TERRE A TERRE: La Pologne n'est pas encore perdue

29 janv. 2010, publié à Archipel 139

Comment se portent les paysannes et paysans polonais, deux ans après l’entrée de leur pays dans l’Union Européenne? Selon les prévisions, au moins 1 million des 1,85 millions d’exploitations agricoles polonaises, pour la plupart d’économie de subsistance, devrait fermer. En Pologne, le taux de chômage est déjà de 18% en moyenne. Que vont devenir les paysannes et les paysans? Comment va l’agriculture biologique, considérée chez nous comme un espoir pour les petites exploitations? Quelles sont les mesures prises par le gouvernement polonais pour venir en aide aux paysans et pour créer des emplois?

C’est la tête pleine de toutes ces questions que Csilla, Agnieszka et moi-même avons entrepris ce voyage. Nous sommes allées d’abord à Cracovie et à Kalwaria pour assister à une conférence «Tous unis contre les OGM!» . Ensuite, à Kielce et à Varsovie où nous avons rencontré des fonctionnaires de syndicats paysans et de la Chambre d’agriculture, pour arriver au terme de notre voyage en Mazurie, au nord-est de la Pologne, où j’ai rendu visite à mon amie Agata sur sa ferme. Nos questions n’ont pas trouvé de réponse chez les fonctionnaires, plutôt désireux de chercher des contacts à l’Ouest qui servent leurs propres affaires. Et plus le voyage avançait, plus les questions se multipliaient. Je préfère concentrer mon récit sur la troisième partie de notre séjour: le voyage en Mazurie et la visite à Agata et aux fermes voisines.

La Mazurie est située à l’extrême nord-est de la Pologne, à la frontière avec l’enclave russe de Kaliningrad. Le climat y est continental avec des hivers froids et longs. La densité de population, avec 59 habitants/km2, est la plus faible de tout le pays (moyenne nationale: 122/km2). La Mazurie est la région la plus pauvre de Pologne. A l’exception de la capitale Olsztyn, le taux de chômage s’élève à 38%. Un paysage de forêts – en partie vierges – et de lacs, des sols peu fertiles. La période de végétation est très courte, c’est pourquoi les coûts de production dans l’agriculture sont élevés et les revenus des paysans les plus bas de toute la Pologne. La surface agricole moyenne est de 22 ha/ferme, au lieu de 8 dans le reste du pays. Les touristes y sont attirés par la nature intacte, la grande diversité d’espèces d’oiseaux et d’animaux sauvages et les lacs; pendant les deux mois d’été, ils viennent pour la pêche, le kayak, la voile, les randonnées à pied et en vélo. Ensuite c’est à nouveau le calme.

