TERRE A TERRE: La sécurité alimentaire un mythe à démolir

de Ursula Meyer (Eleveuse de chèvres), 21 janv. 2006, publié à Archipel 132

Paul Polis, vétérinaire, et Lilian Le Goff, médecin, ont donné dans le cadre des rencontres Païsalp une conférence intitulée: «La santé des animaux, les différentes pratiques vétérinaires, leurs conséquences sur la santé des humains» . Dans ce journal, nous sommes convaincus des méfaits de l’agriculture intensive, du lien entre santé animale et santé humaine (ou plutôt maladie animale et maladie humaine). J’ai voulu quand même rapporter ici l’essentiel des informations récoltées et insister sur les incohérences et les limites du modèle agricole dominant.

Paul Polis est vétérinaire homéopathe, il anime de nombreuses formations avec les éleveurs,

Lilian Le Goff est médecin. Il pratique l’homéopathie et la médecine chinoise, d’où l’importance qu’il accorde à la prévention. Pour lui, les médecins sont formés pour être des curateurs, des prescripteurs. Les deux secteurs essentiels à la santé, l’alimentation – donc l’agriculture – et la médecine sont complètement inféodés à la pétrochimie, très présente dans les formations des agriculteurs et des médecins. Enfin, rappelons que la maladie augmente virtuellement la richesse d’un pays (traitements, honoraires), mais la santé, pas.

L’agriculture dite moderne se caractérise par le productivisme (la quantité avant la qualité), la concentration (des terres, des capitaux et des animaux), la spécialisation (monoculture ou monoélevage), l’industrialisation (recours maximum à la mécanisation et à l’automatisation), et ce au nom de l’efficacité (produire en quantité à moindre coût) et de la qualité et de la sécurité (une alimentation goûteuse et saine).

Productivisme, concentration, spécialisation et industrialisation, quatre piliers dont la critique rejoint celle du système capitaliste dans son entier, je n’y reviendrai pas. Efficacité, qualité et sécurité de la filière agroalimentaire: trois mythes à démolir.

L’agriculture intensive, efficace?

Elle est au contraire l’agriculture du gâchis: les terres non mécanisables sont abandonnées à la friche, les autres, asphyxiées par les épandages, voient leur mort accélérée (car les sols ont une naissance, une vie et une mort qui s’appelle tourbière ou désert, selon les cas). Les animaux, usés au bout de cinq ans, partent à l’abattoir. Agriculture du gaspillage aussi, en eau (quand on cultive des espèces non adaptées au sol, quand on force la croissance des végétaux, quand on ne leur permet plus de développer les racines qui iront puiser dans le sol), en alimentation du bétail (dont les capacités d’assimilation n’ont pas augmenté… les excédents de la ration se retrouvent dans les excréments puis dans les cours d’eau), en traitements phytosanitaires et vétérinaires (puisque végétaux et animaux sont traités systématiquement, préventivement).

Comment peut-on encore objecter à la bio qu’elle coûte trop cher, quand on voit le coût global de l’agriculture industrielle, impôts finançant la PAC, mais surtout dégâts pour l’environnement, la santé, les petits agriculteurs sinistrés?

Loin des images de la publicité, de nombreux animaux ne paissent plus en plein air, et les petits sont plus souvent engraissés au lait reconstitué qu’élevés sous la mère. Les animaux d’élevage sont vus comme des machines à produire au détriment du respect de leurs besoins d’êtres vivants. Les effectifs des troupeaux sont excessifs, on nourrit les animaux trop et mal, les conditions d’élevage sont concentrationnaires, certaines méthodes d’élevage sont de la maltraitance (animaux entravés, privés de lumière et d’espace, queues coupées, cornes brûlées ou sciées, dents broyées, conditions de transports et d’abattage…), l’insémination artificielle permet à trois taureaux d’inséminer 60.000 vaches, ce qui conduit à la consanguinité et à l’affaiblissement immunitaire des animaux. Ces conditions d’élevage sont invivables, pour certains éleveurs qui perdent le goût de leur travail et pour l’ensemble des animaux qui tombent malades, ont une espérance de vie très réduite (cinq ans pour une laitière industrielle contre au moins quinze ans pour une bête en élevage biologique).

Les vaches produisent le double de lait qu’autrefois, mais leur glande galactogène ne travaille pas plus vite: elle n’a plus le temps de fabriquer la longue molécule de caséine qui rend le lait digeste et fromageable, d’où l’ajout systématique d’additifs dans les produits laitiers. Il ne caille plus dans l’estomac du veau qui meurt de diarrhée ou se résout au lait reconstitué, enfin les autres protéines plus petites désormais présentes dans le lait passent la barrière intestinale et sont allergisantes.

L’agriculture intensive, sûre et saine?

