De nombreuses questions se posent actuellement sur la mise en place des accords de libre échange entre le Maroc et les Etats-Unis ainsi que sur le partenariat euro-méditerranéen. Le Maroc a un secteur agricole très important. Nous avons rencontré Lucile Daumas, d’ATTAC Maroc et lui avons demandé l’impact qu’auront ces accords dans ce domaine.
Lucile Daumas : Dans le contexte de la création de zones de libre échange, que ce soit entre l’Union Européenne et les pays méditerranéens du Sud ou entre certains pays arabes et les Etats-Unis, la question agricole est extrêmement sensible. Dans le cadre des accords euro-méditerranéens elle a été longtemps laissée de côté, parce que les deux parties avaient peur que l’ouverture du dossier agricole entraîne des bouleversements majeurs dans leurs économies. Les pays du Sud de l’Europe, en particulier l’Espagne, craignaient l’arrivée massive sur le marché européen des produits marocains, tunisiens, algériens, des primeurs, des agrumes… Du côté marocain, la crainte portait sur une arrivée de grandes quantités de céréales qui mettrait en péril une production nationale qui est effectivement peu compétitive mais qui fait vivre la majorité des agriculteurs marocains.
Au moment où la zone de libre échange a été négociée avec les Etats-Unis d’une manière globale, ne prévoyant aucune exception, le dossier agricole avec l’Union Européenne a aussi été ouvert. Ce n’est pas une coïncidence de calendrier. Face à l’ouverture du Maroc aux productions américaines, l’Europe ne pouvait pas ne pas entrer aussi dans le jeu.
Archipel: Ces accords ont-ils déjà été signés?
Le partenariat euroméditerranéen, initié en 1995, est un vaste projet qui englobe des volets militaire, politique, social, culturel, etc. au cœur desquels se trouve la mise en place d’une zone de libre échange, suivie de la signature avec chacun des pays, l’un après l’autre, car l’accord se négocie entre l’UE, en tant que bloc, et les pays du sud de la Méditerranée, de manière séparée. L’accord avec le Maroc a été signé en 1999. Un temps de mise en place a été prévu. Au départ la zone devait être totalement ouverte en 2010. Ce délai ne paraît pas réaliste et on parle de 2012.
Par contre, avec les Etats-Unis le processus est beaucoup plus brutal. Le temps de négociation a été extrêmement court, à peine deux ans, et la mise en place est immédiate. L’accord a été ratifié par le congrès américain, et par le parlement marocain en janvier, pratiquement sans débat, puisque le texte de l’accord n’avait pas été communiqué aux députés. 31 députés avaient même déposé une pétition demandant de pouvoir lire l’accord avant de voter quoi que ce soit. Le parlement était censé voter sur une phrase unique: «nous sommes d’accord avec le principe des accords de libre échange» . On a finalement donné le texte d’environ 1600 pages sur disquette, mais seulement aux 31 députés qui l’ont demandé. Une partie a été mise sur Internet par l’ambassade américaine et le ministère marocain, mais le volet agricole n’y figure pas. Ses clauses principales n’ont pas été rendues publiques.
Quelles seront les conséquences de ces accords au Maroc dans le domaine agricole…?
Elles seront très importantes. L’agriculture occupe une place fondamentale dans l’économie du Maroc où environ 45% de la population vit encore dans les zones rurales. Les accords de libre échange vont atteindre différemment deux types d’agriculteurs: on a les grands propriétaires terriens qui sont déjà des exportateurs de productions agricoles de type industriel. D’autre part, il y a une multitude de petits ou de moyens propriétaires qui ont une activité soit de subsistance, soit orientée vers le commerce local.
Les accords vont entraîner deux conséquences. D’abord, ils pousseront l’agriculture marocaine encore plus vers une production de type industriel. Cela provoquera une pression de plus en plus forte sur les ressources en bonnes terres utilisables pour ce genre de production qui vont à assez court terme être épuisées. Il y aura également une pression très forte sur les nappes phréatiques déjà abondamment pompées. Dans le Souss, par exemple, il faut creuser au-delà de 100 mètres pour trouver de l’eau, ce qui a comme conséquence immédiate que le petit producteur d’à côté, qui n’a pas les sous pour chercher de l’eau si loin, est obligé d’abandonner son exploitation, de partir en ville ou de louer ses bras comme ouvrier agricole dans les grandes exploitations. C’est le premier aspect.