Du bio pour les riches

Nous prenons l’autocar de ligne à Varsovie en direction du Nord et, après cinq heures de route, nous arrivons à la ferme de la famille Kujawscy, près de Nowe Miasto Lubawskie. Beata et Ryszard et leur fils Christian, âgé de 28 ans, sont installés sur une exploitation de 56 hectares, dont 44 sont cultivables. Ils se sont convertis en bio il y a 5 ans, et ils sont adhérents de l’association bio Ekoland. Ils produisent eux-mêmes la nourriture pour leurs 50 bovins de race charolaise et limousine, dont 20 vaches laitières. Ils vendent les animaux de boucherie sur pied à un boucher bio, qui leur en donne un prix de 2 à 3% plus élevé. De plus, ils produisent et vendent différentes variétés de céréales et ils ont une capacité d’accueil de 8 lits pour les vacances à la ferme. La maison et les bâtiments de ferme sont très bien restaurés et entretenus. Les vaches, qui passent l’hiver dehors, ont une robe fournie et sont en bonne santé. A part un chien nous ne voyons pas d’autres animaux, la ferme doit être très spécialisée. Malheureusement, notre interprète Agnieszka, atteinte de la grippe, doit rentrer à Varsovie et nous avons des problèmes de compréhension avec nos hôtes.Le soir, nous avons l’occasion de parler avec Mieszyslaw Babalscy, le président d’Ekoland. Dans un allemand hésitant, il nous parle avec enthousiasme de l’agriculture biologique en Pologne. C’est dans la région de Cujavie, au sud-ouest de la Mazurie, qu’un petit groupe de pionniers s’est lancé, il y a vingt ans, dans l’agriculture biologique. Les subventions qui ont suivi l’entrée dans l’UE ont permis de doubler le nombre des exploitations bio, qui est passé à 7.000 pour l’ensemble du pays (sur 1.853.000 fermes). Les fermes bio certifiées n’exploitent que 0,2% des terres agricoles polonaises, une infime partie si on compare avec l’Autriche où la proportion est de 13%. En Cujavie les paysans bio sont très bien organisés pour la transformation et la commercialisation de leurs produits. Ils ont leurs propres entreprises de transformation pour les fruits et légumes, une boulangerie, une fabrique de pâtes, une boucherie et une production de semences bios. Bien qu’en nombre restreint – 145 – par rapport à l’ensemble des paysans bio polonais, ils représentent 70% des produits présents sur le marché intérieur bio tel qu’il est officiellement défini. Sur la production totale, 90% sont consommés en Pologne, 10% sont exportés. Les saucisses bio coûtent deux fois plus cher que les conventionnelles, les pâtes sont de 30 à 40% plus chères. Il semble que l’écoulement des produits bio sur le marché intérieur ne pose pas de problème, il y a assez de gens qui ont les moyens à Varsovie et à Dantzig et qui choisissent pour eux-mêmes et leurs enfants une nourriture saine – du bio pour les riches. Ekoland veut produire en priorité pour le marché intérieur, mais depuis sa participation au salon Biofach en Allemagne l’an dernier, l’association est sollicitée par l’Europe de l’Ouest pour de plus grosses quantités de légumes et de céréales bio, par exemple 200 tonnes d’avoine ou de blé.

Babalscy est fier de son travail et considère les autres régions avec un peu de mépris. La famille Kujawscy elle-même, avec sa ferme en territoire pauvre de Mazurie, se sent appartenir plutôt à la Cujavie voisine, où l’agriculture biologique est si dynamique, les sols meilleurs et le climat moins rude. Ekoland a été créé en 1989 avec le soutien financier de la fondation Heinrich Böll*. La fondation a financé pendant dix ans un poste de coordinatrice à Varsovie. Depuis la fin de cette aide de départ et la raréfaction des fonds, Ekoland a beaucoup de problèmes. Les filiales régionales sont diversement actives.

Capitalisme à grande vitesse

Nous reprenons l’autocar de ligne en direction de Mragowo, une petite ville de Mazurie. Agata vient nous chercher à la gare routière. Il est tombé de grandes quantités de neige, depuis trois mois, le thermomètre reste en-dessous de zéro. Les célèbres lacs de Mazurie sont gelés, on devine leur existence par la présence ici et là d’un homme assis au bord d’un trou pour pêcher. Hormis la route internationale de Kaliningrad, dégagée par les services publics, les routes sont toutes recouvertes d’une épaisse couche de neige et de glace qui interdit de rouler à plus de 20 km/h. Conduire est ici un exploit.

Les jours suivants, nous faisons plus ample connaissance avec les fermes d’Agata et de quelques voisins. Agata répond aux nombreuses questions que nous nous posons depuis le début du voyage. A l’époque du socialisme, les paysannes et les paysans ont si bien résisté que seulement 18% des terres ont été collectivisées. Les paysans privés vendaient leurs produits aux coopératives à des prix fixes qui couvraient les frais de production, sans avoir le souci de les écouler. Ils étaient très respectés et avaient en moyenne des revenus plus élevés que les citadins. «Le communisme, c’était le paradis pour les paysans» , dit Agata. «Dans les fermes d’Etat on ne travaillait pas vraiment, mais on buvait toujours beaucoup» . Les temps difficiles commencent après 89. Solidarnosc, porté au pouvoir par Lech Walesa, introduit le capitalisme à grande vitesse et dissout les coopératives de transformation et de commercialisation des produits agricoles. Les paysans se retrouvent sans débouchés.

