervention de l’Occident. Et elles ne doivent pas nous empêcher de voir les nombreux Syriens sincèrement révoltés qui ont un immense courage face aux moyens aériens du régime.
On peut être en désaccord avec Irène Labeyrie quand elle semble souhaiter une intervention internationale. Mais on peut comprendre qu’elle souffre du manque de solidarité. Car entre le régime et les combattants islamistes radicaux, il y a un grand nombre de Syriens qui veulent tout simplement la liberté et la dignité, et qui sont abandonnés par le monde entier. Si le principe de l’intervention militaire est très critiquable, celui de la non-intervention n’est pas forcément une solution.
«J’ai longtemps rêvé, en avril 1994, de voir une armée descendre du ciel pour arrêter la horde de tueurs...» dit Monique Mujawamaryia, la pionnière des droits humains au Rwanda. Au niveau de nos consciences militantes européennes, l’affaire syrienne souligne surtout une sorte d’impuissance et de vide. Ce vide, plutôt que de le remplir de suffisance et de mépris, nous pouvons commencer par le combler en écoutant les premier-e-s concerné-e-s...

  1. L’homme sans qualités, Robert Musil, Points, 2011.
  2. Syrie, l’Etat de barbarie, Michel Seurat, Presses Universitaires de France, Collection Proche-Orient, mai 2012.