QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN : L’art de faire avaler la pilule

de Clark Kent, Lois Lane (Revue Z), 4 févr. 2010, publié à Archipel 178

L’acceptabilité sociale est un drôle d’animal. Pour ses partisans, c’est une nouvelle manière d’associer l’usager à la production de technologies qui lui sont destinées. Pour ses détracteurs, il s’agit d’une énième manière de faire avaler la pilule, entre marketing et propagande. Véritable anguille, ses objectifs, ses objets et ses représentants semblent insaisissables. Z a décidé de soulever la roche. (2ème partie)

Dans la pratique, les études d’acceptabilité sociale analysent les comportements des consommateurs et citoyens, dans le but de modéliser leurs réactions face aux nouvelles technologies. «Angoisses», «peurs», «craintes», c’est le vocabulaire des scientifiques pour qualifier des contestations politiques, souvent argumentées de manière très rationnelle. Mais le consensus doit rester intact: la science détient la vérité, non seulement métaphysique, mais sociale. Ceux qui la rejettent sont des obscurantistes, des «ayatollahs»1, des personnes qui n’ont pas encore été suffisamment éduquées.

Etudes de comportements

Ancien chercheur dans un laboratoire d’acceptabilité sociale, Lucien a mené des recherches pour une équipe de Recherche & Développement: «On a un service socialement délicat à proposer, comme la biométrie, on fait une ‘toile de fond’ sur cette technologie. Dedans, on trouve les tendances de fond qui y sont relatives, les questions que cette technologie suscite (rapport au corps, rejets culturels, etc.). Pour cela, on prend tous les rapports qui nous tombent sous la main, mémoires universitaires, articles de presse, etc. Ces toiles de fond sont souvent réalisées par des ‘veilleurs’ qui viennent de n’importe où, par exemple des physiciens surdiplômés, qu’on requalifie en documentalistes, car ils n’ont pas de boulot. Puis on fait un Powerpoint avec des phrases clés, dans lequel on dit: ‘Attention à ça, à ci’, ‘Attention, les gens sont sensibles quand on touche à leur corps’. Puis on fait un cahier des charges où sont précisés les freins, et des préconisations pour trouver les leviers qui vont permettre de faire sauter ces freins. Par exemple dans le projet de créer des téléphones mobiles pour les moins de 6 ans, on a eu des réticences, et il fallait trouver tous les points positifs. Déceler les freins et montrer les avantages. C’est tellement idéologique qu’on ne voit plus que c’est idéologique.» Avec cette méthode, un problème persiste néanmoins: les cas particuliers ne suffisent pas à faire loi. Pour une collaboration idéale entre sciences molles et dures, il faut modéliser, universaliser, trouver des standards d’analyse en acceptabilité sociale. Cela passe par un recensement des comportements individuels ou collectifs. Une fois la «toile de fond» tissée, il ne reste plus qu’à avaler la proie. Concrètement, plusieurs outils ont été créés. Mallein a breveté le sien: Cautic, qu’il assure avoir vendu à plus de 150 clients dont Schneider, France Telecom, Bouygues, etc. La méthode Mallein étudie des panels de «consommacteurs» à partir des résultats obtenus, elle crée des catégories de réaction face aux nouvelles technologies à partir desquelles diverses stratégies d’acceptabilité peuvent être imaginées. Bien entendu, il ne s’agit que d’une «sociologie des usages», désintéressée et bienveillante envers les préoccupations des utilisateurs. Si l’on en croit Sylvie Tarozzi du département acceptabilité sociale de France Telecom: «Ce n’est pas mon job de faire accepter des technologies, moi je prends en compte les utilisateurs.» Bluff ou sincère humanisme? Selon un cadre de la même boîte, «tous les sociologues que j’ai rencontrés et qui ont un discours humaniste au sujet de l’acceptabilité sociale avaient aussi quelque chose à vendre derrière: une méthode d’acceptabilité sociale, un moyen de modéliser l’acceptation.» Les études sont commandées par les services marketing et finissent, après digestion par l’ensemble de la chaîne technique, par être régurgitées en algorithmes publicitaires. Lucien témoigne: «En gros, on ne sert plus que d’alibi, on produit des rapports épurés, orientés vers la demande qui vient d’en haut ou du marketing.»