Les prix aux producteurs s’effondrent, ceux du matériel et du gas-oil augmentent. Les terres des fermes d’Etat sont vendues ou privatisées, les ouvrières et ouvriers agricoles licenciés se retrouvent chômeurs ou partent. Quinze ans après le changement, beaucoup de fermes polonaises se sont appauvries. La survie est tout juste assurée, mais pas question de réparer le toit ou de renouveler le matériel. A leur entrée dans l’UE, la plupart de ces fermes sont dans un triste état. Celui qui était déjà pauvre l’est encore plus aujourd’hui. Il faut alors partir gagner de l’argent à l’étranger, en Europe occidentale, pour pouvoir investir sur la ferme ou payer les études des enfants. La migration saisonnière était une tradition en Pologne, elle a considérablement augmenté ces dernières années.

Rytszek et sa femme, les voisins d’Agata, exploitent 24 hectares de terres qu’ils possèdent en partie, le reste étant loué. Les 20 vaches laitières sont dans une étable dont le toit menace de s’écrouler à la prochaine chute de neige. On sort les bêtes deux fois par jour pour les faire boire. Le fumier est évacué à la brouette. La laiterie et la salle de traite auraient du être mises aux normes avant le 31 mai 2005, mais Rytszek n’a pas d’argent pour investir. Il doit refaire l’étable d’ici 2008, et aménager une aire pour le fumier. «Je pourrais y arriver en prenant plus de bêtes et en travaillant plus de terres, mais qui sait si l’UE sera encore là?» , dit-il avec un sourire. A l’heure du thé, le couple nous pose plein de questions: sur la gratuité des transports et des livres scolaires en Autriche, si on a le droit d’abattre des arbres dans sa propre forêt. Ils ont trois enfants de 13, 15 et 19 ans. Les transports scolaires ne sont gratuits que pour les élèves du primaire, et les livres scolaires sont à la charge des parents. L’allocation scolaire est de 43 zlotys (12 euros) par mois et par enfant, elle ne couvre même pas les frais de transport. Même si la femme travaille l’été dans le tourisme, la famille arrive difficilement à assumer l’éducation des enfants. Elle doit acheter le bois de chauffage car en Pologne, si on veut couper ses propres arbres, on doit demander l’autorisation et payer une redevance. Presque toute la forêt appartient à l’Etat. Le prix du lait est acceptable, il tourne autour d’un zloty (0,26 euros) le litre, mais le gas-oil est aussi cher qu’à l’Ouest. Ici, un litre de diesel coûte 4 litres de lait.

La mère de Rytszek a mené seule la ferme, après s’être retrouvée veuve avec 9 enfants. Tous ont reçu une éducation.

De plus en plus de travail

«Ce n’est qu’en travaillant qu’on arrive à quelque chose» , nous dit Jadwiga, une autre voisine, «mais depuis que nous sommes entrés dans l’UE, le travail ne cesse d’augmenter, surtout pour les paysannes» . Jadwiga aussi a trois enfants scolarisés. Le fils aîné est au lycée professionnel agricole à Olsztyn et ne rentre que le week-end à la maison. Elle nous offre une tasse de Nescafé, une corbeille de tomates est posée sur le micro-ondes, en plein mois de mars. Son mari, fils unique, a grandi sur la ferme. Ses parents aussi ont travaillé très dur.

Jadwiga et son mari cultivent 33 hectares, dont 27 leur appartiennent. Ils ont 19 vaches laitières et, l’automne dernier, ils ont transformé l’étable selon les normes européennes et installé une laiterie avec citerne réfrigérante pour le lait. Pour faire ces investissements, ils ont économisé, vendu des bêtes et bénéficié d’un crédit jeune agriculteur avantageux à 4,5%, rabaissé ensuite à 1,6%. Elle peste contre les bureaucrates communistes et la difficulté d’obtenir ce crédit. Je demande si les bureaucrates européens sont meilleurs. Ils bénéficient de ce crédit alors que leur fils aîné est encore à l’école et qu’ils ne savent pas si un des enfants va reprendre la ferme. Jadwiga a l’air satisfaite. Les bureaucrates n’ont pas l’air d’être si terribles que ça, qu’ils soient communistes ou européens, quand on peut s’arranger ainsi avec eux. Après qu’il aura transmis sa ferme, à 55 ans, son mari touchera une retraite structurelle. La paye du lait couvre tout juste les frais courants. La famille ne survit que parce qu’elle a des poules et des cochons pour se nourrir, que la ferme est bien équipée en machines agricoles réparées sur place et qui servent aussi à faire des travaux pour les voisins.