Sûre? La sécurité alimentaire définie comme l’absence de bactéries, germes, microbes, est un mensonge et une erreur scientifique. Tous les organismes vivent en permanence avec des bactéries. Ces bactéries sont inoffensives, voire utiles. Pour le ruminant, les bactéries sont essentielles à la vie. Logées dans ses estomacs, elles seules savent digérer la cellulose de l’herbe et la découper en nutriments assimilables par l’animal. Un ruminant dont la ration, déséquilibrée, amène une acidification de l’organisme voit ses bactéries détruites et il en meurt. Ces bactéries nous protègent également contre les quelques bactéries pathogènes qui existent. Quand on détruit les bactéries utiles, les bactéries nocives pullulent. Ainsi, le système digestif d’une personne traitée par antibiotique est si bien désinfecté que la place est libre pour une invasion de listéria par exemple, qui en temps normal serait restée cantonnée à un niveau anodin.

Et il en est de même concernant les produits alimentaires. Dans un lait cru, refroidi à 14° (cave), les bactéries vivent, acidifient légèrement le lait, ainsi il se conserve sans qu’il soit nécessaire de le faire bouillir. Ces bactéries permettent ensuite au lait de cailler et participent au développement des saveurs du fromage. Sur la croûte de celui-ci, elles maintiendront la listeria à un niveau inoffensif. Voilà un fromage plein de bactéries, vivantes et variées. Il a du goût et il est sans danger pour la santé.

Lorsque le lait est refroidi à 4° (tank à lait), seule la listéria résiste à une température si basse, elle va pouvoir pulluler, de même que dans la fromagerie soigneusement désinfectée où l’ambiance est si aseptisée qu’aucune flore de surface «locale», ne pourra coloniser la croûte des fromages. Tant pis, on achète des bactéries en éprouvette sur catalogue, ou on va voler chez la vieille gardienne de chèvres un vieux fromage tout bleu pour en frotter les murs, en cachette des contrôleurs sanitaires…

Autre façon d’éliminer les micro-organismes, la ionisation des fruits et légumes. Cette méthode ne rend pas les aliments radioactifs mais en tuant les éléments potentiellement pathogènes, elle tue aussi la vie: les fruits sont dénaturés jusqu’au noyau de leurs cellules et deviennent cancérigènes.

L’hygiène à outrance est donc un facteur de risque sanitaire (listériose, cancers) et d’appauvrissement des goûts.

L’un des intervenants nous rappelle que Pasteur fit sa découverte (l’existence des microbes) dans le contexte de la défaite française à Sedan. Humiliation, soif de revanche et vocabulaire militaire pour ce scientifique qui souhaite éradiquer les envahisseurs: la pasteurisation, et toutes les normes sanitaires d’aujourd’hui portent donc ce dogme de la pureté, une erreur lourde de conséquences, comme on l’a vu dans l’exemple de la listéria. Il en est de même concernant l’état sanitaire des troupeaux. Un troupeau en bon état général sait faire face à une maladie. Quelques individus plus faibles succomberont, mais la plupart résisteront et adapteront leur immunité. Cela se passe ainsi dans les pays du Sud par exemple. En Europe occidentale, pas question de tolérer la maladie, d’où des abattages massifs, des charniers incendiés au nom du principe de précaution dans le cas de la fièvre aphteuse par exemple, une maladie qui se résorbe chez les animaux après quelques jours et n’est pas transmissible à l’homme. Bientôt on entendra parler en Europe de la maladie de la langue bleue apportée par des petits moucherons africains auxquels le réchauffement climatique permet de survivre jusqu’à cette rive de la méditerranée. Les moutons africains se sont immunisés mais les moutons européens atteints seront sans doute abattus, les autres vaccinés, ce qui est le meilleur moyen de n’avoir jamais d’animaux résistants. Tout est mis en oeuvre pour que les animaux (et les hommes) n’aient plus la faculté de s’adapter, de s’immuniser, et de gagner par là santé et résistance aux maladies indépendantes de l’industrie pharmaceutique. Et finalement tout le discours sur l’alimentaire est devenu sanitaire: surveillance des élevages, entretien de la peur chez l’éleveur qui traite en prévention et chez le consommateur, et plus personne pour parler du plaisir du goût, de l’importance de l’équilibre alimentaire dans l’évitement des maladies dites de civilisation, ou des implications sociales, politiques, économiques, environnementales de nos choix en matière d’alimentation.

L’utilisation systématique d’antibiotiques, l’immunodépression générale des animaux, emmènent les bactéries à modifier leur génome. Des bactéries pathogènes connues sont devenues résistantes; d’autres ont tellement muté qu’elles entraînent l’apparition de maladies dites «émergentes».

La concentration des élevages augmente le risque de pandémie. Ainsi, une hybridation est à craindre entre le virus de la grippe aviaire ou porcine et celui de la grippe humaine dont nous sommes tous porteurs sains. Les virus grippaux mutent facilement. Les virologues annoncent un risque d’une ampleur similaire à celle de la grippe espagnole au début du siècle. La consanguinité et la concentration des animaux d’élevage fait qu’ils n’ont plus la capacité réactionnelle nécessaire pour faire obstacle à une épizootie. La solution serait de déconcentrer les élevages et de revenir à la reproduction naturelle pour retrouver une certaine diversité génétique et donc une réactivité immunitaire mais on n’en prend pas le chemin.

