Terre à terre: L'agriculture, talon d'Achille de la mondialisation

de Jacques Berguerand - FCE France, 3 mars 2003, publié à Archipel 103

Cet article est tiré d'un livre de Jacques Berthelot*, spécialiste en économie rurale. Celui-ci décortique les mécanismes d'aides et d'accords agricoles établis principalement par les Etats-Unis et l'Union Européenne, ainsi que leurs impostures et leur perversité. En effet, s'il existe des excédents au Nord, au Sud, il y a pénurie.

Un rapport de la FAO rappelle que près d'un milliard de personnes sont sous-alimentées, dont les trois quarts dans le monde paysan. Ce livre a servi de base à une campagne menée cette annèe en France par des centaines d'organisations, pour une réorientation immédiate de la PAC (Politique Agricole Commune), et cela à la veille d'un nouveau Round de négociations de l'OMC, cette année, pour un "Accord Général sur le Commerce des Services", où l'agriculture mondiale sert de monnaie d'échange pour envahir les marchés des pays en développement.

Quelques rappels historiques

L'agriculture n'évolue que très lentement au fil des siècles. Dans les riches pays occidentaux, ce n'est qu'après la guerre de 14 que débute la vraie révolution agricole et ses dérives. Les Américains introduisent les tracteurs Ford, et le cheval disparaît comme moyen de traction ainsi que son fumier comme engrais. Des millions d'hectares sont libérés, qui servaient auparavant à cultiver l'herbe et l'avoine nécessaires à tous ces chevaux, soit un tiers de la surface agricole américaine: c'est l'équivalent de la découverte d'un nouveau continent. Le soja, légumineuse capable de fixer l'azote de l'air et d'enrichir le sol, est alors introduit pour remplacer le fumier. Le tourteau de soja riche en protéine, associé au maïs, sera le point de départ de l'industrialisation de l'élevage (voir l'article Interdire le clonage humain? ).

Le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), ancêtre de l'OMC, est né en 1947, afin de relancer le commerce international malmené par la guerre.

En Europe, la "révolution agricole" ne démarrera qu'après la guerre de 45, avec l'introduction massive des tracteurs, des engrais, des herbicides et pesticides, technologies directement liées et développées pendant les deux grandes guerres.

La PAC démarre dans les années 60 avec comme objectif l'autonomie alimentaire de l'Europe. Les USA avaient alors accepté que l'UE protège son marché céréalier, à condition de laisser entrer sans protection le soja: ce marchandage sera à la base de tous les dysfonctionnements futurs de la PAC, en entraînant l'intensification des productions animales.

Dans les années 70/80, l'Europe est confrontée à des problèmes d'excédents (vin, lait, sucre, viande). En 1986, la PAC se rallie au modèle libre-échangiste du GATT et s'adapte à la logique de mondialisation du marché, tout en intervenant massivement pour aider à l'exportation de ses excédents. Des réformes successives sont entreprises pour essayer de limiter les dégâts engendrés par l'industrialisation de l'agriculture – Mac Scharry en 92, Fischler en 99 et Agenda 2000 – sans remettre celle-ci fondamentalement en question, tant les lobbies de l'agro-industrie sont puissants et présents à Bruxelles et dans les ministères.

En 1999, l'échec du "Round du Millénaire" à Seattle révèle les enjeux de la privatisation totale du secteur agricole.

Quelques chiffres indicatifs

Entre-temps, l'Europe s'est élargie à 15 et a perdu les 3/4 de ses agriculteurs (il en reste 7 millions, soit 4 % de la population active). En France, ils représentaient la moitié de la population active au début du siècle, et encore un tiers au sortir de la guerre.

La surface moyenne actuelle d'une exploitation européenne est de 18 à 20 hectares. Les rendements y avoisinent 120 quintaux à l'hectare de maïs, 60 pour le blé, avec cependant de fortes disparités: dans l'Alentejo portugais, le rendement moyen y est encore de 10 quintaux à l'hectare de blé.

Aux USA, il y a trois millions d'agriculteurs avec des surfaces moyennes de 200 hectares (1% de la population active), et des rendements moyens de 30 qt/ha de céréales.