Nous visitons une autre ferme dans le village de Uzranki. Un jeune couple sans enfants exploite 50 hectares et produit l’alimentation pour ses 27 vaches. Ils ont récemment mis l’étable aux normes européennes et n’ont aucun autre animal puisqu'il est interdit par les conventions européennes d’en tenir dans la même étable. Quand ils auront à nouveau de l’argent, ils veulent installer le système d’évacuation automatique du fumier et agrandir le bâtiment pour mettre plus de vaches. Ils ont des Holstein qui donnent en moyenne 8.000kg de lait par an par tête. Pour obtenir ce résultat il leur faut une alimentation de premier choix, comme par exemple l’ensilage de maïs, produit à grands coups d’engrais chimiques sur ces terres pauvres. Un paysan moderne typique.

Hors norme

Agata Szlagier a étudié l’agriculture à Varsovie. Son père était peintre et sa mère ingénieure électricienne. Il y a quinze ans, elle et son mari Wojtek ont acheté à Uzranki une ferme abandonnée avec 13 hectares de terres, exploités depuis lors en bio. Il y a encore beaucoup à reconstruire. Ils ont un troupeau de chèvres, des moutons de race rustique, 7 vaches autochtones, 4 cochons et 8 chiens. Ils transforment sur place le lait de vache et de chèvre dans une fromagerie non conforme aux normes européennes. Pendant les deux mois d’été, Agata vend ses produits fermiers aux nombreux vacanciers qui fréquentent les lacs alentour: saucisses, fromages, gâteaux, et leur propose une petite restauration. On peut aussi camper à la ferme. En hiver, les entrées se font plus maigres et Agata vend ses produits dans un cercle d’amis de Varsovie, à 250km de là. Pendant quelques années, elle a été la présidente d’Ekoland. Sa mère et les parents de Wojtek vivent aussi sur la ferme. Agata et Wojtek ont adopté deux enfants souffrant du syndrome alcoolique fœtal, nés de mère alcoolique. C’est un problème qui ne cesse d’augmenter, surtout dans les campagnes où les seules perspectives d’avenir sont le chômage ou l’émigration. Le gouvernement n’a aucune solution et assiste impuissant à la montée du chômage et de la pauvreté, parallèlement à celle de l’extrême droite et de l’antisémitisme. Le signe de la réussite, c’est de s’acheter un appartement à la périphérie de Varsovie dans une zone sécurisée, clôturée et gardée 24 heures sur 24.

La Pologne est incontrôlable

Beaucoup de paysans, déjà appauvris avant l’entrée dans l’UE, ne pourront pas investir dans la mise aux normes de leur étable. Dans les nouveaux pays membres, les aides agricoles européennes se montent seulement au quart des sommes reçues par les exploitants des autres pays, en Pologne elles sont de 350 zlotys (90 euros) par hectare, en bio le double. Mais beaucoup de paysans ne voient pas la couleur de cet argent, il suffit d’une dette fiscale pour qu’il soit encaissé directement par l’Etat. Agata estime qu’au grand maximum la moitié des paysans polonais pourra mettre aux normes son étable, sa laiterie et son aire à fumier. Les autres continueront comme avant, on ne va pas prendre les vaches à ceux qui sont déjà pauvres. Les marques aux oreilles les mettent en colère. Avant, on abattait une vache lorsqu’elle était vieille ou malade et elle était destinée à l’autoconsommation. Aujourd’hui, il faut l’emmener dans un abattoir aux normes européennes, les frais de transport et d’abattage sont plus élevés que ce qu’on gagne en vendant la viande. En Pologne beaucoup de vaches n’ont pas de marque à l’oreille. Une opinion très répandue: «Sous le nazisme tout était illégal, sous le communisme presque tout. La Pologne est incontrôlable. Nous avons une longue tradition de résistance et nous survivrons aussi à l’UE.» La Pologne n'est pas encore perdue!

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Heike Schiebeck

CPE

  1. Fondation financée par le parti Vert allemand

  2. Première phrase de l'hymne national polonais