Une fois les mythes détruits…

Le rapport des citoyens-consommateurs à l’agriculture est paradoxal: ils veulent de la nourriture de qualité, mais ne sont pas prêts à y mettre le prix, manger de la viande, mais en délégant le meurtre à des employés d’abattoir méprisés… Le paysan devrait travailler sans bruit (et sans odeurs…), accepter les boues urbaines, et fournir avec ça des aliments bons et sains?

L’agriculture industrielle détruit les sols, amenuise la diversité génétique, pollue les eaux, intoxique des agriculteurs et en laisse d’autres sur le carreau, affaiblit les végétaux, les animaux et les hommes qui s’en nourrissent.

L’agriculture raisonnée est une hypocrisie, son cahier des charges correspond juste à l’application de la loi sur les quantités de produits toxiques à utiliser: ce n’est pas mieux, même si les autres continuent de faire pire.

La Bio, j’ai envie de la défendre, car ce label permet au consommateur de se repérer quand il n’a pas de rapport direct avec le producteur ou lorsqu’il lui manque les connaissances nécessaires pour (se) poser les bonnes questions sur l’origine de ce qu’il mange. Mais pourra-t-on encore appeler «biologique» les monocultures estampillées AB, les fruits AB hors-saison vendus sous plastique dans des grandes surfaces, venus de l’autre bout de l’Europe en 38 tonnes? Le cahier des charges de Nature et Progrès par exemple va plus loin dans le sens de la globalité et de la cohérence (choix de races et variétés rustiques adaptées à la terre qui les nourrit, respect des saisons et des circuits courts, exigence accrue quant à la relation au sol, à l’origine des compléments pour le bétail, intégration des bâtiments au paysage, lutte contre l’emploi précaire, etc.). Pour que la «bio-industrielle» ne décrédibilise pas l’ensemble de l’agriculture biologique, il faut que les défenseurs d’une agriculture biologique «globale», ancrée dans les spécificités des sols et des climats, conscients de l’aspect éminemment subversif de leur démarche, se fassent entendre.

Le secteur agricole, perçu comme un lobby et un gouffre à fric, n’a rien d’homogène. D’abord, il compte (en France) quatre employés de bureau pour un agriculteur. Ensuite, les syndicats, banques, administrations agricoles sont un soutien pour certains agriculteurs, mais des obstacles parfois insurmontables pour d’autres. Enfin, peut-on continuer de désigner sous le même vocable d’»agriculteurs» les exploitants chefs d’entreprises, traitant leurs parcelles par hélicoptère et gérant les mises-bas par vidéosurveillance, et les paysans amoureux de leurs bêtes et de leurs terres, émus le soir devant leurs andains?

Si les primes agricoles sont perçues comme un assistanat, elles sont surtout une incitation au recours aux produits de l’industrialisation et de la pétrochimie, et, plus qu’une aide, un instrument de pouvoir et de coercition contre toute velléité d’autonomie. Les éleveurs qui veulent sortir du système voient leurs revenus diminuer au moins de moitié (prime par hectare de maïs irrigué destiné à l’ensilage: 500 euros, prime pour un hectare de prairie pour pâturage et foin: 50 euros). Les consommateurs qui achètent leur panier bio hebdomadaire et le reste en grande surface ne sont pas un soutien suffisant pour les paysans qui se cramponnent à leur éthique.

La PAC (Politique Agricole Commune européenne) ne représente pas que la manne des subventions, c’est aussi un casse-tête de déclarations, un contrôle permanent.

La version pessimiste de l’évolution de la PAC, c’est que seuls survivront les gros exploitants propriétaires de milliers d’hectares, les petits paysans étant condamnés à disparaître ou à subir l’humiliation d’une agriculture «boule à neige» , déguisés en santons pour amuser les touristes. (La limite d’un tel écartèlement, c’est que les sols de la Beauce en France, vidés de leur substance, s’envolent en vent de sable vers l’Allemagne, tandis que les campagnes réduites à servir de décor au tourisme vert ne seront bientôt que friches si les troupeaux les désertent.)

Hypothèse optimiste: les grandes exploitations ne trouvant pas de repreneurs, (prix de cession inaccessible), la SAFER (Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural) refondée sur ses principes d’utilité publique les découpe en fermes viables puis s’autodissout. Les paysans se libèrent de la PAC. Leur sortie de système est rendue possible par la solidarité professionnelle et l’organisation hors marché des consommateurs.

Nous devons penser et promouvoir notre façon de concevoir et de pratiquer l’agriculture, sur un modèle qui n’est ni le modèle conventionnel, ni un retour en arrière.

Pourquoi produire pour vendre puis acheter de la nourriture, au lieu de produire en fonction de nos besoins?

Nous voulons une agriculture de réconciliation avec la nature, où femmes et hommes, soutenus par des formations théoriques, la réappropriation des connaissances et savoir-faire anciens, et ce qu’on voudra garder de l’outillage moderne, prennent plaisir à travailler avec des terres et des animaux respectés dans leurs besoins, pour produire ce qu’il nous faut pour nous nourrir ou échanger avec d’autres.

Ursula Meyer

Eleveuse de chèvres