Au niveau mondial, la situation est toute différente, puisque les agriculteurs y représentent encore plus de 45 % des actifs regroupés principalement en Asie, en Afrique et en Amérique Latine, où ils pratiquent majoritairement une agriculture de subsistance en dehors des circuits marchands, avec très peu de circulation monétaire, un gros travail manuel, une traction animale encore minoritaire sur des surfaces de quelques ares à un ou deux hectares. Quel point commun, aujourd'hui, entre un agriculteur américain ou européen qui produit annuellement 1.500 à 2.000 tonnes de céréales, et un paysan malien qui en produit 1 tonne par an? En Afrique, les rendements céréaliers stagnent à 7 ou 8 quintaux l'hectare, semblables à ceux de l'Europe du Moyen Age ou du début du XXème siècle. Chaque agriculteur américain reçoit en subvention 100 fois le revenu d'un producteur philippin de maïs. Aujourd'hui, un kilo de pain coûte autant que trente kilos de blé avec lesquels on peut produire 30 kilos de pain.

Quelques mystifications économiques...

La théorie des "avantages comparatifs" de Ricardo (1817), entraîne une spécialisation des productions par région, pays ou continent, et une régression des paysanneries dans le monde entier. Tout au long des XVIIIème et XIXème siècles, l'expression des "avantages comparatifs" se fera sous l'exercice de la contrainte pure et simple (colonialisme et impérialisme). Les pays que le colonialisme a spécialisé en fonction de ces avantages sont restés sous-développés (Afrique, Amérique Latine) et très vulnérables aux crises (café, cacao, banane). La "crise asiatique" de 97 a révélé, elle, une croissance économique très tributaire de l'exportation et des capitaux étrangers, et les pays qui avaient protégé leur agriculture y ont mieux résisté (Taiwan et Corée du sud). Et l'honnêteté commande de dire que les autres pays, au Nord et au Sud (Inde, Chine, Brésil, USA, Europe) se sont industrialisés à l'abri d'une très forte protection de leur agriculture à l'importation.

... sur l'égalité des chances

D'énormes disparités existent entre pays et continents au niveau du potentiel des sols, des contraintes climatiques et géographiques, des habitudes culturelles, etc.

En Europe, des "fonds structurels" importants ont été débloqués pour aider les pays du Sud (Portugal, Grèce, Espagne) et l'Irlande, plus pauvres. D'autres volets financiers existent pour "compenser les handicaps naturels" de certaines régions (montagne, zones humides ou sèches, etc.). Les taux de change des monnaies introduisent aussi de fortes inégalités.

... sur les prix et les coûts

Le calcul actuel des prix et des coûts est très discutable. Malgré de fortes fluctuations structurelles (climat, démographie...) et conjoncturelles (crise financière ou sanitaire, inondation, sécheresse, guerres…), les prix intérieurs ont tendance à s'aligner sur les prix mondiaux, dont les cours sont déterminés par des exportations subventionnées qui ne représentent que 10% de la production agroalimentaire mondiale autant qu'européenne.

Mais des prix mondiaux excessivement bas ne veulent plus rien dire quand ils sont en dessous des coûts de production. Depuis 1990, en Europe, les prix agricoles ont baissé de 15%, alors que les prix des produits alimentaires ont augmenté de 11%. Cette baisse des prix mondiaux, favorisée par les aides diverses, ne profite pas aux consommateurs: elle permet une augmentation des marges de profit de l'agroalimentaire et de la grande distribution qui peuvent ainsi acheter une matière première bon marché.

Bien qu'assumés par le consommateur contribuable, les dégâts de l'agriculture industrielle ne sont pas pris en compte dans le calcul des coûts: diminution du nombre d'agriculteurs et de ruraux, destruction de l'environnement, crises sanitaires et alimentaires, concentration et spécialisation des productions.

Vandana Shiva, agronome indienne, analyse autrement la "Révolution verte" dans son pays et son coût. En Inde, pays de polyculture traditionnelle, 5 unités d'intrants (travail humain, fumier, semences locales...) produisent 100 unités de nourriture. Les monocultures industrielles nécessitent, elles, 300 unités d'intrants (semences hybrides ou transgéniques, engrais, herbicides, gasoil) pour le même résultat: 295 unités gaspillées auraient pu produire 5900 unités de nourriture supplémentaires. Elles ne sont donc pas un remède à la faim, elles créent la faim et chassent les paysans vers les villes. Dans ces pays, les monocultures destinées à l'exportation se sont faites avec des variétés de céréales à paille courte qui entraînent la diminution de paille, donc de fumier, soit un appauvrissement des sols, une diminution des surfaces cultivées, du cheptel, un manque de briques de fumier pour le chauffage, un appauvrissement des paysans. Les herbicides utilisés détruisent aussi de nombreuses plantes sauvages utilisées dans l'alimentation indienne.