Deuxièmement, ces accords prévoient des quotas progressifs d’importation de céréales. C’est évident que l’on va aller vers un dépérissement de la culture de céréales au Maroc, comme cela est déjà arrivé pour d’autres cultures sur lesquelles le Maroc était auparavant quasiment autosuffisant et pour lesquelles aujourd’hui il dépend largement des importations, comme le sucre, l’huile… Les céréales marocaines ne seront plus compétitives, même sur le marché local, face à celles des Etats-Unis qui sont fortement subventionnées.
De plus on prévoit la suppression de la caisse de compensation qui permettait de maintenir des bas prix sur les marchés locaux pour les céréales par le biais de subventions aux céréaliers. Les subventions américaines vont continuer, mais les marocaines disparaîtront. Donc il n’y aura plus cette soupape de sécurité.
Un troisième aspect très inquiétant sur lequel on ne sait pas encore grand chose, est la pénétration des OGM. Il semblerait qu’il n’en soit pas question dans le texte des accords. On peut craindre que «qui ne dit mot consent» . Sur un autre aspect ce ne sont plus des craintes, mais des certitudes: parallèlement aux négociations sur le volet agricole se déroule la négociation sur les droits de propriété intellectuelle. Je pense que les grands bénéficiaires seront les céréaliers américains qui vendront leurs semences aux producteurs marocains aux conditions draconiennes que l’on connaît déjà dans les pays asiatiques ou en Amérique latine.
S’il n’y avait qu’une trentaine de députés qui trouvaient nécessaire de connaître le contenu de ces accords avant de les voter, j’imagine que la population ne comprend pas ce qui risque d’arriver. Y a-t-il un débat sur ces questions, par exemple dans les organisations agricoles, ou les syndicats paysans, s’il en existe au Maroc…?
Il n’y a pas eu de débat ouvert sur ces questions. Les gros syndicats agricoles, qui réunissent les grands exportateurs, ont participé aux pourparlers et ont négocié tant de quotas, tant de parts de marché sur les marchés européen, américain ou marocain. Ils ont obtenu les miettes qu’il fallait pour qu’ils ne protestent pas à la signature des accords. A part ça, aucun syndicat agricole ne représente les petits et les moyens agriculteurs qui ne sont donc pas organisés. Je pense qu’ils sont très loin de savoir où on en est sur ces questions.
En Andalousie, il y a beaucoup de travailleurs marocains dans les serres d’Almeria. Ce modèle ne durera pas forcément éternellement à cette dimension-là. Il y a des problèmes d’épuisement des nappes phréatiques, mais il semble qu’il y ait aussi une concurrence accrue avec le Maroc, et même que des entreprises françaises et espagnoles s’y installent.
C’est une évidence. On observe effectivement une forte tendance vers l’industrialisation de la production agricole et les zones de culture sous serres se sont considérablement étendues. Les craintes espagnoles au sujet de l’ouverture du marché agricole européen correspondent à une certaine réalité. Mais l’Espagne s’organise aussi pour en tirer profit. Trente ans après la loi de marocanisation qui avait pratiquement chassé tous les propriétaires terriens étrangers du Maroc, en même temps que l’ouverture des négociations avec les Etats-Unis sur la zone de libre échange, les terres qui avaient été nationalisées en 1973 ont été privatisées. Ces terres sont donc en train d’être cédées aux privés et les Marocains ont fait une tournée en Espagne mais aussi en France pour inciter les investisseurs à louer des terres au Maroc, par des baux de longue durée, pour faire le même type de production hyper-intensive. Actuellement on trouve, par exemple, des producteurs de fraises de Huelva qui produisent aussi des fraises au Maroc et qui sont donc des deux côtés du détroit. Les investisseurs potentiels demandent d’ailleurs davantage et voudraient pouvoir acheter ces terres définitivement.
Ces accords présentent-ils des aspects positifs du côté marocain?