Les focus groups

Comment se déroulent ces enquêtes qui visent à déceler si une catégorie sociale est prête ou non à adopter une technologie? «Pour cela», répond Lucien, «on utilise des focus groups. C’est une procédure qui au début était très artisanale, mais qui tend à se standardiser. On prend des personnes cibles qu’on met dans une pièce avec des caméras et des capteurs pour voir leurs réactions à un produit. Quelles sont leurs réactions, leurs appréhensions, leur perplexité?» Cette méthode, directement héritée des réunions de consommateurs, ne concerne pas seulement la couleur des cerises dans le yaourt, mais ce que l’on ressent en apprenant qu’il est facile d’être écouté par un tiers sur son téléphone portable; qu’avec les nanotechnologies, on fait des armes de destruction massive; que les rencontres sur Internet ne sont pas aussi douces que celles de la rue, etc. En écoutant ainsi les oppositions aux technologies, en les archivant et en les classant, on fait d’une pierre deux coups. Non seulement on donne l’impression à la société civile de participer activement à l’élaboration «éthique» d’une technique, mais surtout on récolte les griefs à son sujet, de manière à les anticiper et à construire un discours positif et rassurant. Pour Lucien, «la question reste de savoir comment produire et vendre en évitant de s’interroger sur le pourquoi. Quand il y a une impasse sociale, les équipes d’acceptabilité sociale vont accompagner les discours de marketing pour que ça passe socialement. On associe le consommateur, non pas en travaillant avec lui mais en travaillant sur lui». Le must, c’est quand les inquiétudes sont rapidement exprimées comme trop insupportables. La sociologue Magali Bicaïs démontre que «les ‘réfractaires’ aux nouvelles technologies sont ainsi définis comme ‘catégorie pouvant aider les études de prospectives à identifier certaines craintes ou peurs associées aux TIC2, ils permettent de préciser les limites des innovations’. Ils représentent des personnes-ressources dans le cas où des moyens de protection doivent être mis en place ou renforcés».

Il suffit alors de réduire certains effets dangereux. Par exemple, si les puces RFID3 permettent de suivre les gens à la trace grâce aux étiquettes radio contenues dans les biens de consommation, on ajoute pour un temps une fonction de désactivation. Si prendre les empreintes digitales des enfants pour l’accès à la cantine ressemble trop à une méthode policière, on utilise seulement le contour de la main. La tactique est simple: camoufler les options les moins acceptables pour le lancement d’une innovation. Pour mieux la vendre ensuite. De la même manière que les institutions de consultation citoyenne sont des coquilles vides exhibées une fois les décisions prises, les témoignages recueillis par les sociologues alimentent avant tout les stratégies marketing. Pour Magali Bicaïs, «les focus groups, c’est comme un débat de citoyens à l’intérieur de l’entreprise. On rassemble une quinzaine de personnes selon des catégories sociales, et on leur présente des concepts de technologie auxquels ils doivent réagir. Dans les focus groups, on sollicite les gens, mais à aucun moment ils n’ont part à quelque décision que ce soit. On évacue le négatif dès le début, et puis on ne parle plus que des avantages, on leur demande ce qui leur plaît. Le seul but de la manœuvre est de voir ce qui est tolérable».

Science-fiction et dreamstories

La troisième stratégie interne du consent manufacturing (qu’on pourrait traduire par «production industrielle du consentement») lié aux nouvelles technologies repose sur le recours à la fiction. Quoi de plus logique quand, à force de produire des innovations à la pelle, on ne sait plus quel sens leur donner? Recherche scientifique et récits de science-fiction s’inspirent mutuellement. Pour Magali Bicaïs, «c’est un tout, les entreprises, les médias, les politiques et la science-fiction participent à la construction d’un imaginaire social où les technologies sont omniprésentes et peuvent résoudre tous les problèmes».

Ainsi, l’un des rares rapports publics émanant du secteur Défense du conseil de l’Europe sur le développement des drones cite un seul modèle: le dispositif Skynet des films Terminator4. Chercheurs et industriels explorent main dans la main les possibles ainsi défrichés, comme l’indique par exemple ce rapport belge: «La fiction a d’abord une fonction heuristique et épistémologique: en situation d’incertitude, les efforts entrepris pour prouver que certains scénarios sont fantasmagoriques éclairent les limites du possible et de l’acceptable. La fiction a aussi une fonction d’intéressement, elle attire l’attention des investisseurs et des responsables des politiques de R&D. Elle a encore une fonction régulatrice et sociale, dans la mesure où elle stimule la prise de conscience des opportunités et des risques, servant ainsi d’amorce à un dialogue entre les chercheurs et le public.»5 La richesse imaginative offerte par la science-fiction finit par débarquer à l’intérieur même des labos de recherche en acceptabilité, intégrée sous la forme de dreamstories: «Ce sont des scénarisations», raconte Lucien, «un film qui montre le monde merveilleux tel qu’il pourrait être avec toutes les nouvelles technologies. On construit une histoire avec toutes les technologies dont on dispose de manière isolée, et on les met en scène en les interconnectant. C’est un outil interne qui est censé représenter le monde idéal. Mais certains techniciens étaient horrifiés en voyant cela, ils disaient: ‘Ce monde idéal, c’est du fichage généralisé!’ Alors en interne, on s’est amusé à parler des nightmare stories, c’était une manière d’évacuer tout ça.»

Tiré de la Revue Z, n°1

http://www.zite.fr/
  1. M. Martin, La science: un enjeu sociétal, colloque du 18 juillet 2008, Conseil économique et social régional de Rhône-Alpes.

    1. Technologies de l’information et de la communication.

    2. Identification par radio fréquence.

    3. «Skynet, dans les films, est le réseau qui contrôle la défense des Etats-Unis. De plus en plus autonome et doté d’une intelligence articielle évolutive, il déclenche une ‘guerre préventive’ contre la race humaine pour empêcher les humains de le débrancher. » (document A/1884, 30 novembre 2004).

    4. La lettre EMERIT (Expérience de Médiation et d’Evaluation dans la Recherche et l’Innovation Technologique), No48, édité par la fondation Travail-université, 4ème trimestre 2006, Namur.