... sur les aides, directes ou indirectes

Toute forme d'aide interne, directe ou indirecte, couplée ou découplée de la production, revient à une protection efficace à l'importation, puisqu'en réduisant artificiellement les prix intérieurs, elle minimise les besoins d'importation. Elle rend les agriculteurs compétitifs en réduisant artificiellement leurs coûts de production, en accroissant leur revenu ou en en réduisant les pertes.

Ainsi, on peut dire que toute aide est protectionniste. Mais seuls les pays occidentaux ont les moyens de soutenir financièrement et de protéger leur agriculture.

... et sur leur perversité

Les aides directes au soja et au maïs en Amérique, ou au blé dur en France, par exemple, sont comme des garanties de revenu, et orientent la production. Elles poussent à produire plus, quel que soit le niveau des prix, alimentant ainsi la baisse de ceux-ci sur le marché mondial.

La mise en culture d'un maximum de terres s'est avérée financièrement avantageuse pour le producteur, même si certaines avaient un faible potentiel agronomique. Ainsi, l'élevage traditionnel à l'herbe diminue au profit d'un élevage industriel à base de céréales: maïs, blé, soja.

Face à une baisse des prix et des aides, l'option favorisée auprès des agriculteurs est celle de produire plus si cela est possible, par un agrandissement des exploitations, une intensification, une spécialisation au détriment des fonctions multiples de l'agriculture, sociales et environnementales que celle-ci remplit gratuitement.

Les aides, très inégalement réparties auprès des producteurs, entraînent des distorsions entre productions et entre régions, et favorisent une rente en argent comptant, et une hausse du prix des terres. Les céréaliers et les gros éleveurs poursuivent ainsi leur stratégie d'agrandissement grâce aux aides à l'hectare ou au cheptel.

Toutes ces aides rendent concurrentielles et favorisent les exportations des pays riches, concurrencent déloyalement les paysans du Sud et empêchent leur développement économique.

Les importations alimentaires artificiellement bon marché découragent toute incitation à produire: l'exemple de la "crise russe" de 98/99 est là pour nous le rappeler. L'aide alimentaire européenne a saboté l'opportunité pour le secteur agroalimentaire russe de profiter de la crise et de la contraction des importations que la dévaluation du rouble avait rendues moins concurrentielles. Elle a ruiné aussi des petits producteurs polonais qui exportaient leurs cochons vers la Russie.

Et les PECO?

Les Pays d'Europe Centrale et Orientale sont caractérisés par un grand nombre de micro-exploitations d'autosubsistance: 10 millions d'actifs sont concernés chez les dix futurs adhérents à l'Europe, surtout en Pologne et en Roumanie.

Le rôle de ces petites fermes de quelques hectares est énorme. En Roumanie, le pourcentage d'actifs agricoles a même augmenté considérablement ces dix dernières années passant de 30 à 40%, compte tenu du marasme industriel.

A Bruxelles, on appelle cela du "chômage caché" , de la concurrence déloyale, alors qu'il s'agit d'une résistance au rouleau compresseur de la mondialisation.

Les subventions systématiques aux exportations agroalimentaires de l'Europe expliquent largement le déficit croissant enregistré sur ces produits par les PECO depuis 92, sauf en Hongrie qui protège mieux son marché. Cette pratique de subventions à l'exportation lèse à la fois les exportations de produits agricoles des pays candidats et les productions locales qui sont abandonnées.

Avec la libéralisation du marché foncier, de grandes unités sociétaires de 700 à 2.000 hectares, rescapées des grandes coopératives et fermes d'Etat socialistes, deviendront rentables en se spécialisant dans une céréaliculture très mécanisée, économe en main-d'œuvre, hyper subventionnée, se débarrassant des productions animales actuelles qui se redéploieront dans des grandes fermes hors-sol, comme on a pu le voir dans les nouveaux Länder de l'est de l'Allemagne.