Personnellement, j’en doute beaucoup. Un bureau d’études américain, Nathan Associates Inc., a réalisé un travail sur l’impact de ces accords. Il tire la sonnette d’alarme au sujet des populations rurales en disant qu’on s’approche d’une catastrophe et a conclu son rapport en disant que des filets de sécurité devraient être mis en place. Les propositions qu’ils font sont à mon avis extrêmement précaires, ils proposent d’élargir le tourisme rural, de développer les activités tertiaires à la campagne etc., mais même ces filets de sécurité n’ont pas été mis en place. C’est dramatique. On s’oriente vers un exode rural encore plus fort, ce qui aura des conséquences sur les campagnes, sur les paysages, sur les terres, mais aussi sur les banlieues urbaines qui n’en peuvent déjà plus, qui ne pourront pas accueillir ces gens-là. Les gens qui ont écrit ce rapport ne sont pas suspects de catastrophisme ou de sentimentalisme excessif vis-à-vis des pauvres, mais ce sont eux qui prédisent une augmentation de la pauvreté. Un rapport de la Banque Mondiale a fait la navette entre les services du ministère du Commerce et les négociateurs de la zone de libre échange. Ce rapport présente les mêmes conclusions catastrophiques et on n’en a pas tenu compte non plus.
Les seuls aspects «positifs» sont que quelques gros agriculteurs et quelques gros industriels ont pu, grâce à leur participation aux négociations, tirer leur épingle du jeu pour leurs propres productions…
Un autre domaine très sensible pour un pays comme le Maroc est celui de l’ouverture du marché textile au niveau mondial. On parle beaucoup de l’arrivée massive de la production chinoise.
L’«Association des Textiliens» (AMITH), des gros industriels, se déclare satisfaite de l’accord avec les Etats-Unis, certainement parce qu’ils ont pu arriver à négocier une petite ouverture sur le marché américain. En revanche, il faut toujours voir ce qui est derrière la signature des accords de libre échange et le système mondial libre-échangiste en général. Il y a cette pression permanente sur la main-d’œuvre locale pour dire «attention, vous allez être en compétition, donc si vous ne voulez pas perdre votre emploi vous devez accepter tout ce que nous vous proposons et vous devez accepter des régressions au niveau de vos salaires et conditions de travail» . Entre autres sous la pression des textiliens américains, on a incorporé dans l’accord de libre échange avec les Etats-Unis un chapitre «travail» où il est écrit noir sur blanc que les deux parties s’autorisent à ne pas verser les salaires minima aux ouvriers qu’ils emploieront. L’AMITH demande d’ailleurs de revenir sur le concept même de salaire minimum et de régionaliser les montants des salaires. C’est une clause excessivement grave. On assiste actuellement à toute une série de fermetures d’usines textiles, celles certainement qui n’ont pas su grappiller les miettes. Et il y a des mouvements de grèves et de manifestations dans le secteur textile.
De toute façon, les blocs riches ont toujours intérêt à maintenir sur leurs périphéries, ou juste de l’autre côté de leurs frontières, des pays pauvres parce que cela crée cette main-d’œuvre bon marché et facilement exploitable. On le voit avec le Mexique qui fait partie du bloc de l’Amérique du Nord, on le voit avec des pays comme l’Ukraine et d’autres pays d’Europe de l’Est. Il n’existe aucune volonté réelle de promouvoir un développement économique qui sortirait ces pays de cette situation.
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C’est d’autant plus grave que parallèlement, on tient des discours sur le maintien des populations sur place et l’arrêt de l’immigration, surtout clandestine, en fermant complètement l’espace européen aux mouvements de populations. Et cela bien que la présence d’une certaine main-d’œuvre clandestine arrange une partie des secteurs économiques européens en leur fournissant le moyen d’employer des gens à bas prix et dans des conditions précaires.
Il y a effectivement une incohérence dans le discours. On ne peut pas volontairement et sciemment appauvrir les pays du Sud de cette façon-là, pomper tout ce qu’on peut de leurs richesses et, en même temps, dire qu’on veut se protéger contre l’immigration. Ce sont deux logiques complètement contradictoires, mais c’est une contradiction dans laquelle ils sont complètement à l’aise. C'est surtout une gestion de l’être humain, à l’échelle de la marchandisation de l’ensemble des activités. On ne parle plus d’hommes, mais de ressources humaines, comme on a des ressources en terre, en eau, en acier… On gère les transferts de populations selon les termes «on a besoin de tant de kilos de travailleurs agricoles, d’infirmières, d’informaticiens» , et on se fiche de la casse humaine qui est derrière tout cela.
Parallèlement, on provoque un transfert de cerveaux qui est dramatique parce que les quelques experts et gens compétents qu’on forme dans les pays du Sud, grâce aux impôts des populations du Sud, partent travailler en Europe ou aux Etats-Unis. C’est une perte sèche pour les pays qui les ont formés.