Dans ces conditions, atteindre seulement la moitié de la productivité moyenne de l'Europe impliquerait dans ces pays la destruction de 4 millions d'emplois agricoles: autant dire une bombe à retardement.

Et l'UE partagera tôt ou tard l'impact social de l'élargissement agricole, notamment sur son propre marché du travail, compte tenu du droit à la libre circulation sur tout le territoire de l'Europe élargie.

Quelques conclusions et propositions

L'OMC est une machine à broyer les hommes et les civilisations que l'on a pu appeler "du riz, du maïs, du millet, du blé" , tant l'alimentation est un trait culturel fondamental.

Pour sortir de cet engrenage infernal, Jacques Berthelot propose des mesures simples et peu coûteuses.

Aujourd'hui, le problème majeur des pays riches dans le domaine agricole n'est plus le manque de produits, mais les "excédents" , et il est absurde de vouloir conditionner la politique agricole européenne ou américaine à la priorité donnée à l'exportation subventionnée de ces surplus.

Favoriser l'autonomie alimentaire des pays "du Sud" est le plus sûr moyen d'y promouvoir un développement.

D'abord, il faut reconnaître le droit pour chaque pays, du Nord comme du Sud, de protéger son marché intérieur à l'importation; c'est en effet la seule forme de protection accessible aux pays du Sud: elle garantit la compétitivité des produits locaux, et fait rentrer des ressources fiscales disponibles pour financer le développement de la production intérieure.

La protection à l'importation est essentiellement une méthode alternative pour atteindre le même objectif que le soutien interne: un plus haut niveau de compensation et de protection des producteurs domestiques.

Les aides directes doivent être supprimées, et compensées par une revalorisation des prix à la production, ces aides représentant 50% du revenu net des exploitations françaises, jusqu'à 100% et plus pour certaines productions, bovins viande, céréales, oléoprotéagineux…

Pour mettre un terme aux effets pervers des aides, il est nécessaire d'appliquer une maîtrise des productions, c'est-à-dire un niveau suffisant pour ne pas avoir à subventionner l'exportation d'excédents considérables non compétitifs sur le marché mondial, pour éviter les chutes des prix internes, la concentration et la spécialisation géographique des productions, l'abandon de certaines régions à elles-mêmes.

Il faut réorienter les aides vers une désintensification de l'agriculture afin de préserver l'environnement, par des mesures simples et de bon sens paysan: revenir à des rotations à base de légumineuses, réintroduire l'élevage là où il a disparu, ainsi que des races et variétés rustiques et adaptées, favoriser le retour d'un élevage à l'herbe afin de limiter les importations de soja, et de redonner aux céréales leur vocation première à nourrir l'humanité.

Les 300 milliards d'euros d'aides distribuées annuellement aux paysans occidentaux pourraient être économisés par les contribuables, ou redistribués pour maintenir un monde rural vivant avec des acteurs nombreux et divers.

Si l'UE acceptait de déprotéger complètement son agriculture, comme l'y invite l'OMC, seules quelques dizaines de milliers d'exploitations atteignant un degré minimum de compétitivité internationale survivraient dans les zones les plus adaptées d'Europe.

La suppression de toutes les aides que demandent les ultras libéraux du "groupe de CAIRN" (15 grands pays qui ne subventionnent pas leurs exportations et font valoir leurs "avantages comparatifs"), ainsi que de nombreux pays qui n'en ont pas les moyens, et la libre concurrence du marché tirera les prix encore plus vers le bas, ruinant un peu plus les économies des pays pauvres, diminuant leurs exportations, augmentant leurs importations.

Dans les pays essentiellement agricoles du Sud et de l'Est, il n'y a pas encore d'industrie capable d'absorber les candidats forcés à l'exode rural, comme cela a été le cas en Angleterre au XVIIIème siècle, et en France au XIXème.

Jacques Berthelot donne des "clés pour un accord agricole solidaire à l'OMC" , comme l'indique le sous-titre de son livre.

Mais de nombreux syndicats agricoles, regroupés dans Via Campesina, vont plus loin, et demandent de sortir l'agriculture du cadre de l'OMC, et de reconnaître pour chaque pays le droit à une autonomie et à une souveraineté alimentaire permettant de répondre aux besoins vitaux de sa population.

Jacques Berguerand - FCE France

*Jacques Berthelot, "L'agriculture, talon d'Achille de la mondialisation", l'Harmattan 2001